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28/04/2009

Conte de la barbarie ordinaire, par Sarah Vajda

Crédits photographiques : Sebastian Scheiner (AP Photo).

Remise en une de ce très beau texte de Sarah Vajda, initialement paru le 24 février 2006 sur Stalker.

Je rappelle que le procès de Youssouf Fofana et de 26 autres personnes pour l'enlèvement, la torture et l'assassinat d'Ilan Halimi doit se tenir sous le régime de la publicité restreinte, c'est-à-dire à l'exclusion du public, devant la cour d'assises des mineurs de Paris, à moins que les deux accusés mineurs à l'époque des faits, en janvier 2006, ne consentent à lever cette mesure à l'ouverture des débats demain.
Me fichant des subtilités d'un droit que ces canailles ont bafoué, je leur offre une publicité qui n'est point restreinte.

Rappel
L'enterrement d'Ilan Halimi, par Frédéric Gandus.
Moi, Youssouf F, né le 13 février 2006, meurtrier.

Photographie : Copyright © Reuters.


Á Sainte Esther, patronne des marannes jadis adorée dans les églises tolédanes.

Pour Laurent Schang qui me croit sioniste.
Pour mon époux goy.
Pour mes enfants métis.
Pour Juan qui a insisté.


Ça avait commencé boulevard Voltaire… Au nom de la tolérance… Et ça aura fini aux portes du cimetière juif de Bagneux, comme un appendice au Dictionnaire philosophique.

«Rappelons que le rabbin Farhi a mensongèrement soutenu qu’il avait été poignardé par un individu criant «Allah Ouakbar», qu’Alexandre Moïse, président de la Fédération sioniste de France, a porté plainte contre des menaces... qu’il s’envoyait à lui-même avant d’être confondu et condamné, que la jeune fille de Montpellier à laquelle on aurait dessiné une étoile juive sur le bras était un faux, qu’Élie Chouraqui a manigancé un pseudo-reportage télévisuel sur l’antisémitisme imaginé d’élèves d’origine arabe à Montreuil, que l’incendie de l’école juive de Gagny a été d’emblée présenté comme un acte antisémite, ce qui s’est révélé faux et qu’en juin 2004, il y a eu l’affaire d’Épinay où un malade mental a poignardé plusieurs personnes d’origines diverses, juive, mais aussi algérienne, haïtienne et portugaise, les médias ne s’intéressant qu’à la victime juive. Puis il y a eu l’affaire de l’incendie du foyer juif dans le 11ème arrondissement qui s’est révélée ne pas être un acte antisémite mais un acte commis par un «déséquilibré» travaillant dans ce foyer (1).»
Et si cette fois c’était vrai ?
Si Ilan Halimi avait été torturé trois semaines durant parce que né feuj ? Un trou de cigarette au front «sale juif», ligoté comme les grands frères des geôles d’Amérique en expiation de la faute américano-sioniste, dénudé comme les maîtres du Reich se plaisaient à dévêtir les siens à l’arrivée, afin qu’ils comprennent qu’ici, fini de rire, terminus ad quem, conspiration démasquée, ils seraient châtiés selon leurs crimes, un parmi eux, brûlé à l’acide pour effacer les marques de cutter, le sang juif ne doit pas couler, sang sorcier qui empoisonne la terre… arraché à sa mère, ses sœurs, à l’affection de Yakov son patron parce que les juifs (2) – c’est bien connu – sont riches… Oreille coupée parce que les youpins – qui les démentira ? – ont l’oreille du grand Satan, après celle de Moscou, en attendant celle des envahisseurs, David Vincent le sait… On ne se défie jamais assez du crétinisme.

