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03/09/2010

Sur Octobre russe : entretien avec Serge Rivron

Crédits photographiques (pour tous les clichés) : Prokudin-Gorskii Collection.

Rappel
Sur La Chair
Entretien avec Serge Rivron.

octocouv.pngÀ propos de Serge Rivron, Octobre russe.

«Le désenchantement sauvegarde une irréductible capacité de s’enchanter; la conscience mélancolique de l’ambiguïté du cœur permet de rester tremblant et frémissant devant la vie, d’en aimer les poignantes erreurs et d’en connaître les fardeaux prosaïques, en les prenant sur ses épaules pour qu’ils ne pèsent pas trop sur celles de son frère.»
Claudio Magris, Microcosmes [Microcosmi, 1997] (traduction de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, coll. Folio, 2000), p. 163.


Juan Asensio – Cher Serge, une question impromptue pour commencer : où en es-tu avec la réalisation d’icônes ? (cf. p. 127 d’Octobre russe). Question ironiquement journalistique, que je pourrais ramasser de la façon suivante : «Verriez-vous quelque rapprochement possible entre l’art de fabriquer des icônes et celui d’écrire ?».

Prokudin-Gorskii Collection:LOC 1.jpgSerge Rivron – Les fabricateurs d'icônes, ça t'étonnera peut-être autant que ça m'a étonné au moment où je me suis intéressé à cet art, ne disent pas qu'ils dessinent ou peignent, mais qu'ils écrivent une icône. Quand j'ai appris cette manière de dire, en même temps que j'essayais maladroitement de m'initier aux techniques anciennes et nouvelles d'encollage, de mixtion et de vernis à l'œuf – c'était avant Octobre russe, l'envie d'un de ces crucifix sur aulne, peuplier ou chêne au sang de bœuf et à l'or fin – j'ai trouvé ça délicieusement snob : je cherche à écrire une icône. Puis j'ai taillé et sculpté ma croix de rêve, l'ai assemblée. Elle repose depuis huit ans sous mon bureau, bois brut à peine poli et juste gravé. Je ne l'ai toujours pas écrite. L'art d'écrire des icônes m'est plus difficile encore que celui d'écrire des livres, et Dieu sait qu'écrire un livre m'est chaque fois plus difficile. Si je vis assez, je finirai peut-être ma première icône et mon dernier livre. Sinon, ces ébauches serviront j'espère à quelque de mes survivants. Écrire, des icônes ou des livres, c'est toujours vouloir amadouer la durée, tenter de prier un peu.

JA – Presque aussi passionnante que ton journal de voyage lui-même, sa «postface navrante» comme tu l’as intitulée. Tu y as minutieusement consigné les efforts faits pour tenter de faire éditer – sans succès – ton livre. J’y apprends même, avec un grand sourire, que Rémi Soulié et moi-même aurions eu un blog, selon Olivier Véron qui a toujours eu quelques difficultés avec la technique, dès… 2002 ! Je ne comprends d’ailleurs pas pour quelle mystérieuse raison – avec cet homme étrange, les raisons sont toujours mystérieuses – l’éditeur de ton Crafouilli a refusé de prendre en mains le sort de ton excellent livre et, avant de refuser sans jamais l’avoir signifié très clairement, louvoyé et procrastiné, comme à son habitude, de façon insupportable. Étonnant, aussi, le refus d’un Matthieu Baumier qui, à l’époque où il avait créé sa petite maison d’édition, A contrario, n’a jamais eu froid aux yeux. Les autres refus d’éditeurs que tu indiques me paraissent davantage ressortir de l’habituelle et déplorable alliance entre intérêt strictement financier et inculture littéraire crasse, goût du verbe à peu près inexistant.

