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05/03/2006

Censure sur Internet : à propos de Louis-Ferdinand Céline, par Marc Laudelout

Crédits photographiques : Rodrigo Abd (Associated Press).

Voici quelques lignes, d’abord, toutes sommaires, de présentation de Céline, ensuite concernant l’occultation problématique de certaines des œuvres les plus polémiques du génial romancier, rédigées par Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien (dont le dernier numéro vient de paraître). J'ai légèrement modifié le titre original de l'article qui, transposé hors de son cadre éminemment célinien, serait resté quelque peu obscur pour l'intelligence réduite des robots, ces premiers lecteurs virtuels de mes textes, auxquels tout de même je dois faciliter l'entrée de la Zone.
Un dernier mot enfin : de retour de quelques jours passés à Lyon où je n'ai fait que lire sans me préoccuper le moins du monde des médias, j'ai appris, consterné et triste, le décès de Philippe Muray, auteur, sur le sulfureux écrivain qui nous intéresse, d'un essai qui fit lui-même grincer nombre de canines de chiots. Sans connaître les romans de Céline comme je connais les livres de Bloy ou de Bernanos par exemple, je dois dire que cet essai de Muray (ainsi que son ouvrage sans doute le plus justement connu, Le XIXe siècle au travers des âges) m'a laissé, par son écriture et son intelligence littéraire, un excellent souvenir tout comme un ouvrage bien moins connu, signé de Jean-Marie Turpin et intitulé Le chevalier Céline ou la dernière marche de l'Atlantide. Je prends donc la liberté, en mon nom et sans avoir consulté Marc Laudelout, de dédier ces quelques lignes à Philippe Muray.

Céline est considéré aujourd’hui comme l’un des écrivains majeurs du XXe siècle. Son œuvre est traduite dans le monde entier et figure dans ce panthéon miniature qu’est la Bibliothèque de la Pléiade. L’influence qu’il a exercée auprès de nombreux écrivains est patente, et la cote qu’atteignent ses autographes donne le vertige.
Il a su créer un style, mû par cette ambition audacieuse d’introduire l’émotion du langage parlé dans l’écrit. Cette «petite musique», qui n’appartient qu’à lui, on la trouve en constante évolution dans ces chefs-d’œuvre que sont Voyage au bout de la nuit (1932), Mort à crédit (1936), Guignol’s band (1944) ou D’un château l’autre (1957). Un écrivain expressionniste, lyrique et flamboyant : tel apparaît Céline, dont la vocation première était – il ne faut jamais l’oublier – la médecine. Aussi, la souffrance, la maladie et la mort sont des thèmes céliniens récurrents.
S’il est reconnu à sa juste valeur sur les cinq continents, une part de son œuvre demeure maudite, interdite de publication et souvent mal comprise. Quatre livres, terribles et grandioses, en portent la trace : Mea culpa (1936), Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux draps (1941). Il serait stupide de le nier : Céline fut aussi un écrivain de combat, un grand pamphlétaire anticommuniste et antisémite. Cette attitude le condamne à ne pas être un auteur comme les autres, suscitant tout à la fois l’admiration, la haine, l’incompréhension et le chagrin. Tant il est vrai que l’Histoire a donné un tout autre sens à ses brûlots, écrits pour la plupart dans le contexte particulier de l’avant-guerre.
Cet être profondément ambivalent n’a pas fini de déranger. «M. Céline scandalise. À ceci, rien à dire puisque Dieu l’a visiblement fait pour ça.», écrivait déjà Georges Bernanos à la parution de Voyage au bout de la nuit dont il se vend encore aujourd’hui 30 000 exemplaires chaque année.
Classique et paria de la littérature : tel semble bien être le destin paradoxal de cet écrivain qui aura marqué son siècle, à l’égal d’un Proust auquel on l’a souvent comparé. C’est une évidence; à sa manière, éruptive et rabelaisienne, Céline est un «précieux», tout à l’opposé de l’image que les béotiens ont de lui. Utilisant les ressources du langage populaire et d’une ponctuation débridée, il est parvenu à créer un instrument à la mesure de son univers baroque. Rarement on n’aura vu une telle harmonie entre écriture et imaginaire. Sa force, c’est d’allier le tragique au comique, atteignant des sommets dans l’évocation de la débâcle allemande ou la retraite des Français collaborationnistes dans le Bade-Wurtemberg.
Son œuvre de fiction est très largement autobiographique. Et sa vie aussi fut un roman. Héros de la Première guerre mondiale, et décoré comme tel, il a connu diverses expériences décisives à Londres, en Afrique et à Genève où il fut attaché à la Société des Nations. Médecin de dispensaire ensuite (Clichy, Sartrouville, Bezons), il subit, après la guerre, l’exil et la prison au Danemark et une opprobre tenace qui lui a survécu. Aucune rue ne porte son nom, et aucun hommage public – pas même une plaque commémorative à Montmartre où il habita – n’est autorisé.
Toutes ces épreuves ont sensiblement imprégné une œuvre qui se caractérise par l’émotion vraie, un altruisme déçu et ce raffinement qu’il opposait lui-même au matérialisme épais de ses contemporains.

