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15/06/2005

La pensée congelée de Perry Anderson

Monts de Verkhoiansk, Yakoutie, Sibérie orientale - © Marc Garanger

«[…] le désenchantement du monde a progressé rapidement, et les anciennes valeurs éthiques qui ont partout fait l’objet d’abus et d’exploitations misérables sont sur le point de se dissiper comme de la fumée. […] Nous sommes sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au combat – pour ne pas mentionner celle du civil dans les villes bombardées – est dépouillée de toute idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi dépourvue de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.»
Ernst H. Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes (Fayard, coll. Les quarante piliers, 2004).


Perry Anderson, La pensée tièdeQuel dommage finalement, que cette charge contre la décrépitude de la France intellectuelle provienne d'une plume pour le moins suspecte. Perry Anderson, vieille baderne rouge dont le regard angélique semble ne s'être jamais penché sur certains gouffres et crimes du XXe siècle perpétrés par son camp (communiste, je le précise à tout hasard), affirme dans La pensée tiède (Seuil, 2005 ; les deux textes d'Anderson ont d'abord été publiés en septembre 2004 dans la London Review of Books), entre autres reproches ma foi assez justifiés, que la critique littéraire française, si on avait le culot de la mettre en regard de celle qui s'exerce courageusement dans les pays anglo-saxons, serait réduite en bouillie (cf. p. 28). Il a raison. Et l'auteur de continuer en écrivant que la «disparition de tout ce que la France a représenté culturellement et politiquement, dans son éblouissante différence, serait une perte dont l'ampleur est encore difficile à estimer» (p. 96). Sur ce point, je suis avec quelque réticence notre optimiste essayiste britannique, même s'il parle d'une France passée, l'état clinique de la France présente pouvant à mes yeux être assimilée à celle de mort clinique, voire cérébrale, à moins que nous osions évoquer, avant sa complète évaporation, les derniers soubresauts ectoplasmiques d'un spectre.
Que répond, dès lors, Pierre Nora (directement mis en cause par Anderson qui lui prête un rôle certain dans la léthargie intellectuelle ayant gagné la France depuis quelques années) à son contradicteur, dans un court essai intitulé La pensée réchauffée publié dans le même volume que le précédent texte ? Mais voyons, qu'il a bien moins de pouvoir qu'Anderson ne le prétend, même s'il est le patron, il ne peut tout de même pas le nier, du Débat, revue accusée par Anderson de s'être ralliée à l'ordre établi, disons frileux, conservateur, bien éloigné en tous les cas de l'audace révolutionnaire jadis (voire naguère avec Mai 68) illustrée par le génie français. Et Pierre Nora, chargeant sur l'adversaire en montant un curieux destrier bicéphale (puisque sont mêlés les noms de Joseph de Maistre et de Robespierre), de répondre à Anderson qu'il «se refuse obstinément à voir que le révolutionnarisme français, tel qu'il se maintient aujourd'hui, est l'expression d'un fondamental et tragique conservatisme français» (p. 137). Faut-il donc rappeler à Nora, généralement peu enclin aux approximations, que la contre-révolution chère à Joseph de Maistre était, justement, tout le contraire de la Révolution, aujourd'hui parodiée, d'ailleurs, par quelques imbéciles faussement extrémistes et en vérité profondément petits bourgeois qui, tout comme leurs ennemis irréductibles de gauche et de droite, n'en sont pas moins contaminés par les idées de cette tyrannie molle et invisible selon Renaud Camus ?

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