SR – Cette postface plaît beaucoup, sans doute parce qu'elle traite d'un sujet que les auteurs abordent peu, soit par orgueil, soit parce qu'une fois leur livre édité, la gratitude qu'ils en éprouvent leur fait oublier les vicissitudes du chemin vers la publication. Tenant le registre de ce chemin d'espoirs, d'illusions, de doutes et déceptions, il m'a paru assez vite devoir faire partie du livre, ne serait-ce que pour donner un jour du courage à un autre. Les refus d'éditeurs font pleinement partie de l'histoire d'un livre, et probablement même de l'histoire d'un écrivain. Ceux qu'a essuyé Octobre russe ressortissent au genre : très rarement motivés, la plupart témoigne effectivement du piteux état d'un monde de l'édition littéraire à la fois engorgé de propositions et incapable d'aucun risque – pour ne parler que des rares maisons où on lit encore les manuscrits qui ne sont ni de commande ni recommandés par quelque renvoyeur d'ascenseur. Pour Véron, il faut dire à sa décharge que le manuscrit que je lui ai envoyé n'était pas encore épuré de certaines redondances et facilités stylistiques. Le refus de Baumier, je l'ai compris plus tard, s'explique par le fait qu'au moment où je lui ai proposé le livre, sa maison était dans de grandes difficultés, et lui avec, au sein du petit staff de ses associés.

Prokudin-Gorskii Collection:LOC 2.jpgJA – Tu écris (p. 160) : «Octobre russe, ça s’appellera, ça m’a sauté aux yeux cette nuit. J’ai comme idée qu’on n’en parlera pas beaucoup dans les média de son temps. J’ai comme idée que ça va même être encore un sacré parcours pour lui trouver un éditeur, si j’arrive à le finir.» Dans les raisons que tu as données de tes probables, en fait fort certaines, difficultés à éditer ton livre, tu évoques sa pente religieuse et ses critiques, pour le moins mordantes, du tout petit monde pseudo-culturel qui, à coup de subventions, fait et défait une certaine partie de la littérature contemporaine, du moins telle que la conçoit le personnel de ces associations étatiques aux sigles ridicules, aux pouvoirs plus ou moins diffus, à la sensibilité littéraire à peu près nulle. Es-tu bien certain qu’il n’y a pas une raison bien plus profonde, et pourtant évidente, qui expliquerait tes difficultés ? J’en vois une : ton texte déplaît parce qu’il est, tout simplement, écrit

SR – Ce serait une bien flatteuse raison.

JA – Je veux, pour preuve de la culpabilité flagrante que ton don d’écrivain te fait endosser, l’échange, incroyable de stupidité à front de bourrique et d’une vulgarité de ton toute méridionale qui lorgne vers Céline et se vautre dans la flache de venelle, que nous avons eu avec un lamentable pisseur de corrigés de rédaction pour terminale philosophique, gâcheur morpionnisant chacun de ses textes de fautes aussi énormes que comiques, crétin intégral sous des dehors respectables, bref, petit blogueur inutile qui te traita naguère, sauf erreur de ma part, d’«écrivaillon de merde». L’insulte est aussi basse que convenue mais, à y regarder de près, on comprend ce que ce poussif médiocre et cacographe patenté a voulu signifier, sans bien sûr se douter du fait que de la plume de l’imbécile surgit toujours une vérité jubilatoire : tu n’appartiens à aucun réseau d’influence, tes ouvrages, comme ton magnifique roman, La Chair, ne se pavanent pas en tête de gondole des magasins Auchan à l’instar de ceux de Nothomb et de Musso, tu gueules, et tu as raison de le faire, que tes livres sont bons et, comble de malchance, tu n’as même pas trouvé d’éditeur pour Octobre russe ! N’y aurait-il tout de même pas là, mon cher, dans cette simple exposition d’une situation si éminemment bloyenne par sa misère et sa banalité, quelque enseignement évident à tirer, y compris pour édifier le pitre qui ose conchier la liberté de l’écrivain que tu es et qu’il n’est et ne sera jamais ?