Comme on le sait, les fameuses satires céliniennes – appelées improprement «pamphlets», terme qui désigne, selon le dictionnaire, un texte court – ne sont pas rééditées. Non pas en raison d’une quelconque censure mais parce que Lucette Destouches s’y oppose, tenant à respecter la volonté de Céline qui, après 1945, ne voulait pas que ces textes fussent republiés. Dans les romans d’après-guerre, les titres des livres concernés (Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux draps) ne figuraient même plus sur la page «Œuvres du même auteur», à la différence, par exemple, de Rebatet qui signalait crânement, lui, ses Décombres.
Cette position a toujours été celle de Lucette Destouches, approuvée par son conseil, François Gibault. Lequel estime, comme elle, qu’il s'agit de livres de circonstance ayant, après la guerre, pris un sens bien différent de celui qu’ils avaient lors de leur parution.
Tout le monde n'est évidemment pas d'accord avec cette attitude. Ainsi, Pierre Assouline, peu suspect de complaisance envers ces textes : «L’argument du respect de la volonté de Céline, je n’y crois pas. Si Max Brod avait respecté celle de Kafka, les deux volumes de la Pléiade auraient l’épaisseur d’un “Que sais-je?”. Et on n’a pas à regretter ou à ne pas regretter que Céline ait écrit des pamphlets. Il les a écrits».
Par ailleurs, l'attitude de l'ayant droit est loin d'être monolithique puisque la réédition de Mea culpa (certes uniquement anticommuniste) a été autorisée à plusieurs reprises, ainsi que les lettres aux journaux de l'Occupation, la préface à la réédition de L’École des cadavres, etc.
Quoiqu'il en soit, une chose est claire : si la réédition (clandestine ou non) de ces textes est prohibée et passible de poursuites, il n'est nullement interdit, sur le plan légal, de vendre les éditions originales de ces textes, soit en librairie, soit sur Internet. En effet, ces titres ne font pas l'objet d'une interdiction (de vente, d'exposition ou de circulation) émanant du Ministère de l'Intérieur.
Or, on se souvient qu'en 1994, le MRAP avait décidé de poursuivre en justice les bouquinistes parisiens chez lesquels il avait découvert des publications considérées comme «interdites pour cause d’incitation à la haine raciale», dont les brûlots céliniens. Accompagnés d'un huissier, des militants de ce mouvement firent l’acquisition de livres prétendument interdits. Le MRAP se proposait alors de demander au ministre de l’Intérieur quelles mesures il comptait prendre pour empêcher la vente de ces ouvrages. Or, la loi condamnant l’incitation à la haine raciale n’étant pas rétroactive, la vente de ces livres (notamment) de Céline est donc parfaitement licite.
Il n'empêche qu'à l'époque, le Syndicat des bouquinistes professionnels déclara approuver totalement l'initiative du MRAP. Autre manœuvre d’intimidation : celle, prise à la même époque, par la Mairie de Paris qui délivre, rappelons-le, les licences des bouquinistes sur les quais. Dans une lettre qui leur était adressée, la Mairie rappelait aux bouquinistes qu'ils devaient faire preuve de «la plus grande vigilance concernant de tels ouvrages à connotation raciste dont la diffusion et la vente seraient, en application des articles 10 et 12 de l’arrêté municipal du 1er octobre 1993, passibles de sanctions pouvant aller jusqu'au retrait définitif de [leur] autorisation». Et d’enfoncer le clou en précisant que «ces sanctions seraient, en outre, indépendantes des poursuites judiciaires qui pourraient être, en ce domaine, engagées par le Préfet de Police».
Aujourd'hui, c'est la vente sur Internet qui est visée : en 2002, dans sa revue Le Lérot rêveur, Jean-Paul Louis a reproduit en fac-similé la liste des «non désirés sur chapitre.com», un site Internet de vente d’ouvrages (neuf et occasion). Cette liste reprenait divers ouvrages révisionnistes, ainsi qu'une série de livres de Maurice Bardèche, Roger Garaudy, Lucien Rebatet, Édouard Drumont, Léon de Poncins... et, bien entendu, Céline, pour les trois livres incriminés. Commentaire de l'éditeur de cette revue: «On pourrait sans mal démontrer que Drumont et Céline font partie du patrimoine littéraire pour l’ensemble de leur œuvre, mais à quoi bon ? ».
Récemment, Emmanuel Ratier, dans sa lettre d'informations confidentielles Faits & documents, a révélé qu'un autre site Internet de vente d'objets à prix réduits ou d'occasion, Price Minister, exerce la même censure vis-à-vis de ces ouvrages de Céline. La revue reproduit, également en fac-similé, une lettre émanant d’un responsable de cette entreprise adressée aux partenaires professionnels de Price Minister leur enjoignant de retirer ces ouvrages de leur liste. Extrait de ce courrier : «[Ces] livres suscitent de violentes réactions de la part d’utilisateurs ou d’associations, et nous avons pris le parti de simplement retirer ces livres du site plutôt que de rentrer dans une discussion polémique sur le contenu de chacun de ces ouvrages». Curieusement, la liste est la même que celle diffusée en 1994 par les responsables de Chapitre.com. L'initiative de cette censure ne provient donc pas de tel ou tel site mais d'une autorité, de toute évidence, efficace ou soumise à des pressions qui ne le sont pas moins.