Le visage de la France

Ilan Halimi est mort pour la France et la France ignore son sacrifice. Ilan est mort pour dévoiler son visage, celui d’une barre de dix étages où vivent des sourds, des muets, des invalides. Personne n’a entendu le moindre cri, nul n’a été témoin de son martyre, nul n’a tendu la main jusqu’à un téléphone, à chacun sa raison : «jeunes», complices, «entre frères l’honneur le respect camarades, unis contre toujours», ou gaulois rasant, une habitude, les murs. Tous également infirmes, amputés, yeux crevés, tympans percés, troncs démembrés soudés par la haine ou séparés par l’indifférence. Si longtemps qu’ils ont appris à ne rien voir comme ces enfants qui croient fermant les yeux êtres invisibles, certains en leur folle terreur qu’ils ne risquent, prunelles closes, rien et Gaulois signifie d’abord vaincus. Vaincus par César, par Rome, elle-même bientôt défaite par les Barbares. Les philosophies de l’histoire, toujours, tricotent le destin des peuples. L’une d’elle chante l’éternel retour du même, inscrit le diktat du recommencement, quand d’autres affirment «on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve» : à guetter le danger du côté du FN et des groupuscules post-nazis, nos aèdes auront, responsabilité illimitée, laisser le champ libre au nouvel ennemi. Le mât de vigie est demeuré vide, place désertée, et sur le chemin de ronde, la sentinelle vigilante mal prévenue ne cherchait que du brun. De la tour du château de Barbe-Bleue, elle aura, maladroite, pris drapeaux verts pour herbe verdoyante, cris de haine pour psaumes et, malédiction d’Occident, les voiles noires pour des voiles blanches.
La mort d’Ilan témoigne, crie : les Barbares sont dans nos murs, fabriqués en série, délicieux Guismo que le pays laisse boire après minuit et qui, déjà, sont devenus des Gremlin. Au nom du sanglot de l’homme blanc, par la vertu magique du lait d’indifférence, la métamorphose a eu lieu qu’aucun observateur n’a cru bon de révéler de peur de passer pour raciste, fasciste, xénophobe. Les anthropologues avaient fait la leçon, l’excision et la fatwa sont pratiques aussi respectables voire davantage que ne le sont, le demeurent l’étymologie du mot «Hyménée» et le Code civil, quoique la première ait perdu sa raison d’être et que le second doive impérativement être adapté à la Modernité.

Image prise le 17 février 2006 de la cave de la rue Prokofiev à Bagneux où le jeune Ilan Halimi a été torturé

