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02/02/2005

Fair is foul, and foul is fair : Macbeth ou l'ontologie noire

Crédits photographiques : Joseph Rodriguez (AP Photo/News & Record).

Macbeth, actuellement joué (et ce jusqu'au 5 mars) sur la scène londonienne de l'Almeida Theatre, est, je crois, le texte (admirable dans la traduction que Pierre Jean Jouve en a donnée, précédée d'une superbe préface signée G. Wilson Khight) que j'ai le plus relu (j'en connais de mémoire plusieurs pages...), la pièce de théâtre dont j'ai goûté le plus d'adaptations, qu'elles soient musicales, théâtrales ou cinématographiques. Macbeth a toujours reçu, de plus, la faveur des peintres. Ainsi, à la clarté certes menaçante et grosse de futurs désastres que John Martin peint dans une toile somptueuse, j'avoue préférer les scènes plus sombres, comme peintes à contre-nuit par John Henry Fuseli.
Il y aurait, il y a, évidemment, des milliers de façons d'analyser cette pièce ténébreuse (existent ainsi, en seule langue anglaise, plusieurs centaines d'études sur le sujet !) mais, alors que je suis plongé dans un recueil de textes de Kantorowicz intitulé Mourir pour la patrie, je ne veux retenir que le désordre universel ou plutôt l'inversion démoniaque de toutes les valeurs qui, dans la pièce de Shakespeare, est la conséquence du meurtre du roi Duncan. Aussi, me fascine dans Macbeth l'impression qu'ont les personnages de vivre un mauvais rêve duquel ils ne peuvent s'échapper (Kierkegaard affirme de Macbeth, dans son Traité du désespoir : «Son moi, tout égoïsme, culmine en ambition. Le voici roi et, cependant, en désespérant de son péché et de la réalité du repentir, c'est-à-dire de la grâce, il vient de perdre son moi ; incapable même pour lui-même de le soutenir, il est exactement aussi loin d'en pouvoir jouir dans l'ambition que de saisir la grâce»), tentant sans relâche de combler l'irréductible distance qui sépare leurs pensées de leurs actions, leurs cauchemars de leurs actes maléfiques.
Où est le Mal ? Dans l'esprit fiévreux des personnages ou dans leurs gestes ? S'est-il glissé justement entre les deux, ce qui reviendrait à dire que le Mal spirituel n'est rien, n'est pas bien grave en somme (cette remarque peut s'appliquer à bien des problématiques liées à la morale), s'il ne tente pas de capturer le réel même, comme il le fait dans la pièce de Shakespeare, non seulement par le meurtre de l'Autorité mais par le bouleversement de l'univers ? Et, si nous disons que le Mal est décidément spirituel ou n'est pas, comment pouvoir affirmer que Macbeth était vierge, avant même de rencontrer les trois sorcières, de toute contamination ? Ne faut-il pas alors prétendre que le Mal est ce toujours-déjà-là qui me précède, dont les plus braves même (car Macbeth, n'en doutons point, est un brave) ne sauraient se protéger efficacement ?
Macbeth, dont on pourrait dire je crois, comme Günther Anders parlant des peintures de Grosz (dans un texte récemment paru chez Allia), qu'il s'agissait d'une ontologie noire, est décidément la pièce de tous les vertiges, c'est-à-dire de tous les actes de lecture.