SR – Il y a des insultes que leur provenance transforme en blason, et j'endosse avec joie l'ombre tutélaire de Léon Bloy si c'est mon indépendance et mon style qui déclenchent la rage de quelques impuissants. Après tout, je n'écris vraiment pas pour me faire un nom – contrairement au clown auquel tu fais allusion, et qui n'a rien trouvé de plus sûr pour tenter de faire remarquer le sien sur la couverture de son premier livre (une recollection d'études affligeantes qu'il ânonne depuis trois ans sur son blog) que de l'entourer de ceux de Le Clézio, Artaud, Kundera, Sarraute, Duras, Céline, Nietzsche et j'en passe, tous auteurs qu'il a la prétention de dévoiler mieux que leurs propres textes et des centaines d'exégèses ne l'ont fait avant lui ! Mais laissons : être considéré comme une valeur par ceux pour qui toute valeur ne saurait exister que d'avoir été éprouvée par d'autres, n'est effectivement pas mon objectif. Plus important me paraît d'essayer de faire vivre la langue qu'on m'a léguée, de lui conserver et si possible de lui rafraîchir sa valeur d'usage. La langue – le Verbe , c'est le seul legs, la seule valeur qu'ont réellement à se transmettre les hommes, comme l'avait formidablement compris Villon en titrant du nom de lais ses plus extraordinaires poèmes, remplis de mots anciens et neufs et d'inventions syntaxiques à remplir le monde !

Prokudin-Gorskii Collection:LOC 3.jpgJA – Parfois, bien évidemment conscient de tes dons, tu fais le malin, tu surjoues ton rôle. Faire le malin exaspère vite, surtout si tu n’es pas lu par des lecteurs suffisamment malins (et, hélas, il y en a beaucoup, beaucoup plus que nous ne le craignons toi et moi) pour comprendre que tu fais ton cabot attendant, pour le numéro qu’il vient de jouer, sa petite caresse. Cela donne, lorsque Rivron fait le malin (p. 95) : «Émise en russe ou en français, l’impression finale sonne plutôt bien, on pourrait même la qualifier de fine, n’était qu’une «impression finale fine» sonne disgracieusement à tes yeux parfumés, et mériterait en sus qu’on commentât jusqu’à plus soif d’oser en la circonstance une telle expression, ce qu’à Dieu ne plaise, puisqu’il est hors de question que je t’administre, en plus de toutes les digressions qui émaillent sans arrêt ce récit, les réflexions une à une que j’ai entendues ces quelques minutes-là, et le pourquoi de leur pertinence positive rapport à un spectacle que tu n’as pas vu. Je crois que ce serait alourdir de trop. Ça pourrait frôler l’ennuyeux.» L’ennuyeux peut-être pas, car seule la stupidité est ennuyeuse, le prétentieux oui, même s’il y a là quelque drôlerie potache, la facilité avec laquelle l’arsouille premier de sa classe jette crânement à ses poussifs amis sa facilité. Ce jeu perpétuel avec les références, les innombrables clins d’œil réservés aux happy few, n’as-tu pas quelque crainte d’effrayer le lecteur pressé, c’est-à-dire, désormais, le lecteur tout court ?

SR – L'un des précieux avantages de n'être pas un auteur très diffusé, c'est d'avoir de vrais lecteurs, je veux dire des lecteurs curieux et attentifs. On ne me lit pas par coterie, c'est au moins une chose dont je suis certain. Si tous, sans doute, ne remarquent pas toujours mes clins d'œil et références, j'ai la fatuité de croire qu'ils peuvent les pressentir, qu'ils apprécient que mes textes en soient nourris. Je suis un pur produit de la littérature, et la notion un brin pédantesque d'intertextualité me paraît essentielle, tant à admettre (je repense à mon insulteur et plagiaire, qui a osé m'écrire que tous ses textes était made in Lui-Même; ce qui, pour un soi-disant philosophe surtout, est d'une prétention onanique parfaitement disqualifiante) qu'à pratiquer. Je ne récuse cependant pas cette idée que je puisse faire le malin, en jouant ici ou là d'une maestria orgueilleuse – même si, en l'occurrence le passage que tu cites me paraît plutôt rigolo. Quand on aime les mots, on ne résiste pas toujours au plaisir d'en faire un bon. Comme lecteur, j'aime l'aisance, la maîtrise stylistique. C'est toujours elle qui m'embarque, au fond, bien avant l'histoire – comme disait Céline, les histoires, il y en a plein les commissariats.