L’origine

Tout avait commencé par la haine de soi et le révisionnisme. Rechercher l’origine est une tâche ardue. Essayons, quelque part du côté de Bernadin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques Rousseau, dans le mythe du bon sauvage, bon forcément bon, puisque vivant nu, sans écriture, sans loi, dans l’île ou la forêt comme vivent les enfants, relire Vendredi ou la vie sauvage, mépriser Robinson, féerie pour une autre fois, le voyage au bout de la nuit a déjà commencé. Sans relâche, revenons au mythe, sans cesse repris de l’âge d’or, du temps qui précède l’idée du péché ou l’idée du divin, adorons mère Nature affirmée comme seule idée régulatrice qui offre à ses fils, au moyen de la cueillette, de la chasse et de la pêche, de quoi vivre sans autre horizon d’attente que la reproduction, le cycle des saisons… Là bas, en l’île heureuse, ni Sanhédrin, ni Vatican, ni ordre de la Cité, pas d’école, des initiations, des voyages au-delà du réel, l’absolu en ligne directe, avec pour seuls intercesseurs, entre la Nuit et l’homme, les chamans, les sorciers et les mages déguisés en serviteurs de Dieu. Et de ces Paradis, l’homme blanc, armé casqué, a prétendu chasser l’insulaire, l’habitant des forêts, le marcheur du désert, au nom de Jésus-Christ, au nom de la République française, au nom de l’Empire britannique… Ce fut en effet une très lourde faute, une responsabilité illimitée, un crime contre la vertu et il est juste que l’Occident soit châtié, sang devant être versé, fleuves rouges sur les générations. L’histoire de la folie à l’âge classique nous enseigne, selon saint Foucault, que le Moyen Âge était tendre aux fous qui les laissaient souffrir en compagnie des autres, quand le hideux XIXe siècle les flagellait, les douchait, les séparait, rêvant de les adapter au monde, voire de les guérir, au moins de soulager leurs souffrances et de les empêcher de se mutiler, se détruire, détruire ou mutiler leurs voisins. Il a bien fallu après cela adapter notre monde à la folie. Opération réussie. Á refuser l’idée d’un souverain bien, une définition de la norme – quelques odieux dérapages compris, convenons-en –, nos penseurs auront ouvert les digues. Nous y sommes, submergés. Ici, «chacun» à sa guise prétend danser au mépris du bien commun considéré comme cicatrice judéo-christiano-centriste. Qu’on se le dise Lesbie et Alcibiade seront pères de famille, les schizophrènes seront gens heureux et la France qui, au charme discret des vertus ancestrales prétend céder encore, aura nom «France moisie !». Les géniteurs d’apprenants pas plus que les enseignants n’auront sur nos Émile le moindre devoir d’autorité. Ils devront, le ministre l’affirme, se contenter de s’émerveiller de voir pousser les surgeons à leurs soins confiés par le hasard, la nature, la loi de la sectorisation, comme croît l’herbe folle et ne songer point à tailler les allées du jardin. En contrepartie, les végétaux libres ne devront pas aux jardiniers réclamer les soins jadis indispensables : la constance, la solidité, l’amour. Chacun, au logis à toute heure, libre absolument, demeurera, la stabilité familiale devenue un simple cliché pour la «famille Ricorée» ou le camembert, jouira sans entrave dans un monde rénové où «il est interdit d’interdire», authentifiant sur notre vieux continent la révélation du Nouveau monde, les charmes présumés de la vie sauvage au cœur du non moins sauvage capitalisme. La coexistence du réel et du mythe ayant nom schizophrénie, nous dûmes constater la fausseté de l’assertion deleuzienne : il n’y a pas de schizophrènes heureux, ceux qui le demeurent, à l’instar des habitants de la barre de Bagneux où Ilan fut torturé avant d’être jeté sur une voie ferrée… devant nécessairement vivre en sourds, en aveugles, en infirmes. Voilà l’envoi du poème.
Confusément, les petits blancs se savent vaincus qui tatouent et percent leurs corps trop pâles, empruntent l’idiome des barbares, méprisent la grammaire, la forme et la langue jusqu’à parvenir au lieu où toute pensée se meurt, faute de vocabulaire. Confusément, les blondes nattées à l’africaine, les bourgeoises en révolte qui hurlent des nuits entières des chants primitifs dans des raves, rêvent d’espaces vierges où vivre les libidos trop tôt déniaisées et certaines qu’aucun mâle issu de cette civilisation défaite ne saura leur offrir le frisson par Dionysos promis. Les Blancs ont appris la leçon, qui depuis soixante ans la ressassent : toutes les civilisations, tous les livres, tous les arts, tous les hommes ont égale valeur aux yeux de Mère Nature, l’Histoire est une apocalypse en marche; la philosophie, des constructions vides; la psychanalyse, un verrou totalitaire; la religion, l’opium des peuples; l’éducation, une castration; la politesse, une hypocrisie; la beauté, une idée reçue; la sexuation, un