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« De la France au bord du gouffre… et de ceux qui veulent qu’elle fasse un pas en avant, par Germain Souchet | Page d'accueil | Les voies du Stalker, 1 : Vox Galliae »

20/05/2006

Patrick Kéchichian, pamphlétaire ouaté

Crédits photographiques : Aaron Favila (Associated Press).

«Les droits de la violence ne sont sacrés que si celui qui veut déchirer sait aussi recoudre.»
Raymond Abellio, Ma dernière Mémoire, t. II, Les Militants.


Patrick Kéchichian, Des Princes et des principautés aux éditions du SeuilPatrick Kéchichian laissera sans doute son nom à la postérité littéraire, et ce au moins en tant que père d'une double invention : après l’essai pleureur, comme on parle d’un saule pleureur, consacré à l’œuvre d’Ernest Hello (intitulé Les Usages de l’éternité, Seuil, 1993), voici que Kéchichian publie un pamphlet mou, une philippique tiède, Des Princes et des principautés (également au Seuil, les pages entre parenthèses renvoient à cette édition). Notre redoutable polémiste sans saveur ni langue n'avait d'ailleurs, pour sa plus grande confusion et honte, pas rougi de préfacer le volume de Bloy intitulé Le Pal, recueil de l'éphémère et terrible revue (cinq numéros, le dernier n'étant même pas paru) publié par les éditions de l'Obsidiane. Dans ce nouveau petit livre désossé, notre imprécateur consensuel imagine un faux dialogue entre un maître ironique et son élève invisible, impétrant absent désireux de gagner sa place dans l’aristocratique République des lettres, où trônent les bouffons, où les rois croupissent à perpétuité dans une cage de silence plus hermétique que celle qui rendra fou Zacarias Moussaoui. On peut immédiatement songer, bien que le rapprochement soit, au mieux, superficiel, au très ironique manuel que Fernand Divoire publia en 1912, Introduction à l’étude de la stratégie littéraire : il y avait là, au moins, une honnêteté sarcastique jouissive qui désormais, sous la plume d'un journaliste (même s'il ne craint pas de préfacer, nous l'avons vu, des textes qui crachent sur sa profession et conspuent sans peur tous ses lâches travers), est une denrée qui se gâte en quelques heures à peine.
Facilitant donc sa propre tâche de composition, Kéchichian ne fait pas directement dialoguer ses deux personnages imaginaires ni même n’a désiré que le maître eût pu, par exemple par le truchement d’une sorte de correspondance rilkéenne, éduquer son innocent élève, le renseigner sur les tristes pratiques du Milieu (celui des Lettres, pas celui des Affaires... encore que). Le procédé est plus subtile, et, certes, beaucoup plus facile à mettre en œuvre, comme nous en avertit d’emblée l’auteur qui se place, en fait, en tant qu’élève du maître implacable : sans doute est-ce là la raison pour laquelle nous avons été bien incapable de distinguer l'existence de ce virtuel destinataire. Cette tactique présente un double avantage : elle permet d’abord, je l’ai dit, de faciliter la construction d’un essai qui, autrement conçu, aurait sans doute grevé le plaisir (c’est tout de même un point qu’il faut louer) de notre lecture mais qui, de la même façon, nous eût ravi du pastiche d’un de ces savoureux dialogues dont les exemples littéraires sont proprement innombrables.
Ensuite, elle permet à Kéchichian, en refusant d’endosser le paletot vermineux dont s’affuble, selon ses dires, le pamphlétaire, de mettre d’immenses distances entre lui, le noble, le pur, le doux, le critique désireux de stigmatiser un milieu qu’il connaît bien, et l’imprécateur imaginaire, paré d’un accoutrement de miséreux vociférateur. Ainsi pouvons-nous lire, dans le pamphlet mou de notre journaliste, un avertissement qui, lui, est élastique : «La jubilation méchante du pamphlétaire, visible en chacune de ses phrases, est hautement suspecte, répréhensible, car elle manifeste et traduit le ressentiment qui l’anime, dans lequel il se complaît tout en feignant d’en combattre la cause. C’est pourquoi je répugne, conclut avec bravoure le rétiaire Kéchichian, à faire mienne cette défroque, à la trouver avantageuse» (p. 11) . Notre auteur, lui, se veut rien de moins que hautement transparent, non coupable (mais responsable, tout de même ?) des maux qui rendent l’écriture pamphlétaire avide d’une joie elle-même parfaitement condamnable puisque méchante, fruit amer d’un ressentiment que toutes les belles âmes se sont fait une spécialité de dénoncer depuis des siècles. Kéchichian