JA – Curieux journal tout de même que le tien, qui refuse obstinément de nous jeter sous le regard, la bouche et les narines les petites créatures odorantes ou malodorantes qui d’ordinaire sont lâchées par certains diaristes avec une complaisance qui témoigne, en tout premier point, d’une invincible misère spirituelle. Je songe ainsi à Renaud Camus (puisque tu le cites) qui, dans tel récent tome de son Journal abouché au quotidien comme un champignon au bout de bois pourri dont il suce la sève, n’a aucune honte à nous exposer, durant des dizaines de pages, ses désordres boursiers ou pour le dire plus en des termes moins obscurs l’état, lamentable et si peu esthétique aux yeux de cet éternel amoureux du Beau qui est Bon et inversement, d’une de ses couilles qui s’affaisse selon une loi mystérieuse ayant peut-être cependant quelque rapport invisible et sournois avec la loi universelle de l’offre et de la demande. Tel ou tel épisode des aventures des couilles si peu coopératives de Renaud Camus lorsqu’elles se mettent en tête de lamentablement pendre peuvent être très drôles mais enfin, le comique de répétition a ses limites… Tu exprimes ton refus de tomber dans la flache croupissante de l’écriture masturbatoire, qu’elle soit camusienne ou matznévienne, dès la première page de ton livre, que je cite : «Même si on sait bien qu’en définitive c’est l’ego l’ultime grille de lecture, la suite des minutes et des heures qui sécrètent nos vies dépend toujours des lenteurs, des errements, des aperçus ou des certitudes de ce qui les précède : notre propre passé, bien sûr, mais celui du monde, surtout. Hélas ! le journal intime oublie presque toujours de se référer à ce «surtout». À moins d’un grand dessein, plus englobant, plus vaste, les auteurs de confidences ont tendance à nous tartiner de leur nombril jusqu’à l’usure, montrant seulement combien on évacue le monde avec promptitude quand on commence à vouloir se mettre en scène dedans.» Est-ce vraiment le monde qui t’intéresse ? Non, c’est toi qui t’intéresses à toi, si je puis dire maladroitement, moins en nous livrant de petites anecdotes sur ta personne qu’en disposant tes connaissances et amis sous le feu de ta prose. Parfois, j’aurais aimé dans tes pages un peu plus de distance ironique et mélancolique, comme celle qui coule des pages d’un W. G. Sebald ou d’un Claudio Magris. Tu me répondras peut-être que les œuvres de ces deux auteurs ne peuvent être aisément qualifiées de journaux de voyage, ni même de récits romancés mais enfin, eux me paraissant s’oublier, pour le coup, réellement.

Prokudin-Gorskii Collection:LOC 4.jpgSR – C'est gentil d'évoquer Sebald et Magris à propos d'Octobre russe, même si c'est pour les y opposer, avec justesse, par l'aspect que tu dis. Ces deux auteurs me sont chers (je connais toutefois moins bien Magris), mais ils n'ont en aucun cas pu constituer un modèle puisque je ne les avais pas encore lus au moment d'écrire ma chronique. Il me semble toutefois que ce qui, dès l'origine, la différencie de leurs récits déambulatoires, et ce qui l'empêche du même coup d'atteindre à cette distance mélancolique, c'est effectivement qu'Octobre russe se veut une chronique, et n'avait à l'origine d'autre projet que de raconter le plus véridiquement possible mon regard sur ce que j'avais croisé, aîtres et gens, pendant la petite trentaine de jours de ce voyage. Ainsi, à l'origine de cette écriture, il n'y a ni point de vue (autre que mon regard, qui teinte plus facilement les choses de nostalgie que de mélancolie) ni thèse. Juste la volonté de se laisser guider par le plaisir de la découverte. Il est cependant fort probable – et je le confesse d'ailleurs dans une phrase qui suit le paragraphe que tu cites – que mon récit manque à cet ukase de m'intéresser plus au monde qu'à moi-même, et qu'il frôle parfois la trivialité égotiste que je dénonce, tant il est vrai qu'on se peint inévitablement dans les portraits qu'on brosse – et Dieu sait que j'en brosse, dans ces pages ! Je est une interface dont on a bien du mal à se départir, mais à son ombre quelquefois se dessine en creux une intention qui la dépasse, la transcende et même – j'espère que ça arrive dans cette chronique – l'engloutit. C'est en tout cas ce que j'ai réellement ressenti à certaines heures de ce voyage.