fait d’oppression… Tout le monde s’y est mis : Ilan en a crevé. Nous en crèverons tous. Nous mourrons de Rousseau, nous mourrons des théoriciens de la pensée 1968, du Castor et de son époux morganatique le Crapaud, de monsieur Onfray et des marchands de rêves, de Marx et de Lénine, d’Heidegger et de tous les gnostiques, des rabbis miraculeux et des Imans en guerre pour n’avoir pas haut et fort crié la supériorité de Platon et d’Aristote sur les Sophistes, pour avoir renoncé à nous agenouiller espérant l’adoubement devant les rois Richard clamant que Jean son frère le vaut bien, l’arsouille Mitterand valant le Général-Honneur, pour avoir affirmé l’équivalence de Mallarmé et de Prévert, de Baudelaire et de Renaud, de Turner et de Miró, de Beethoven et de Boulez ad libitum. Nous mourrons d’avoir voulu croire que la sociologie éclairait le mystère du génie et surtout de nous savoir pécheurs, acceptant la sentence dans un monde ontologiquement condamné. Nous mourrons d’avoir méconnu la grandeur et de lui avoir préféré la médiocrité, nous mourrons d’avoir chosifié l’homme, effacé son visage et dédaigné la férule de la forme. Nous mourrons d’avoir cru aux mérites de la tabula rasa, d’avoir séparé l’héritage. Nous mourrons de nous être haïs, accueillant dans nos murs le cheval maudit. Nous mourrons enfin d’avoir cru que le pourrissement du capitalisme constituait la première étape de la Révolution et qu’il convenait d’affaiblir les institutions, les cadres de l’État jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à livrer aux Barbares…
Fin de partie. Nous avons déploré l’inconvénient d’être nés, accueilli le nihilisme comme on reçoit l’Espérance, chanté la beauté de l’assassin contre l’ordre bourgeois, laissé nos filles faire de leurs corps des cimetières et des poubelles, et à nos garçons, avons intimé l’ordre de jeter leur sperme sans plaisir, ni amour, nous avons cessé de voir en nos corps des autels à la jouissance, et avons adoré le Spectacle, laissé le champ libre au Capital en nous compromettant, cédé sur la télévision – feint de croire que l’école et l’Université pourraient en un tel monde poursuivre leur mission –, nous avons laissé les médecins devenir garagistes, séparant nos âmes mortelles de nos corps de chair, ouvrant la porte aux Charlatans. Robespierre, naguère, institua le Culte de l’Être suprême après avoir contemplé la foule pressée aux portes de Saint-Étienne-du-Mont ! Les hommes, voilà le grand secret, n’ont pas la force d’être athées, d’accepter la finitude, de se résoudre à l'éphémère, à la brièveté du voyage, pas la force de vivre dans les limites de la raison ni celle d’être libres : ils veulent être esclaves et le seront un jour ou l’autre. La haine des juifs naît là : leur Saint des Saints est en réalité un vide clamait Tacite et l’Ecclésiaste criait le silence de Dieu. L’Un n’est peut-être que le nom du Néant, secret jalousement gardé par les Cabbalistes, que les Rabbins abandonnèrent par clientélisme après le premier siècle de l’ère vulgaire. Esclaves de la marchandise, esclaves des pensées dominantes, esclaves du loisir… et aujourd’hui otages de la jeunesse, les mortels aujourd’hui refusent la loi commune, la décrépitude des corps et la sagesse de l’âge qui, pour leurs fils petits-fils et arrière-petits-fils, ont des yeux d’amants : les jeunes ont toujours raison… Le lecteur de Libé a en moyenne 60 ans, les trotskistes et les ex-Mao-Spontex aussi qui, sur les rêves de sang de la caillera composent d’exquis dazibaos, certains que l’âge d’or du prolétaire absent suivra la déconfiture du vieux monde. Quant à nos thuriféraires de l’Apocalypse, ils se réjouissent aussi : procès arrêtés, fin de l’histoire, sortie de route !, ravis de voir confirmé leur juste déni de l’idée de progrès.
Fin du coup, 11 septembre divine surprise, l’Occident acculé entame son chemin de croix, heureux de devoir vivre et mourir en martyr, au nom des crimes anciens, exeunt les ratiocinations qui parlaient de «paix perpétuelle», d’état juridique global qui unirait les peuples et supprimerait la guerre. Ils se souviennent que Jésus est venu propager la guerre et refusent toute idée régulatrice qui, d’ailleurs, du ciel ou de l’enfer, ne vienne. Ils ont tant moqué le «fondamentalisme» des droits de l’homme qu’ils ont oublié qu’il ne s’agissait que d’une idée régulatrice, un substitut du divin, venu aider à transformer l’état de nature (guerrier par essence) en état de droit subordonné à une morale. Les utopies ont fait long feu dans la querelle des gens prétendant savoir leur monde. Demeure le réel, le retour à l’état de nature, les aspirations des hordes, la barbarie globale à l’âge des télécommunications. Bienvenue dans le pire des mondes ! Vous y êtes ! Destination l’abomination – ne mettez pas vos ceintures –, d’autres s’en chargent.