combat donc la cause pamphlétaire en écrivant un… pamphlet qui certes ne détruira rien, ne jubilera, méchamment, de rien et donc ne nous fera strictement rien ressentir, pamphlet qui, à tout petits frais et sans jamais, bien sûr, nommer tel ou tel écrivain dont on devine, ici ou là pourtant, le portrait à peine voilé, pourra tout de même se réclamer d’une conception souveraine de la parole, paulinienne dans son essence, immédiatement, si je puis dire, tout entière prophétique et, une fois de plus, pardon de moquer le suave Kéchichian : pamphlétaire. Comme c’est, sans doute, le secret littéraire le mieux gardé depuis l'aube des âges, je m’empresse de le dévoiler à notre amène auteur, notre mielleux rétiaire, lui révélant ainsi que toute parole prophétique, par définition, est aussi violente, en fait pure violence. Comment ne le serait-elle pas puisqu’il s’agit pour elle, en crevant les apparences vaines auxquelles tous nous sommes misérablement attachés, de faire triompher la vérité bafouée, conspuée, moquée ? Même Blanchot, dont les sens s'atrophiaient subitement lorsqu'il s'agissait de considérer des questions d'ordre spirituel, s'en était aperçu dans l'un de ses textes consacré à la parole prophétique : il est vrai que l'écrivain, tout de même, pouvait se targuer d'une finesse critique acérée comme une pointe. Un voile quoi qu'il en soit, eût-il la finesse délicate d’un velamen, ne se déchire jamais sans que quelque goutte de sang, quelque cri de souffrance n’en paraphe l’arrachement.
Voici donc le défaut le plus grave de notre pamphlet mou : il ose affirmer qu’il n’y a point, dans l’écriture de l’imprécateur, une recherche de la langue qui est, Bernanos le rappelait avec force, une évidente quête de l’Être. Il ose affirmer que le genre pamphlétaire est inutile, ridicule et de surcroît n’est qu’une blessante apologie d’une violence dont le seul but serait de détruire. Kéchichian écrit ainsi, toujours dans son avertissement feutré : «Ce n’est pas le moindre défaut, la moindre injustice, du genre pamphlétaire que d’aplatir et de simplifier les mots» (p. 12). Certes et l’auteur, qui illustre avec mollesse le genre inédit du pamphlet délicat, lui qui refuse donc l’injustice, n’en est pas moins coupable, à mes yeux, d’aplatir sa propre écriture. La vue de Patrick Kéchichian est donc dramatiquement courte car le pamphlet est d’abord le lieu où peut s’opérer, dans l’athanor bileux de la colère, dans le chaudron sous pression du ressentiment, la magique transformation qui fait de la langue une coulée de lave aspirant à la fraîcheur, au grand large, au sel de l’océan qui, en la figeant, détruira son ardeur brûlante mais permettra aussi de façonner de nouvelles terres. Le pamphlet en tant que genre est donc un événement destructeur, nul ne songe à affirmer le contraire. Mais les meilleurs exemples de ce type de textes affirment tous qu’ils détruisent, avec un plaisir absolument divin, pour construire, pour rebâtir. Quoi ? Une nouvelle arche de parole, l’ancienne, celle contre le pourrissement de laquelle il a fallu lutter, étant désormais caduque, réservée à toutes celles et tous ceux qui, à l’exemple de l’écrivain, n’ont su reconquérir leur propre langue. Les essais les plus puissants, les écrits de combat les plus violents, les pamphlets apocalyptiques d’un Bloy, d’un Bernanos ou d’un Céline (nous pourrions ajouter à ces noms celui du redoutable Pierre Boutang, qui s’illustra à plusieurs reprises dans ce genre éminemment français) sont, bien évidemment comme Kéchichian ne manquerait sans doute point de nous le rappeler, profondément injustes, violents, en un mots impubliables, comme le sont encore les hurlements de Céline. Et pourtant, quel lecteur quelque peu honnête, quel lecteur amoureux de sa langue et de l’écriture oserait prétendre que cette violence, pourtant partout présente, exsudant de chaque ligne, est l’ultime fond de ces ouvrages, qu’elle ne témoigne pas, à sa façon souterraine, oblique, d’une paix ardemment recherchée, réclamée sans relâche par ces écrivains tentant de vaincre le silence souverain du désert, à moins qu’il ne s’agisse pour eux de s’extraire de la fausse parole dénoncée par Armand Robin ?
