Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Lettre sur Benjamin Fondane, par Daniel Cohen | Page d'accueil | Entretien sur Léon Bloy avec Pierre Glaudes, suite »

03/06/2006

Sur l'Affaire Handke, par Jean-Gérard Lapacherie



Jean-Gérard Lapacherie, que je remercie, m'a fait parvenir ce court texte, écrit en un temps record qui n'enlève absolument rien à sa force. Depuis quelques jours, en réponse au texte (et à la pétition qui l'accompagne forcément) d'Olivier Py intitulé Le droit de dire non, une pétition circule sur la Toile, grâce aux bons offices de Patrick Barriot qui va publier d'ici peu aux éditions L'Âge d'Homme un ouvrage intitulé Le Crime par la Pensée ou la Jurisprudence Bozonnet dans lequel est analysée la cinquantaine d'articles publiés en France au plus fort de ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'Affaire Handke. Tout lecteur désireux de signer cette pétition peut donc écrire à M. Barriot à cette adresse électronique. Je signale enfin, sur ce même sujet, l'excellent article de Matthieu Baumier paru dans Le Figaro.

La Bêtise, l’immonde Bêtise, la Bêtise au front bas, la Bêtise aux joues épaisses, la Bêtise aux fesses rebondies, la Bêtise à la panse pleine et à la bonne conscience replète, la Bêtise des nantis, la Bêtise qui faisait hurler de rire Flaubert, la Bêtise qui a traduit en justice Baudelaire, la Bêtise aux ciseaux aveugles, la vieille Bêtise racornie, rabougrie, cacochyme, pourrie, corrompue, puante, la Bêtise de toujours, l’éternelle Bêtise bête a encore frappé. Depuis un siècle et demi, elle n’a pas changé. Elle trône dans l’Empire du Bien, cette Vertu incarnée, cette Morale obligatoire, cette sainte Alliance du Beau, du Bien, de l’Utile, du Progrès, de la Direction des Âmes, de la Conscience éclairée, de la Vigilance en éveil, des Dominants, etc. Les favoris louis-philippards ont été remplacés par les cheveux longs soixante-huitards, mais la Bête est toujours là, aux aguets, près de fondre sur la proie innocente, avide de sang chaud et de silence, cupide et sale, rêvant de têtes alignées droit comme les menhirs de Carnac, déambulant sous les lambris dorés du Pouvoir, hantant les studios de télé ou de radio, etc. Elle peut crier, elle aussi, «je suis partout» : partout où il y a du Mal à extirper, elle est prête à la besogne. Au milieu du XIXe siècle, elle se nommait Homais, Pécuchet, Prud’homme, Bouvard, Perrichon ou Bécassine. Aujourd’hui, elle a pour noms Bozonnet Marcel (le bon Marcel de gôche), Daniel Jean, les journaleux du Nouvel Obs. Baudelaire et Flaubert aujourd’hui se nomment Peter Handke.
En elle-même, l’affaire Handke est dérisoire : ce qui y donne du sens, c’est qu’elle révèle la vraie nature de notre époque, comme le papier tournesol de la modernité. Notre époque se croit, se dit, se prétend libérée, subversive, pas bégueule, anticonformiste, bohème, dérangeante, antibourgeoise, convulsive, antiraciste tous ensemble tous ensemble tous, amatrice de prides en tout genre et de world music, etc. Le frac révolutionnaire a beau être pourvu d’amples pans, il ne parvient même pas à dissimuler la stupidité, l’étroitesse d’esprit, la rancune tenace, l’alcool triste, l’inculture, tant ces saletés de l’âme lui collent à la peau. Pendant des décennies, il a été reproché à la Comédie-Française de ne représenter que les pièces du répertoire français. Désormais, elle est ouverte au monde et aux autres; elle accueille en son sein les autres cultures du monde, comme disent les bien pensants du socioculturel : c’est un grand pas en avant, rétorquent-ils. Faisons-leur crédit sur ce point. La