Photo prise le 15 février 2006 de la gare de Saint-Geneviève-des-Bois près de laquelle a été découvert Ilan Halimi, nu, bâillonné, menotté et portant des traces de tortures et de brûlures

L’ordinaire

Ilan, j’y reviens, n’a pas été surpris. Depuis la seconde Intifada, il sait être l’ennemi, son tee-shirt blanc, ses dents blanches, son jean serré, sa douceur crâneuse de petit garçon trop cajolé par maman et ses cheveux drus crient qu’il est un ami des affameurs de la Palestine. On l’a traité de youpin, on a rigolé aux innocents sketches de l’humoriste Dieudonné, on a molesté ses frères de Sarcelles, arraché leur étoile d’or à ses sœurs de Montreuil, de Vitry, on a tagué des vitrines de magasins… Des incivilités sans conséquences prétendent les uns, des bagatelles avant massacre, craignent les autres, paranoïaques, il va sans dire. Ilan s’est peut-être d’abord senti fier de vivre ce que ses frères de l’Est de l’Europe avaient vécu comme une confirmation de la véracité de l’origine et puis il a porté la croix de Jésus trois semaines durant, subi l’insulte, la souffrance, le délaissement et, est mort comme meurent les innocents livrés aux bourreaux. Sans résurrection. Comme moururent les quatre ou six millions, victimes de la barbarie européenne, car enfin faire monter des mioches dans des bus direction Drancy ou les rafler à Izieu ou à Pithiviers, ce n’était pas la seule affaire des nazis. Que chacun se débrouille n’est-ce pas ? Les femmes de France n’allaient pas offrir leur gosses en échange ? Qui songe à le leur demander ?
C’était arrivé et ils n’avaient pas bronché. Ils s’étaient contentés, épiciers de Belleville et de Ménilmontant, d’enfiler leur blouses au retour du Lutetia, intellectuels, ils avaient repris le train du Chambon-sur-Lignon pour Paris, Lyon ou Toulouse. Tous, orphelins ou non, sans famille ou pères de famille humiliés, avaient feint de croire que les Nazis seuls les avaient haïs et ils avaient repris leur place sur le Continent où avait été décidée, acceptée l’idée du Grand Massacre, succédant à des siècles de souffrance et avaient à leurs fils enseigné l’amour de la terre natale, le respect de la langue et des lois.
Après le grand massacre, ils n’aspiraient qu’à vivre en Français d’origine juive : aller à la synagogue, une ou deux fois l’an, faire leur bar mitzva pour savoir assez d’hébreu pour réciter le kaddish sur la tombe de leurs pères, mais il a plu à l’Institution française de mettre en avant leur martyre, de les séparer de la communauté, de conter leur ancienne détresse et de livrer leur douleur en pâture pour effacer le crime suprême, sa collaboration : l’essor de sa littérature, de son cinéma, de son théâtre sous la botte… Vilar, les Jeunes-France, Olivier Messiaen, la Route et j’en passe. Ah, le dernier métro c’était le bon temps au revoir les enfants ! Les juifs n’ont qu’à aller en Israël, finir dans la nasse, pour eux par l’Europe, le feu empire britannique, tressée. La France pourra vivre en étrangère sous le Maître… teuton, islamique… qu’importe ! – elle est certaine d’y reposer en paix. Du moment qu’il reste la liberté de penser, cher Florent, «nous étions si libres sous l’Occupation» n’est-ce pas Paulo ? Libre de publier, d’être représenté au Théâtre de la ville ex-Sarah Bernhardt ! Les juifs ont compris la leçon, ils parlent de cyanure, ils se souviennent de tout comme s’ils se préparaient au retour de l’innommable… Le temps de la peur et de la honte a fait retour dont les beaux barrésiens blonds qui gardent le Jourdain ne les sauveront plus.
Ilan a été le premier. Leur tour viendra. Ils le savent. Terrible habitude de la douleur et les lecteurs de Tolstoï pérorent sur la passivité juive ! Ils l’ont été un jour, acceptant de convertir un futur antérieur en présent : «cette année à Jérusalem» substitué à «l’an prochain…» . L’office est dit. Un mythe chasse l’autre, à celui de «la diaspora heureuse» a succédé celui de «la terre sans peuple pour un peuple sans terre.» Alors, les réfugiés, les fugitifs sont devenus des patriotes, certains d’entre eux des nationalistes, bienvenue dans le cercle rouge ! Coupables, une nouvelle fois, Israël, dans la propagande iranienne – merci la France pour Neauphle-le-Château –, devient l’Usurpateur, l’obstacle à la reconquête d’un lieu saint... Les Européens songent que sans juifs le pétrole coûterait moins, que ce peuple, cette ethnie, ce groupe – qu’en savent-ils, qu’en savons-nous ? –, comme à l’accoutumée, tient le rôle de fauteur de guerre. Alors, ils minimisent, refusent de voir ce qui crève les yeux, le négationnisme propagé dès les lendemains de la guerre par l’Université égyptienne, le retour du mythe des Sages de Sion, le visage du juif du Palais Berlitz, le sadisme des anciens alliés d’Hitler prétendant comme jadis chez Sade, les bourreaux, que la solution finale fut un mythe forgé par les juifs pour prendre illégalement possession d’une terre, comme ils projettent de prendre le contrôle du monde.
Aux musulmans, l’ordre est donné de chanter l’aria de la calomnie. En tous lieux, en terre d’Islam et en terre d’exil, aux pauvres et aux riches, aux hommes et aux femmes sans distinction, allez et proclamez : le juif est l’ennemi. Les assassins de papier, les assassins de la mémoire se feront assassins déguisés en libérateurs de la Palestine, voilà tout le poème.
Béant, s’ouvre le procès du «devoir de mémoire». Devait-on exhiber pour que cela ne revienne jamais le martyre juif ? Raconter l’indicible ? Témoigner ? Libérer la parole ? Désigner la victime ?

