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31/01/2005

Circularité spéculaire de l'écriture

Crédits photographiques : Courtesy of Nikon Small World.

«Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d'Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître d'Allemagne son œil est bleu
il t'atteint d'une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d'or
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d'Allemagne.»
Paul Celan, Fugue de mort


Comment concentrer, en une seule phrase et, si la gageure se révélait décidément impossible, en quelque court texte, l’essence d’une journée – je veux dire le moindre de ses instants, les faits et gestes les plus importants qui en charpentent la monotonie, évidemment les pensées les plus diverses voire contradictoires, elles-mêmes le fruit de lectures abondantes mais peut-être hâtives (dans ce monde de vitesse, la lecture est un plaisir de pure lenteur…), voire paradoxales –, comment faire jaillir d’une simple et banale journée son secret le mieux gardé, le nœud gordien tenant solidement ajointées les minuscules îles temporelles que représente chaque seconde s’écoulant tout au long d’une journée et qui composent, en dépit même du paradoxe de Zénon d’Élée, cela, connu de tous, cette réalité pourtant indéfiniment fractionnable, atomisable, dissécable : une journée ? Peut-être cette mission est-elle rigoureusement impossible puisque, selon Novalis (Pollen, extrait de Semences paru chez Allia), «l’art d’écrire des livres n’est pas encore inventé» mais, ajoute-t-il toutefois en pensant sans doute à son propre travail et à l’œuvre à venir, il «est sur le point de l’être», affirmant encore que des «fragments de ce genre sont des semences littéraires» qui finiront bien, quel que soit le nombre élevé des «graines sèches» par éclore.
Voyons si je puis, à mon tour, jeter au vent quelque graine fertile. Ainsi, si je voulais tenter cette salutaire fragmentation de l’écriture ou plutôt cette condensation de l’insignifiant en signifiant, en sens, il me faudrait trouver quelque relation entre l’irresponsabilité truande des patrons de Skyrock qui, on s’en doute, clament-ils pour se défendre, ne pouvaient imaginer un seul instant que l’une des gamines dont ils hébergeaient les hautes pensées existentielles allait se jeter du haut d’une falaise après avoir été lue par des centaines de paires d’yeux anonymes et les trémolos contrariés que poussent les journalistes commentant les morts et l’horreur qui, en Irak, pour la première fois depuis des décennies, ont accompagné l’exercice difficile, astreignant, quotidien (je reprends les lieux communs propre à cette engeance palabrante) et, là-bas (mais certes pas en France), meurtrier, de la démocratie. Ce lien du reste est parfaitement visible et tient en peu de mots : notre pays, qui s’est fait le champion de la transparence, crèverait littéralement de trouille s’il devait, pour élire ses représentants politiques, braver les éructations (et leur rigoureuse traduction en odieuses actions meurtrières) de quelques fous de Dieu. Les Irakiens eux, crèvent pour de bon, déchiquetés par les bombes des illuminés – que l’irresponsable Nabe, cet imprécateur nanométrique en bas de soie, magnifie on le sait – pour devenir libres mais, évidemment, nos «commentateurs» ne retiennent que les conditions dans lesquelles se déroule ce premier vote, conditions ô combien, à leurs yeux de prudents, peu démocratiques : présence de l’occupant (je parle des troupes américaines, bien évidemment, pas de quelques milliers sans doute de djihadistes étrangers qui, à l’égard du peuple irakien, témoignent d’un respect pour le moins peu visible et sans doute bien peu démocratique et qui, eux, n’ont strictement aucune raison de se trouver en terre irakienne si ce n’est pour y faire régner le chaos…), désir exprimé par ce même occupant «d’imposer la démocratie» (alors qu’il ne s’agissait d’abord, comme ils prétendent nous le faire croire, que de renverser un dictateur malade de son pouvoir sous de faux motifs d’intervention, voire des mensonges) ce qui, n’en finissent pas de gloser les imbéciles, est tout de même quelque peu contradictoire n’est-ce pas ? D’un côté donc, l’apologie d’une démocratie née pourtant, sur son propre sol, dans l’horreur révolutionnaire et les tueries qui l’ont suivie, accompagnée, langée allais-je