Comédie-Française a donc programmé en 2007 Le Voyage au pays sonore ou l’art de la question, une pièce de Peter Handke, écrivain vivant et autrichien de surcroît. Bruno Bayen, un maître de la scène moderne, devait la mettre en scène. On est en plein moderne. Handke le moderne choisi par le Marcel moderne et mis en scène par Bayen le moderne. Tout est moderne. Pourtant, il a suffi que la Marcel, l’Administrateur d’une institution publique, nommé par le pouvoir politique (Jospin ou Lang sans doute), lise dans Le Nouvel Obs, son bréviaire socioculturel (autant dire de m…), un entrefilet mensonger, vipérin, calomniateur, faux, raciste (pourquoi pas ?), le type même du communiqué de Parti tunique (genre PCMLF, Mao spontex, PCF, UOIF, PMF, etc. : les organisations tyranniques sont légion en France), pour qu’il décide de son propre chef, sans en référer à quiconque, de déprogrammer la pièce : de fait de l’interdire. Il a pris ses ciseaux et il a découpé dans le programme 2007 le nom d’Handke pour le faire disparaître, comme d’autres retouchaient les photos officielles, après avoir fait assassiner celui dont il ne devait y avoir de trace nulle part. Quel crime a commis Handke ? Aucun. Il est seulement allé à Požarevac. Pozarevac, pour son malheur, se trouve en Serbie.
Handke a démenti les mensonges du bréviaire socioculturel des imbéciles : « Je n’ai pas déposé une rose rouge sur le corbillard de Slobodan Milošević. Je n’ai pas touché le corbillard. Je n’ai pas brandi le drapeau serbe. Et jamais je n’ai approuvé «le massacre de Srebrenica et autres crimes commis au nom de la purification». Jamais je n’ai considéré les Serbes comme «les vraies victimes de la guerre». Et à Požarevac, je ne suis pas venu «en voyageur de la vérité». Je ne suis pas l’auteur de Justice pour la Serbie, mais du Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina (Gallimard). Et nulle part, dans mon petit discours à Pozarevac, je n’ai dit : «Je suis heureux d’être près de Slobodan Milošević, qui a défendu son peuple». Cela n’a pas empêché le Marcel d’accorder du crédit à ces mensonges : ils étaient écrits dans le bréviaire socioculturel. La culture s’est mise au garde-à-vous devant le socioculturel. Ce n’est pas la première fois qu’elle s’abaisse et se prosterne. Il en allait ainsi quand l’auteur de La Pucelle distribuait les pensions du Roi aux poètes.
Puisque le Marcel et son bréviaire ont décidé de purifier l’art et la culture, indiquons-leur des pistes. Molière était un intime de Louis XIV. Louis XIV a fait mettre à feu et à sang le Palatinat. Que Molière ne soit plus joué à la Comédie-Française. Musset était un affreux réactionnaire. Que ses pièces soient interdites ! Mme Duras a écrit un ouvrage à la gloire de l’empire colonial, avant de travailler pour les services d’Abetz, puis de faire le procureur dans les procès de la Libération (elle a obtenu la tête d’un pauvre type), puis d’entrer au service de la propagande de Staline. Que jamais ses pièces ne soient jouées à la Comédie-Française. Beckett était une sorte de disciple lointain de Schopenhauer (Le Monde comme volonté et comme représentation); Hitler aussi. Que Beckett ne soit jamais plus joué à la Comédie-Française, etc. À ce rythme, il n’y aura plus sous peu ni théâtre, ni peinture, ni musique, ni littérature, etc. Savonarole et J.-J. Rousseau auront gagné : le seul qui aura survécu à la purification sera l’Observateur des basses-cours par le trou de la serrure. Il fera office de bréviaire socioculturel pour tous les Marcel de la sous-culture à la Goebbels Jdanov.

Lien permanent | Tags : Polémiques | |  Imprimer