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« La Ville, son archange de misère, l'espérance (Un cauchemar, 8) | Page d'accueil | Ce qui est écrit est écrit de Henri Du Buit »

09/05/2008

La Ville, son archange de misère, l'espérance (Un cauchemar, 9 et fin)

Crédits photographiques : Jack Delano.

Rappel.
La Ville..., 1.
La Ville..., 2.
La Ville..., 3.
La Ville..., 4.
La Ville..., 5.
La Ville..., 6.
La Ville..., 7.
La Ville..., 8.

Villes pleines d'yeux grands ouverts qui, après une nuit de débauche blanche comme une vestale, peindront ce qu'ils ont cru voir en couleurs vives et criardes, impudiques et macabres : c'est de nouveau le pas des mendiants qui va faire trembler la terre, dans ces toutes premières années qui voient se fortifier l'expressionnisme, mot commode et années arbitraires sous lesquels s'agglutinent, pour se réchauffer quelque peu en attendant la lumière universitaire que les générations patientes et érudites dispenseront prétentieusement sur ce qui n'est, en fin de compte, ni plus ni moins qu'une misère crasse et superbe, mais instituée en bohème géniale, les parias, en rang pour le défilé de la critique. La singularité de l'époque ?
La sensibilité monstrueuse des fins d'empire, l'urticaire des grabats où se contorsionnent les mourants exténués. On pressent alors, comme une rumeur colportée par les Histoires pragoises du jeune Rilke, que tout finit, et que tout, peut-être, va renaître miraculeusement, comme un fulgurant démenti à la sombre et irréversible faille que la Mort introduit dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge. C'est que certaines voix ont proclamé que l'expressionnisme n'était qu'une immense recherche, qu'il est «une sorte de généralisation de toute notre vie sur la base d'une influence purement spirituelle, un élan vers la divinité venant au moment où toutes les religions font faillite. Est-ce qu'il ne nous apprendrait pas même de nouveau à prier ?» Belle chimère, horizon vite éventé, car la prière, si elle est montée assez haut, a vite fait de culbuter sur le rebord des tranchées, d'où elle ne ressortira plus, malgré le délestage – on devrait dire le dégazage – des putréfactions enfouies sous la boue. Qu'est-ce qui va s'élever du tas de décombres brûlants qui survit de l'empire bariolé comme une tunique magyare, du tout-puissant empire austro-hongrois qu'on surnomme, tant il est vaste, “l'Empire du Milieu”, cette ingouvernable mixture de peuples (Metternich dira : «J'ai gouverné l'Europe, jamais l'Autriche.») tchèques, polonais, slaves, germains et romains décrit minutieusement par L'Homme sans qualités de Musil, dernier battement de la paupière rougie du géant pour un bref éternuement d'énergie ? Rien. Rien du tout. Quelques toiles, quelques livres — romans et pièces de théâtre —, c'est finalement bien peu. Mais de ce rien poussé jusqu'à l'extrême abnégation, un rêve cruel, halluciné, ondoyant comme une Ophélie pluvieuse, va grandir et grossir telle une bulle de pâle lumière remontée des profondeurs aveugles, puis se fixer à peine, dans la fulgurance d'une vie grippée en 1918, dans les traits spasmodiques d'Egon Schiele ou dans les ors byzantins d'Émile Nolde, ou encore mêlée à la boue des tranchées d'Otto Dix : c'est, je l'ai dit, Rilke, Musil, Kafka, Wedekind, Hofmannsthal, Benn, Schnitzler, beaucoup d'autres encore, certes plus obscurs, à moins qu'ils ne soient simplement plus accablés par une misère promotionnelle, édifiante et sainte comme une colère de Job sur son fumier (et, ainsi devenus invisibles par l'amoncellement des hardes qui pourtant les désignaient à la moquerie du bourgeois, ils ont sombré comme dans un trou noir de dévorante absence). Ils bâtissent, littéralement, sur les ruines qu'ils pressentent, qu'ils sentent, puisque pavane sous leur nez le premier frisson d'un vent bizarrement poisseux, les avertissant qu'il ira bientôt charriant le pollen de millions de charognes, le souffle des tranchées chaudes et humides, ils édifient quelques constructions éphémères, pantelantes et décomposées, creusant dans la terre noire pour y chercher et y trouver peut-être, avec le trésor des vieux contes de l'Allemagne légendaire, l'espérance enfouie comme une reine de Saba. Ces maudits sont invisibles, puisque l'industrieuse grande Cité refuse de voir sa propre pourriture et que complaisamment, elle se beurre des tartines rances d'humanitarisme mondialiste, tandis qu'elle expulse la divine charité, non plus errante, mais première “sans-papier” de la Ville, lépreuse intouchable mieux gardée qu'un troupeau de veaux d'or. Qui sait pourtant si Trakl, à la recherche de cette charité qu'il a cru toucher de sa main tendue vers le poème lumineux, serti dans sa gangue de ténèbres comme une promesse d'enfant, qui sait s'il n'erre pas encore dans les nuits froides de Vienne, aguiché comme une silhouette hésitante par les putains de la Judengasse qu'il aimait tant; qui sait encore s'il n'est pas une des ces lueurs furtives qui glissent subrepticement sur l'eau noire de la Saône, à l'heure incertaine des amers retours, pressées de rentrer au néant des limbes apaisantes et silencieuses qui les ont enfantées, tandis que la ville, la ville énorme et noire comme un dolmen de misère, évacue ses ordures millionnaires dans les gorges profondes et mystérieuses de la nuit ?
«S'envolent des oiseaux blancs à l'orée de la nuit
Sur des villes d'acier
Qui s'écroulent.»

Car, peut-être qu'elles attendent, claquant comme de grandes voiles d'orgueil déchirées, comme Verhaeren l'écrit dans ses Villes tentaculaires,


«Un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui l'humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.»