JA – Poursuivons, en nous approchant de la thématique essentielle de ton livre, qui réside en peu de mots et constitue je crois sa vérité : il faut toujours voyager pour se rendre compte que, quel que soit le lieu où nous nous trouvons, la justesse d’une parole et d’une écriture se jugent à leur fidélité, non point à sa propre langue ou à sa propre terre si on se trouve en terre et langue étrangères, ce qui serait, déjà, une belle preuve d’attachement et de piété envers l’œuvre des pères, mais à une conception éminente du langage, que j’appellerai après George Steiner, faute d’un terme moins prétentieux mais aussi moins adéquat, «logocratique». Tu écris ainsi (p. 72) : «J’ai l’impression bizarre de toucher un peu du cœur de la Russie, une autre Russie, plus ancienne, plus simple et mystérieuse à la fois, que j’aurais gardée enfouie dans une cache d’enfance au tréfonds de moi, un pays de géants à barbe rousse, de vieillards éternels passant leurs larges mains sur la peau d’un fruit poussiéreux, de vallon doucement ensoleillé où frémit la prairie sous des houles de vent, un univers muet, offert, plein d’étendues sans bornes, aux couleurs pourtant précises comme un éclat de jour sur la joue d’une cerise. Tu vas dire que je divague, et c’est exactement ce qui se passe, je remonte des clichés du fond d’une mémoire qui est, étrangement, celle qu’on rencontre des fois quand on s’abandonne à rien, une mémoire qui existe comme à côté de soi, qui guette, pour nous montrer ses images à elle, sa longue patience muette.» Cette «impression bizarre» qui de la Russie te fait passer à ce que tu appelles bellement une «cache d’enfance» est en fin de compte la même que celle que je pourrais appeler une tentative de phénoménologie de l’atmosphère d’un pays, cette «géographie secrète des espaces imaginés» (cf. p. 53). Ton voyage, comme tout voyage réel, se moque donc des distances et des décors, magnifiques ou triviaux, et ne s’intéresse qu’aux ondes de choc que ces derniers provoquent dans ton esprit et ton âme. C’est peut-être ce qui explique l’impression tenace, guère justifiable par le biais de citations de ton texte, que j’ai retirée de la lecture : une très douce nostalgie que la Russie a fait remonter, chez toi, de quelles profondeurs ?