Notes
(1) À plusieurs reprises, Le Bulletin célinien a abordé cette question. Voir notamment : M. Laudelout, «Tout Céline ?», n° 27, novembre 1984, pp. 3-4; «Autodafé», n° 140, mai 1994, p. 7; «Sur les quais», n° 151, avril 1995, p. 12; M. Laudelout, «Difficile censure de Céline», n° 152, mai 1995, pp. 5-6. Voir aussi: Éric Biétry-Rivierre, «Le marché parallèle de ses pamphlets antisémites. Le second scandale Céline», Le Figaro, 29 novembre 1994.
(2) «Vrac», Le Lérot rêveur, n° 61, août 2002, pp. 40-42.
(3) «Censure sur Internet», Faits & documents, n° 206, 1er au 15 décembre 2005, pp. [1]-2. La circulaire est ainsi titrée : «Voici la liste des livres non souhaités sur priceminister.com». Commentaire d’Emmanuel Ratier : «Il suffit de lire le courriel pour constater que son titre est totalement faux puisqu’il ne s’agit nullement d’un conseil, d’un avertissement ou d’un souhait, mais bien d’un ordre absolu. Les livres ne sont pas seulement non souhaités mais simplement retirés du site. On appréciera le simplement pour un pur acte de censure. […] L’unique explication fournie est : «Certains titres font l’objet d’interdiction de diffusion, d’autre part, leur caractère polémique suscite de nombreuses plaintes de la part de nos utilisateurs». En premier lieu, il n’existe pas d’interdiction de diffusion. Les trois uniques interdictions dépendant du Ministère de l’Intérieur ou de la Justice sont l’interdiction d’exposition aux mineurs, l’interdiction de publicité et l’interdiction de circulation. Par ailleurs, si l’un de ces ouvrages (ou d’autres) faisait précédemment l’objet d’une ou de plusieurs interdictions, on s’étonne que les responsables de Price Minister n'aient pas réagi plus tôt car, en cas de plainte, ils auraient été condamnés comme complices».