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« L’Ange de la vengeance : Ferrara ou le cauchemar de Thana, par Francis Moury | Page d'accueil | Entretien avec Serge Rivron, 1 »

31/08/2008

Ils étaient dix, par Pierre Damiens

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«La parole, qui trop souvent n’est qu’un mot pour l’homme de haute politique, devient un fait terrible pour l’homme d’armes; ce que l’un dit légèrement ou avec perfidie, l’autre l’écrit sur la poussière avec son sang, et c’est pour cela qu’il est honoré de tous, par dessus tous, et beaucoup doivent baisser les yeux devant lui.»
Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires (1835).


Ils étaient dix…
Ils étaient dix… soldats de France, jeunes recrues et vieux briscards, compagnons d’armes et d’infortune, pour l’aventure ou pour la gloire, pour l’amitié qui relie les hommes, lorsque l’adversité, le doute, la fatigue et parfois la peur rendent la solitude encore plus insupportable, cette solidarité qui naît au feu et que le «péquin» ne connaît pas.
«Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre…». Mais cette guerre est-elle juste ? Et puis, est-ce si important d’être heureux quand on meurt ? En a-t-on vraiment le temps ? Que la guerre soit juste n’est de toute façon pas l’affaire du soldat. Lui se doit seulement de faire de la manière la plus juste toutes les guerres qu’on lui ordonne de livrer. Mais s’agit-il bien d’une guerre ? Ou bien l’a-t-on seulement dépêché aux confins de l’Afghanistan, cette terre dure qui a engendré les plus farouches des hommes, comme victime expiatoire des péchés des autres ?


