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24/03/2005

Christophe Colomb devant les cochons

Crédits photographiques : Gregory Bull (AP Photo).

Que nous reste-t-il à faire, vieille âme épuisée, à présent que toutes les Tables ont été gravées, puis cassées avec un marteau, puis gravées de nouveau, puis de nouveau brisées, avant que quelques hommes hagards ne fixent de leur prunelle vide un texte de Loi aux lettres à demi effacées et qui, s'il était lisible, serait désormais incompréhensible ?
Partir ? Mais vers quelles rives asséchées s'embarquer ? Rêver ? Mais sous quel soleil vaseux dresser nos sépultures friables comme du calcaire ? Notre monde est désespérément rond mais, à force d'en parcourir, de plus en plus vite, l'orbe minuscule, nous finirons bien par être délivrés de ce marécage où nous croupissons et être propulsés vers de nouvelles conquêtes.
Suis-je bête, comme si nous savions quoi que ce soit de cette coquille, la nôtre, notre arche, plus vaste que l'univers...

Sur Christophe Colomb contre ses mythes de Michel Lequenne, aux éditions Jérôme Millon.

Quelle jubilation de posséder à fond un sujet et de faire partager ses vastes connaissances à ses lecteurs ! Ce plaisir est rare aujourd’hui, à l’heure où une hyper-spécialisation fait soupçonner de dilettantisme ou de folie tout chercheur osant proférer une vue nouvelle qu’il aurait le culot d’appliquer sur ce qui ne regarde pas sa sphère de compétences, aussi réduite au demeurant qu’une cage de lapin. Et comme ce même plaisir doit être décuplé lorsque ce même chercheur récuse justement les fausses allégations de ses confrères (qui ne sont pas tous, loin s’en faut, des historiens de profession) qui, sur la destinée remarquable de Christophe Colomb, fondent de rocambolesques hypothèses, parent le grand homme d’un ridicule costume d’Arlequin sur lequel chacun, après tout, est libre de rapiécer sommairement sa pièce de tissu criarde.
A vrai dire, la vie de Colomb, comme celle d’un Alexandre, a formidablement nourri les inventions les plus audacieuses et ce, rappelle Michel Lequenne, dès sa mort : tour à tour «chevalier des mers, payé de chaînes par l’ingratitude des souverains espagnols, ou «commis lainier de Gênes», les mystifications n’ont cessé de durcir leur gangue sur la vie de l’Amiral, jusqu’à en défigurer la haute figure, bassement pliée pour le profit de telle ou telle cause, le plus souvent fort peu noble. Ainsi, n’a-t-on pas intenté en 1993, comme l’auteur le rappelle (cf. pp. 251-282), un procès sous le chef de «génocide» et de «crime contre l’humanité» à celui qui, cupidement, bêtement, fut accusé à rebours des pires ignominies ? Il est vrai que notre époque, comme l'a assez bien montré Élisabeth Lévy dans ses Maîtres censeurs, est sans cesse affligée par l’urticaire du procès en appel, d’une révision bien-pensante, qui, certes plus consensuelle que sa sœur d’extrême droite, conspuée à juste titre, n’en balaie pas moins tout respect le plus élémentaire face à la réalité historique d’une époque, comme l’a plaisamment démontré, il y a quelque temps, l’exemple du film Amen. Autre exemple significatif, celui du dossier Gilles de Rais, honteusement ramené à quelque Marc Dutroux illuminé, simple pédophile victime de ses pulsions mauvaises. Nul doute que, si l’immonde Maréchal de France eût pu bénéficier des soins psychanalytiques modernes, ses bien vilaines obsessions eurent été balayées comme un mauvais rêve... Il est vrai que, sur Colomb, la récupération bien-pensante, il fallait s’y attendre, n’est pas uniquement le fait des intellectuels de gauche, puisque, avec le travail de Roselly de Lorgues dont s’inspira Léon Bloy pour son œuvre puissante sur l’Amiral de la mer Océane (intitulée Le Révélateur du globe), la destinée du grand marin a frôlé le ridicule prétentieux de l’hagiographie, ridicule que le «Mendiant ingrat» n’a évité que par la puissance de son écriture, bien capable de juger, selon le droit que Lequenne ôte aux historiens (cf. p. 237) et confère sans doute aux écrivains, la vie extraordinaire de Christophe Colomb (1).
Rien, donc, absolument rien ne semble devoir être épargné à celui qui, lors du cinquième centenaire de la découverte des Amériques, a une fois de plus fait les frais de toutes les rapacités, au mépris évident de tout bon sens et de la plus élémentaire honnêteté intellectuelle, ce nouvel anniversaire ayant au contraire attisé de «nouveaux affrontements idéologiques» comme par exemple «l’apparition d’un anticolonialisme gauchiste brouillon» (p. 15). On pourra donner plusieurs explications à ce phénomène, comme Lequenne d’ailleurs le fait, l’une des principales étant due à la vie de Colomb lui-même, entourée de nombreuses zones d’ombre. Plus profondément, je crois que, comme Bernanos le faisait remarquer à propos des saints, le grand homme, lui aussi, agit comme une espèce d’aimant attirant le meilleur et le pire des caractères humains qui l’entourent mais aussi que, comme le saint encore, il n’est jamais à l’abri de l’erreur et de la médiocrité. Les énigmes historiques nées de la vie de l’explorateur n’expliquent cependant pas tout : il faut ainsi bien reconnaître que la gestion des débuts de la colonisation espagnole en Amérique, comme le rappelle l’auteur (cf. p. 193) fut désastreuse, mal secondée selon toute vraisemblance par le frère cadet de Colomb même si, Lequenne le rappelle, la gestion des colonies par Francisco de Bobadilla, dépêché en toute hâte sur les nouvelles terres par les Rois Catholiques, s’avéra tout aussi catastrophique, débutant ainsi une longue et sordide période de tueries et de rapines sans vergogne. Cependant, il serait faux de condamner en bloc les mentalités des Européens du XVIe siècle, par exemple en leur reprochant la destruction des civilisations, souvent admirables, qu’ils découvrirent en Amérique du Sud : il s’agirait là, écrit Lequenne qui reprend l’expression d’un spécialiste de Colomb, d’un pur «anachronisme psychologique». Ce serait encore croire faussement que ces mêmes explorateurs «étaient capables de penser la valeur mutuelle relative des cultures comme… ne le pense encore aujourd’hui que l’infime minorité la plus humanisée de l’humanité» (p. 247). Cette phrase est claire et tranche dans la masse confuse de nos bien-pensants. En revanche, pertinent est le rapprochement que l’auteur établit entre le monde du XVIe, «aristocratico-féodal» dont l’apogée ignorait pourtant «le cancer du véritable ennemi intérieur qui rongeait le système» (déchéance illustrée, selon Lequenne, par l’exemple éclairant de l’Espagne qui dilapida les trésors de ses conquêtes, cf. p. 245) et le capitalisme triomphant de nos jours à une échelle planétaire : «aujourd’hui, le système dominant, dans sa course à la croissance infinie, dans la conscience de son bon droit à imposer au monde ses valeurs […], ses lois et ses marchandises, proclame la fin de l’histoire et la mort de l’utopie.» Et l’auteur d’affirmer, sombrement, qu’il «n’entend pas que, ce même monde moderne, c’est pour lui que sonne le glas» (p. 249).
En ces temps où n’importe quel soupçon, émis par le plus cafardeux de nos journalistes, a valeur de condamnation intellectuelle et morale rétroactive, ces pages précieuses de Michel Lequenne me paraissent devoir constituer un véritable espace de respect et de discussion, depuis lequel tenter d’appréhender la haute stature, mais aussi les inévitables faiblesses, d’un personnage historique tel que Christophe Colomb. En un mot, le travail de Michel Lequenne honore sa profession et, tout simplement, la rigueur intellectuelle qui semble devenir de nos jours une denrée de plus en plus rare.