Prokudin-Gorskii Collection:LOC 5.jpgSR –Si tu veux dire que l'essentiel d'un voyage c'est le voyage intérieur qui en advient, je ne peux que partager ce sentiment, mais avec un bémol pourtant : à moins d'être doué du pouvoir magnifique de vivre chaque jour de sa vie comme un voyage, il faut au voyage intérieur d'être suscité, ressuscité peut-être, par des distances et des décors. Et je suis persuadé, moi qui suis incapable de voyages pour rien, de tourisme vacancier, que distances ni décors ne sont anodins, et que c'est précisément ce qu'on va chercher en vacance : ce dépaysement essentiel à nous faire sentir la vacuité originelle de l'âme, sensation elle-même indispensable au resurgissement, parfois, de cette cache d'enfance, ce magasin d'images et de mots qui planent et construisent en nous depuis la nuit des temps. De quelles profondeurs la Russie a-t-elle aspiré en moi cette douce nostalgie que tu as vue ? La mémoire est un palais plein de salles et d'alcôves où chaque odeur qui passe, chaque son, chaque éclat de lumière, toute pulpe effleurée ou juste désirée a déposé une ombre, et bien malin qui saurait dire laquelle et dans quelle chambre, a d'abord piégé celle qui l'a recouverte. J'ai écrit, en introduction au livre, que «la Russie était en moi depuis si longtemps», et c'est probablement ce que je puis dire de plus précis : elle y était entrée par Cendrars, qui y avait été amené par Lermontov, qui y était venu parce que j'avais voulu au lycée apprendre le russe, qui m'a aidé à m'immerger dans l'histoire soviétique et ante, mais pourquoi ? Est-ce dû au grelottement lointain de la balalaïka qui a bercé mes endormissements enfantins ? Est-ce dû aux films d'Eisenstein qu'un oncle nous projetait, à mes cousins et moi ? À ceux de Tarkovski, plus tard ? Je me souviens aussi du récit d'un parent de ma mère de retour d'un long périple là-bas – il ignorait probablement que l'enfant que j'étais l'écoutait si attentivement, et je ne sais toujours pas pourquoi je fus si attentif que je puisse encore, près de 50 ans plus tard, citer à peu près toutes les villes qu'il évoqua ce soir-là. «La Russie était en moi depuis si longtemps» : sans doute chaque ombre venue d'elle qu'on déposait en ma mémoire y trouvait-elle un sédiment plus ancien.

JA – Cette fidélité à un ordre (métaphysique, religieux) plus qu’à une langue (française, anglaise, russe ou espagnole, peu importe) qui de toute façon s’ente sur cet ordre, cette fidélité qui est liberté (1) nous permet d’aborder un des autres thèmes essentiels de ton livre. Il est ainsi évident que, par le biais de la description de la vie russe post-soviétique dont ton journal offre une saisissante illustration, c’est à une critique en règle de la société européenne (et sans doute occidentale) contemporaine que tu te livres (pp. 35-6) : «je demeure persuadé, écris-tu ainsi, qu’au-delà de ces inconvénients majeurs, la société russe, avec ses trente à quarante ans de différé à l’allumage en matière économique sur le système qui est le nôtre, et qu’elle adopte actuellement […], et avec une appréhension de la dimension collective du vivant qui nous a échappée depuis le Moyen Âge, offre à notre chère utopie de l’épanouissement individuel au-delà de toute contingence, un réservoir impressionnant de remords à méditer.» Peux-tu nous en dire plus sur ce que tu appelles une «appréhension de la dimension collective du vivant», que nous aurions perdue ?

SR – Il me paraît évident que la conscience de l'homo occidentalis, s'est lentement mais assurément totalement défaite du sentiment intime du collectif, même si nous sommes noyés sous les appels à la solidarité et à la conscience planétaire. Le passage que tu cites fait suite à l'énumération de nombreuses situations vécues en Russie, et qui toutes dénotent à la fois la fantastique inefficacité de l'organisation de la production héritée de la période soviétique et la cruelle déresponsabilisation individuelle qu'elle entraine dans la vie sociale au quotidien. Mais en voyant s'agiter cet univers digne des récits d'Alexandre Zinoviev, je n'ai pu m'empêcher de penser à ce paradoxe qu'il m'avait répété : «Je donnerais parfois toutes les abondances que j'ai trouvées ici [c'était à la fin des années 80, il venait de s'exiler en Allemagne] pour le plaisir de ne pas avoir à remplir sans cesse la paperasserie nécessaire à votre existence. Chez nous, il n'y a rien dans les magasins, mais nous n'avons pas à prouver sans arrêt qui nous sommes et pourquoi nous voulons ce qui, de toute façon, manque». Notre souci permanent d'efficience nous rend insupportable l'aléatoire, et sans doute cette liberté fondamentale qui n'a rien à voir avec la construction d'un univers égocentré fondé sur la jouissance immédiate, mais plutôt avec la soumission de nos existences à la dimension collective du vivant. La perception que nous avons spontanément du monde est plus que jamais celle d'un milieu opaque et hostile entourant ce qui reste en nous de la figure de l'individu, cet ego qui fait de chacun d'entre nous un tout isolé et tour à tour omnipotent ou impuissant. La célèbre formule de Pascal, «le moi est haïssable», est parfaitement impensable par un occidental d'aujourd'hui, alors qu'elle était littéralement entée, il y a encore à peine un demi siècle, non seulement à la pensée métaphysique mais aussi à la conscience intime de tout un chacun. Ce que j'ai senti dans la Russie que j'ai vue c'est, à travers le foutoir d'autant plus évident que nous étions vraiment à la transition entre deux ordres économiques, la subsistance d'une sorte d'animisme joyeux et tellurique qui est sans doute, au fond, ce qui unit les hommes pour le meilleur dans le pire que la survalorisation des ego institue inexorablement.