Car les fanfaronnades présidentielles ne trompent personne. En envoyant 700 hommes où 70 000 n’ont rien pu faire, celui qui prétend gouverner la France savait qu’il n’aurait d’autre résultat que celui-là : une mission impossible, un ennemi insaisissable, des combats sans victoire, du sang et des larmes. Mais ce sang et ces larmes, c’est bien cela qui intéresse les charognards. Pour que la France puisse rentrer dans le rang, puisse réintégrer le machin de l’OTAN, rejoindre les brebis sous la houlette du Pentagone, il lui fallait payer le prix du sang, le prix de son arrogance passée, le prix de son indépendance. Les politiciens ont fauté. Les soldats sont allés à leur place à Canossa. Lorsqu’il appela George Walker Bush pour lui rendre compte de l’affaire, Nicolas Sarkozy avait au cœur ces émois de mauvaise fille, quand elle vient se vanter d’avoir perdu son pucelage… Il avait enfin, lui aussi, ses premiers morts de président à son tableau de chasse.
L’immensité de la cour des Invalides rapetisse encore le piteux magistrat républicain. La noble institution de l’Hôtel National fut fondée aux heures de gloire de la France, par Louis le Quatorzième, le plus grand monarque de son temps, lequel, ayant demandé plus que personne à ses armées, voulait en accueillir les vétérans au cœur de Paris en signe de sa reconnaissance. Aujourd’hui, le minuscule souverain n’a plus pour ses légions que du mépris et de la méfiance. On ne le verra pas, comme ses illustres prédécesseurs, conduire les armées en campagne. D’ailleurs, le service des armes, il a jadis tout fait pour s’y soustraire, comme son modèle américain. Aussi, s’il ne recule devant aucun sacrifice, celui des autres s’entend, s’il n’est pas avare du sang français, c’est surtout qu’il en ignore absolument la valeur. Les Anglais, il faut au moins leur reconnaître ça, envoient leurs princes guerroyer de temps en temps. Les héritiers Sarkozy, eux, crapahutent sur les moquettes et les pistes de danse. On a la descendance qu’on mérite.
Il est là, devant les dix cercueils. Il s’ennuie ferme. Il affiche une mine grave, il fronce les sourcils, il annone son discours avec ce qu’il voudrait être de la compassion. Mais son œil terne trahit son indifférence. Face à lui, les familles éplorées l’ignorent, perdues dans leur chagrin. Si au moins elles pouvaient le haïr… mais il est si insignifiant ! Morin, qui cherche toujours ce qu’il fait là pense à ses chers étalons… Il en a un qui boîte un peu. Les chevaux, c’est beaucoup de soucis.
La cérémonie passée, on retourne à l’essentiel : l’exploitation de l’évènement. Levitte et Guéant rivalisent d’idées… Il faut tenir le populo en haleine. Il faut qu’il se passionne pour la guerre contre l’axe du mal, pour la War on Terror, pour la chasse au taliban ! Avec cette escarmouche sanglante, on fait depuis quatre jours la «une» de tous les médias. TF1 regagne de l’audimat, Paris Match livre le drame, tout chaud, sur les serviettes de plage… Mais il faut durer, occuper le gogo, éviter qu’il se lasse. Alors Guéant tient le scoop : «on va envoyer les familles, les parents, les veuves, les orphelins… tous en Afghanistan, sur les lieux du massacre !» Ils seront filmés, sur le tarmac, dans la base avancée où les camarades de leur cher disparu continuent à vivre. Il y aura de l’émotion à revendre, des travellings tragiques, des gros plans pathétiques, des sanglots longs… on ajoutera les violons au montage. «On organise ça pour la rentrée, ça fera diversion face au social ! Est-ce qu’on met aussi Carla à la descente de l’avion ?».
Conscient que toute cette affaire est indécente, l’état-major tente de colmater les brèches. Mais ce n’est pas si simple. Que dire ? On savait ? On ne savait pas que ça allait se produire ? On était prêt ? On ne l’était pas ? On a fait ce qu’il fallait ? On a péché par excès de confiance ? Les Américains nous ont appuyés ? Ils ne pouvaient pas ? Ils nous ont tiré dessus ? Faut-il dire que les pilotes de l’US Air Force ont à leur actif plus de morts chez les amis et les populations civiles que chez les ennemis ? Comment feriez-vous la différence entre un parachutiste et un enturbanné, à 6 000 mètres, quand vous êtes bourré d’amphétamines ? Doit-on expliquer aux familles qu’on devait envoyer 1 500 hommes, avec des canons et des chars, mais que ça coûtait trop cher. Alors on a rogné, rogné encore les effectifs et les moyens, au fur et à mesure que la facture enflait. Doit-on dire à un fils que son père est mort au nom de l’efficience budgétaire ?
Et puis, nos plus brillants stratèges y croyaient, à la pacification, même dans ce foutu pays… Les colonnes d’Alexandre le Grand, les Anglais de l’armée des Indes, l’Armée rouge… Tous les lions se sont cassé les dents sur les guerriers du Panshir. Mais nous, nous avions la recette. Là où le fer et la poudre ont échoué, nous allions réussir avec nos beaux concepts : la stabilisation ! Joli mot que celui-là ! Pour commencer, il faut gagner les cœurs et les esprits. Rassurer, convaincre, se faire aimer. Une stratégie toute en douceur, et puis pas chère. Alors, pas besoin de vilains tanks, d’hélicoptères bruyants, de drones coûteux. Rien que de nous voir, si gentils, si confiants, si sûrs de notre droit, les talibans auraient dû rendre les armes.
Mais c’était sans compter sur un anachronisme : l’esprit de résistance, celui-là même qu’on nous vante dans nos livres d’histoire… et d’histoires… L’esprit de résistance, c’est ce qui transforme un paysan, un marin, un cordonnier, un vendeur de bonbons en combattant, dès lors qu’une armée étrangère met les pieds chez lui. L’esprit de résistance, c’est ce qui fabrique dix insurgés à chaque fois qu’un GI flingue un gosse, c’est ce qui soulève un bataillon quand un bombardier rase un village «par erreur». L’esprit de résistance, c’est cette vertu qui fait qu’un peuple enraciné et fier peut être vaincu, écrasé, décimé, mais qu’on ne l’apprivoise pas.

Ils étaient dix… soldats de France, jeunes recrues et vieux briscards… Ils seront cent, demain peut-être, à rejoindre l’immense cohorte des soldats sacrifiés. Ceux de Bouaké, ceux du Drakkar, ceux dont les assassins dînent sous les lambris de nos palais, en compagnie de nos gouvernants, ceux-là même qui étaient comptables de leurs vies.
Nous n’oublierons ni les uns, ni les autres.