Note
Même s’il faut immédiatement ajouter, de peur que l’Amiral ne soit récupéré par les ardents défenseurs d’un laïcisme conquérant, que Christophe Colomb ne vit jamais sa formidable entreprise que comme la tentative messianique de vaincre définitivement l’ennemi musulman en prenant en tenaille ses terres ou, à tout le moins, d’aller délivrer Jérusalem grâce à l’or amassé en Amérique. Cette conception, où se retrouve l’idée que le Christ hâterait sa seconde venue une fois la chrétienté étendue à l’ensemble du monde, est bien évidemment d’inspiration millénariste. Il faut à ce sujet lire le remarquable Livre des Prophéties de Colomb, édité et traduit par Michel Lequenne, toujours chez Jérôme Millon, qui nous permet de comprendre que le prodigieux marin fut aussi un homme éminemment cultivé, ayant lu les prophètes de l’Ancien Testament ainsi que Joachim de Flore ou Pierre d’Ailly. Sur cette question fort complexe, on peut lire l’article de Jean-Claude Margolin (Christophe Colomb et le millénarisme, in Formes du millénarisme en Europe à l’aube des temps modernes, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 170) qui écrit : «Le sens profond et véritable de [ses] voyages serait donc d’avoir ouvert la route à tous les missionnaires futurs qui, en attendant la fin du monde, auraient pour devoir sacré de convertir tous les peuples vivants à la surface de la terre, tous les Gentils.» Et l’auteur de poursuivre significativement : «Prophétie, découverte, conversion, conquête de Jérusalem, salut universel dans la perspective d’une fin du monde approchante, constituent donc les éléments ou plutôt les actes programmés d’une seule et même entreprise d’inspiration et d’ordonnance divine». Dans son utile synthèse, Eugen Weber insiste lui aussi sur la dimension millénariste de l'entreprise de Christophe Colomb (cf. Apocalypses et millénarismes, Fayard, 1999, p. 173 et sq.).