En fait, un passage de notre pamphlet molletonné illustre admirablement l’intention retorse de Kéchichian; ce passage prononcé ou écrit par le double virulent de notre critique mondain (double que nous aurons donc grand soin de ne point confondre avec ce dernier) stigmatise la propre méthode critique de l’auteur, qui écrit : «Ne répondez jamais directement aux critiques ou à vos détracteurs (ce sont souvent les mêmes), ces jaloux. Attendez l’occasion. Visez alors la bande, comme au billard, et rebondissez selon une ligne oblique…» (p. 66). Kéchichian, à son tour, dans son pamphlet pleureur, n’avance pas de front, choisit la bande, multiplie les calculs savants de trajectoire, vise et… tire son unique flèche-ventouse. Mais pour quel extraordinaire résultat ? Parvenir au havre de paix, assurément, et cela en ayant économisé ses propres forces, en minimisant ses efforts, en feutrant ses colères, en se dédouanant un peu trop facilement de leur écume aigre pour en charger ce maître de parole inventé à moindres frais, bref en conservant son impeccable sang-froid, en se gardant des coups et des contre-coups, en détalant comme un lapin dès que le danger monte au lointain horizon de cet impassible Drogo de la Critique.
Dès lors, les citations pauliniennes, d’une force implacable, d’une justesse (et justice) dévastatrices, extraites de ses épîtres, qui ouvrent chacune des parties de notre pamphlet doux, apparaissent comme un étonnant mécanisme qui à la fois, d’une part, sécurise le périmètre de cette forteresse imprenable où son seigneur implacable, le prudent Kéchichian, multipliant les bandes, les angles et les rebonds, applique ses tactiques suaves, estime la chance, à bonne distance, de ses lénitifs coups mûrement réfléchis, et, d’autre part, tente de conférer à la superficialité décriée de notre petit pamphlétaire une profondeur que son livre n’eût jamais pu, autrement, garantir. Kéchichian, qui a stigmatisé dès les premières pages de son livre la figure honnie du pamphlétaire, reprend, dans sa Postface, la parole pour ainsi non seulement, de nouveau, refuser que le dernier mot soit trop gracieusement offert à l’ignoble colère et que triomphe donc l’injustice scandaleuse de la violence, mais surtout pour affirmer que son essai est exemplaire d’une Parole de paix.
Refusant donc, avec une sainte horreur, la parole polémique, Kéchichian estime que la littérature, dont il a si soigneusement décortiqué les plus fameuses errances tout en se gardant bien de leur donner un nom, tout en ne citant jamais le plus petit nom alors qu’il les connaît tous, ces noms d’imbéciles parisiens, doit, pour se purger de ses maux les plus ataviques, trouver son modèle dans l’Écriture. C’est donc, je le répète encore, à bien peu de frais, prétendre que la littérature contemporaine doit être sauvée «par le haut», alors même que Kéchichian a tout simplement refusé de sonder ses bas-fonds, pourtant colonisés par les larves parisiennes les plus diverses, alors même encore qu’il n’hésite pas à braver le ridicule consistant à nommer, selon la terminologie paulinienne, «Principautés», «Puissances» et «Régisseurs» (Épître aux Éphésiens, 6, 12) les ennemis qui jamais ne baissent la garde. Fernando Vidal-Olmos, l’un des personnages les plus fascinants et suspects de la trilogie romanesque d’Ernesto Sábato, ne craint pas, avant de songer à tenter d’apercevoir la lumière, d’explorer les plus profondes ténèbres. Ainsi, le recours à ce qu’il faut bien appeler de son nom, une satanologie, paraîtrait beaucoup moins ridiculement déplacé si déjà, à sa mesure de boxeur inoffensif, Kéchichian n’avait pas craint, en les nommant, de combattre ses adversaires. L’auteur, à la différence du courageux Vidal-Olmos (plus prosaïquement : de n’importe quel critique digne de ce nom), appliquant les ruses que ses instructeurs lui apprirent alors qu’il faisait partie de quelque redoutable commando, refuse non seulement, d’un même geste altier, l’exploration de la zone dangereuse et la confrontation directe, la bataille la plus lointaine mais s’époumone visiblement pour qu’un hélicoptère vienne immédiatement l’extraire du bourbier où ses pieds légers n’ont pas même eu le temps de froisser une brindille.
Et de citer, pour conclure, les recommandations ironiques de Fernand Divoire, dans le chapitre de son ouvrage intitulé De la prudence, que notre journaliste, peut-être, devrait utilement méditer : «pour traverser sans dommage la zone dangereuse, il faudra arriver à deux choses :
1° Être prudent;
2° Rendre les autres prudents.
La mesure entre le 1° et le 2° est difficile à garder. En restant trop prudent, on peut finir, malgré tout, par passer pour un pleutre, ce qui encourage les autres à mordre [...].»