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« Deux Caïn, peut-être même trois : Demian, Abel Sanchez et Le Vent noir | Page d'accueil | Le Centre perdu de Zissimos Lorentzatos »

13/01/2012

Nocturnal

Crédits photographiques : Boris Grdanoski (AP).

Jusqu'à quelle profondeur faut-il descendre pour parvenir à oublier une femme sans devoir, si commode refuge, se blottir dans la douceur d'une autre ?
Quelle nuit sans étoiles ne faut-il pas craindre d'invoquer, homme devenu loup, bête traquée parmi les bêtes implorantes poursuivies jusqu'aux bords du monde ?
Quel spectacle cruel ou prodigieux de la nature (autant de signes, de mirabilia à interpréter jusqu'à ce que la mort nous apaise en nous livrant, peut-être, quelques clés) faut-il donc contempler pour que, descendu au plus profond oubli de soi, nous devenions pure transparence et que ce soit la création qui parvienne, par nos propres yeux, à se contempler comme l'enseignait Plotin, à s'écouter, comme le pensait Benjamin, à s'admirer comme l'assurait Pic de la Mirandole, à se lire dans les signes de nos mains selon Paracelse, à se déchiffrer dans les vieux textes énigmatiques selon Hamann ?
Nous sommes aveugles. Nous ne savons même pas écouter.
Quelle croûte épaisse de mensonges, de lâchetés, de séductions torves faudrait-il réussir à forer sans relâche, quels masques criards arracher pour boire à la source d'eau vive, dont les échos murmurent d'âge en âge sur les lèvres de nos pères, quelles larmes ravaler, toute honte bue jusqu'à satiété, pour retrouver la vasque dont la puissance virginale ébranla les cœurs jeunes ?
Au prix de quel sacrifice monstrueux, après quelle innocence atrocement démembrée, avec sur ma bouche le goût de sel de quels tauroboles inouïs puis-je espérer me retrouver, la face fumante et couverte de sang, de l'autre côté du mur de ma propre volonté, si faible ?
Quelle cédule maudite dois-je me précipiter de signer de mon sang et de celui de mes ancêtres qui ne furent point gaulois ?
Quels cœurs ouvrir pour en mastiquer les derniers battements, quels visages tentateurs effacer, quels vins admirables faire couler pour retrouver l'antique vigueur ?
Quel pic inaccessible atteindre, et, parvenu à son sommet couronné de lumière, quels démons, comme Manfred, implorer ?
Je connais tous leurs noms, j'ai appris les vieux idiomes moisis des grimoires sauvés des feux sorciers mais ils ne daignent jamais venir, ils se contentent de m'observer de leurs yeux jaunes ouverts dans l'obscurité et ils ricanent.
Je les entends chuchoter. Je les entends se moquer de moi, comme ils se moquaient de Gilles de Rais pris de furie de comprendre qu'ils ne viendraient jamais lui livrer le secret du monde.
Je les ai suppliés, le corps grimé de signes inquiétants, la bouche pleine des veines arrachées à mes proies, jusqu'à ce que ma voix devienne inhumaine, identique aux hurlements d'un chien fou de douleur : wa ya you you wa ya yao you belong to the night I rise I always rise after the crucifixion dark dark dark o a o a oo a oo oo hm bread and the wafer womb and seed and egg wailing of the unborn perfume and sperm.
Mais rien n'est venu, rien d'autre que l'horrible rire, l'haleine fétide de l'effroyable ironie, la lente montée depuis les profondeurs du visage immonde, seul signe trompeur de Celui qui n'a pas voulu me servir.
Seul, le passé de mes souvenirs me donne un refuge, où je puis réchauffer mon corps froid.
J'ai assis moi aussi la beauté sur mes genoux et je l'ai insultée et c'est l'été qui m'a apporté l'affreux rire de l'idiot et je l'ai trouvée amère, et je l'ai arrachée à sa propre jouissance stérile et je l'ai recrachée après y avoir bu à grandes lampées, sans me soucier du calme de ses eaux silencieuses, comme une créature de la nuit poursuivie par les hurlements de la meute, quelques secondes avant de mourir, ne se soucie plus de son sort et se couche à terre, offrant son cou aux gueules rouges.
Détail grotesque, je me suis abîmé non pas dans le cachot inaccessible constitué par quelque bretelle d'autoroute comme l'imagine Ballard dans L'Île de béton, mais gémissant aux milieux des fausses dorures, déposant ma longue fatigue aux pieds de l'idole froide, déjà certain que la halte serait de courte durée et que le petit matin ne réussirait pas à éponger l'aigreur de mon front.
Ma langue y fut pourtant d'or, mon âme tout entière donnée, après tant de dédites, à celle qui me promit ses bras pour l'éternité de quelques heures.
Mensonges !
Me voici : imbécile, ignorant et idiot, vieil homme devant les choses sans âge qui restent muettes, alors que le froid les fige dans une mort dont nul chant ne viendra rompre le sortilège.
Je scrute l'obscurité, silencieuse à cette heure, pour ceux-là seuls qui ignorent les voix de la nuit. Comme Mouchette, je les connais bien.
J'ai même cru, après avoir imploré leur fraîcheur, les trahir, rêve de rêve, notre étoffe est plus légère qu'un souffle. Elles sont pourtant profondes et leur savoir riche de millénaires dont nulle trace ne subsiste, pas même dans les rêves sans mots ni bouches pour les former qui précédèrent la naissance des hommes au langage mensonger.
Ah oui !, comme le poète, avant de se résigner au silence comme tous les autres, tombe juste : Elles sont dans l'exultation, les voies de l'homme ! mais ce commandement arrive si tard que je n'ai plus la force de servir la beauté et de partir en chasse.
Il ne me reste donc plus qu'à m'enfuir (mais où cela ?), m'enfoncer dans la nuit sans limites, et tenter, si je le puis, de faire gicler le mauvais sang qui me ronge, tuer William Wilson ricanant dans le recoin sombre !

Lien permanent | Tags : littérature, mouchette, démonologie, judas | |  Imprimer