Prokudin-Gorskii Collection:LOC 6.jpgJA – Il y a dans ton Octobre russe plusieurs magnifiques passages, comme par exemple celui sur les femmes (pp. 48-9) ou cet autre (p. 33), sur Lénine, reprise de la trivialité du cliché touristique par le souffle de l’histoire et de l’écriture, que je ne résiste pas au plaisir de citer in extenso, tant pis pour les lecteurs pressés et les cacographes qui ne savent pas te lire. : «Ce petit homme [Lénine], au parcours politique météorique, six années de règne tout au plus, dans un immense empire en déliquescence qu’il a, pour de vrai, réussi à réunifier tout en le chamboulant de bout en bout, qu’il a terrorisé et inspiré à la fois, à qui il a inventé une nouvelle âme et confié un nouvel idéal après avoir assassiné, vilipendé, trucidé, écrasé, broyé, scandalisé, martyrisé l’ancien; ce petit homme, issu de la bourgeoisie anoblie par le Tsar, vague instituteur rêvant de Révolution, d’héroïques destinées et d’instruction des masses dans des troquets d’exil en Suisse ou à Paris, propulsé par l’histoire à la tête et à l’origine de la plus grande aventure idéologique et politique de l’humanité depuis Rome, de la plus grande manipulation et de la plus grande boucherie aussi, ce petit homme qui n’a jamais demandé à être embaumé ni qu’on exhibe sa dépouille, ce petit homme ce grand coupable, à la légende toujours alimentée du respect stratégique que la litanie de ses héritiers nauséabonds portaient à ses mânes en se déboulonnant leurs propres statues : Lénine, socle sacré, patriarche intouchable d’une église trop humaine – plus révérée et plus simultanément honnie qu’aucune religion métaphysique n’en a jamais bâtie – Lénine «le plus humain parmi les hommes» comme dit une image de propagande des années 60 actuellement rééditée par un marchand de souvenirs, Lénine dont la moisissure échappe au temps des morts grâce à des hommes qui voulaient tuer l’éternité…»

SR – La contemplation totalement anachronique de la momie de Lénine m'a réellement bouleversé. Contemplation : je pourrais presque dire «rencontre», n'était le terme un brin prétentieux en l'occurrence. Ma visite au mausolée n'avait rien de fortuit, bien sûr, mais la chance a voulu que je me retrouve absolument seul devant le catafalque de verre, et que remontent à ma mémoire étonnée tous les souvenirs livresques ou iconiques, et même les fantasmes, que j'avais enregistrés. Le lieu est absolument extraordinaire, labyrinthique, rigoureusement dépouillé et majestueux à la fois. C'est comme si on entrait dans une pyramide et qu'on tombait dans une salle d'exposition, sauf que nous sommes ici devant l'ultime aporie de la pensée matérialiste : Toutankhamon a été remplacé par le héraut de l'humanité sans au-delà ! C'est à la fois dérisoire, drôle, angoissant et sidérant.
Quant à mon ode à la féminine engeance, je me demande encore si j'ai eu tort ou raison de l'intituler le temps des putes.

Note
(1) «Sensation étrange, la liberté paraît m’être rendue au plein moment où je me reconnais voué à n’incarner jamais qu’une trajectoire de la mécanique stellaire», p. 109.