écrire, démocratie et liberté pour lesquelles aucun Français qui se respecte (et les Français se respectent tous, c’est bien connu monsieur…), ne serait prêt à verser son sang. De l’autre, la fascination hypocrite pour une mort en quasi direct, ou, si l’on veut, en léger différé (j’ai pu ainsi parcourir le blog en question, depuis lors fermé, quelques minutes après que j’eus appris la nouvelle du probable décès de la jeune fille), devant une gamine qui, quoi que l’on pense de son geste sordide, fait au moins ce qu’elle dit. Nous avons perdu le sens du sacrifice mais sommes parfaitement à même, sans jamais exprimer le moindre dégoût ou alors auréolé d’une sainte moraline, de venir renifler, qu’importe que les lieux du meurtre soient virtuels, les traces de sang laissées par une de ces adolescentes malades de ne pouvoir réellement dialoguer, d’être simplement vue et, ainsi exposée, moquée de tous, surtout de ceux, chiens hypocrites, qui lui ont assuré grâce à leurs moyens techniques une plateforme, disons plutôt une scène de théâtre qui, fût-elle ridicule, n’en offrira pas moins aux foules désemparées un réjouissant et propitiatoire spectacle. Nous ne sommes plus capables de risquer nos vies mais, devant la victime consacrée par la horde beuglant des mots incompréhensibles (allez donc faire un tour sur n’importe quel Skyblog hébergé par la radio, d’une vulgarité sidérante, Skyrock, la nausée vous surprendra bien vite à la lecture de ces milliers de pages totalement dépourvues de la plus petite charpente et consistance ontologiques qui signifieraient encore, à tout le moins, que nous pourrions donner une réponse à un message provenant d’une de ces innombrables bouches déformées par la bêtise et la vulgarité…), nous traçons, non pas en silence mais en commentant le sacrifice à haute voix, le cercle que forment spontanément les badauds autour d’un accident. La parabole est donc parfaitement claire. Nous craignons la mort, que nous ne savons plus voir ailleurs que sur un écran mais devons toutefois, pour apaiser l'Idole, lui livrer quelques victimes, courageuses en Irak, paumées et malades d’ennui et de désespoir en France.
Parfaitement clair, disais-je ? Il me faut pourtant poursuivre, puisque le nœud que je prétendais nouer entre les différentes pensées ayant éclot durant ce maussade dimanche, est rien moins que lâche, continuer afin de rendre viable et grosse peut-être, de quelque future plante, cette graine que Novalis même n’a sans doute jamais rêvé de pouvoir tenir au creux de sa main. Continuer ainsi : Vertiges, selon le beau titre d’un ouvrage de W. G. Sebald où se croisent les voix tourmentées de Stendhal, Kafka, Casanova et l’auteur lui-même bien sûr, où se lisent en filigrane celles d’un Roberto Bazlen (auteur de Trieste, traducteur en italien de Kafka et de Musil, Bazlen lui-même évoqué par Enrique Vila-Matas dans Bartleby et compagnie et par Daniele Del Giudice dans Le stade de Wimbledon, Bazlen qui fut l’ami de Roberto Calasso, l’auteur de l’étrange et labyrinthique Ruine de Kasch mais aussi d’un livre qui m’avait laissé sur ma faim intitulé La littérature et les dieux, Calasso qui est le directeur des éditions Adelphi ayant justement publié l’unique livre de Bazlen, qui plus est posthume et qui n’a rien, après tout, d’un livre…) ou d’un Claudio Magris. Vertiges me dites-vous, est-ce bien de ce sentiment de nausée, d’angoisse, c’est-à-dire d’un rétrécissement que l’on devine, à terme, mortel pour celui qui le subit, que vous me parlez, est-ce bien lui que vous vous proposez d’éclairer des exemples précédents, parfaitement anodins dans la monstruosité qu’ils nous dévoilent pourtant, vertiges m’affirmez-vous, m’assurant cette fois que le pluriel même du mot traduit quelque peu de la sensation de chute vertigineuse et sans cesse reconduite éprouvée par le narrateur du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand qui n’en finit pas, au moment même de se réveiller d’une nuit mauvaise, de tomber de cauchemar en cauchemar, vertiges donc serait-il le terme, les termes multipliés sans relâche, comme reflétés par une myriade de miroirs, que vous choisiriez pour évoquer cette mise en abyme démoniaque par laquelle notre époque tente de se dédire et, en manquant à sa parole, de dire toutefois quelque chose de son essence labile, volatile, fausse, pour tout le dire : corrompue ?

«[…] le poème est factif en ceci qu’il n’est pas un étant là-devant ; le poème est à faire être : ce qui est dit a à être chaque fois éprouvé par chacun et n’est que dans cette expérience singulière où un être humain en vient à se laisser être soi-même le là du poème. Telle est aussi sa temporellité : en tant qu’esquisse projective du Dasein, il est pure possibilité, c’est-à-dire chaque fois à venir. Et dans la mesure où le Dasein est toujours cooriginalement être-soi-même et être-ensemble, le toi auquel s’adresse le poème lui est toujours déjà donné, même si personne n’est effectivement là.»
Hadrien France-Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d’un dialogue (Fayard, coll. Les quarante piliers), 2004.

Vertiges, oui, encore creusés, si je puis dire, lorsque je me suis rendu compte que l’acteur suisse qui incarne dans le film d’Oliver Hirschbiegel les dernières heures de Hitler, Bruno Ganz, est aussi celui qui, pour le label ECM, a enregistré des lectures de poèmes de Hölderlin ou T. S. Eliot, comme si se trouvait confirmée, par un abrupt et insoupçonnable détour, cette évidence, douloureusement méditée par Celan et Heidegger (par le premier plus que par le second, comme a raison de l’écrire George Steiner dans la traduction en espagnol de l’un de ses articles parus dans le TLS; mes remerciements vont à Mateu Villalonga qui m’a indiqué l’existence de ce texte et ce lien), à savoir : poésie et horreur ont toujours eu maille à partir… et, oserais-je écrire en ces temps de placide commémoration du Mal absolu, ont été mutuellement fascinées l’une par l’autre.
Foin de vertige m’objectera le scientifique ; si tout est relatif, et nous savons bien que tout est relatif dans notre monde, le vertige est un pur non-sens puisqu’il ne fait qu’indiquer le déséquilibre absolu entre deux états ou conditions eux-mêmes absolument relatifs. Hadrien France-Lanord tente au moins, dans une belle étude publiée chez Fayard, de montrer que les relations entre ces deux monstres (il n’y a pas là qu’une plaisante métaphore…) de poésie et de philosophie, ne pouvaient à tout le moins être réduites à quelque opinion journalistique qui aurait au passage fait mine d’oublier qu’elle se base sur une méconnaissance totale de l’œuvre de Heidegger, laquelle, faut-il encore le rappeler, est en cours de publication en Allemagne... L’étude de France-Lanord est du reste rigoureuse et s’appuie sur des documents bien souvent inédits comme des lettres envoyées par le poète au maître du Todtnauberg (à dire vrai, ces lettres sont toutefois accessibles depuis la parution d’un remarquable ouvrage en deux tomes, la Correspondance entre Paul Celan et sa femme, Gisèle Celan-Lestrange, aux éditions du Seuil) ou des exemplaires personnels des ouvrages de Heidegger ayant appartenu au poète qui, on le constate, ne cessa de méditer douloureusement les écrits du philosophe, balayant la critique leur reprochant leur incompréhensibilité ou leur sombrée dans un jargon abstrus et ridicule.
Pourtant belle, toute proche parfois de céder au vertige (et ce sont alors les meilleures pages de France-Lanord) face à la béance qui s’ouvre sous les poèmes de Celan, rigoureuse mais certes pas impartiale (comment le serait-elle ?), cette étude, parfois, tombe dans un ridicule galimatias pseudo-heideggérien (cf. exergue) que l’auteur a beau jeu, alors, de reprocher à Jean Bollack, lecteur érudit de Paul Celan. Je n’ai évidemment pas la compétence philologique indispensable pour critiquer telle ou telle proposition de lecture émise par Bollack sur l’œuvre du poète, qui plus est sur un texte rédigé dans une langue allemande extraordinairement elliptique et complexe mais je ne puis toutefois résister au plaisir de brocarder le ridicule de cette colère toute universitaire, témoignée par un chercheur à l’égard d’un autre, colère et mépris qui, bouillonnant l’une et l’autre, restent encore bien sages : sans doute nous trouvons-nous entre gens qui, se détestant, se détestent toutefois poliment, les tours et détours propres aux carrières grandissant à l’ombre protectrice de l’Alma mater exigeant, on s’en doute, quelque précaution ou bourdon apposé sur le buccin de l’imprécation qui ne fera certes s’écrouler aucune muraille…
Au moins, Pierre Legendre (dont il faut lire ce remarquable entretien), le directeur de cette superbe collection que sont les Quarante piliers, est beaucoup plus direct lorsque, en guise de présentation d’un recueil de textes de Kantorowicz (Mourir pour la patrie, publié dans la collection citée plus haut), il affirme, à mon sens fort justement, que «c’est au compte-gouttes que sont acceptées, dans nos sociétés prétendues scientifiques, certaines mises à découvert et les violences de la vérité, dès lors qu’un savoir érudit s’accompagne d’une pensée». De quoi parle-t-il donc ? Des évidences que l’œuvre encore méconnue et parfois décriée de Kantorowicz révèle sur notre époque : «Ses considérations sur le désenchantement du monde et les valeurs éthiques venant se dissiper comme de la fumée nous touchent, non comme un retour sur un passé englouti, mais parce qu’elles s’inscrivent dans le mouvement de liquidation de la construction humaine parvenu à l’âge gestionnaire où s’organise le meurtre indolore du sujet sous la forme d’une désinstitution de masse».
Bah, allez, je vous livre un aveu : j’ai bien peur de n’avoir point assez de science pour faire germer la petite graine que Novalis, sans doute, s’il lui avait été donné de pouvoir se plonger dans son infini, eût pu confondre avec l’aleph tel que le décrivit Borges dans l’un de ses contes les plus énigmatiques. Toutefois, comme terminer mon texte sur cet aveu d’échec serait une assez triste reculade, je ne puis résister au vertige d’évoquer les derniers instants de Paul Celan, tels que France-Lanord les rapporte : «Paul Celan se donna la mort dans la nuit du 19 au 20 avril 1970. Sur son bureau restait ouverte la biographie de Hölderlin (Das Leben Friedrich Hölderlins, Frankfurt am Mail, Insel 1967) par Wilelm Michel à la page 464 où se trouve souligné l’extrait d’une lettre de Clemens Brentano : «Parfois ce génie devient obscur et sombre dans le puits amer de son cœur». Brentano écrivait alors à Philipp Otto Runge à propos du poème Die Nacht publié dans l’Almanach des Muses de 1807-1808 de Seckendorf – poème qui n’est autre que la première strophe de ce qui sera la grande élégie sur la nuit et le deuil sacrés du temps de détresse : Pain et vin