Aux obsèques d'Ilan Halimi, le 17 février 2006 au cimetière de Pantin.

Puisque cela a été, cela reste possible.
La femme peut être violée, l’enfant souillé et le juif martyrisé. Dans leur psyché, en lettres de sang, la peur… inscrite sans retour.
La femme, condamnée à l’hystérie quand l’homme jouit d’être Don Juan. La femme se sachant pute potentielle toujours, celle que tout mâle peut saisir, butin de guerre ou de beuverie, inscrite dans ses gènes la peur, à la tombée du jour, dans les rames des métros ou de RER (3).
L’enfant goûte les contes qui ignore qu’un jour le roi des Aulnes est venu lui arracher des cousins et des frères, l’enfant juif l’apprend.
Dans la psyché juive, inscrits, le pogrom, la rouelle, l’enfermement au ghetto, le marquage, la terreur…
La certitude inscrite du retour de l’horreur…
Ilan a connu la réalisation du fantasme de tous les juifs… Les ennemis ont marqué un point : la peur a fait retour et avec elle, le bruissement des sabots des cosaques, la rumeur du pogrom, le bruit des vitres cassées, l’humiliation de la brosse à dents dans les rues de Berlin.
Et de cette peur, le pays se gausse ! Chacun toujours parle mal de ce qu’il ignore.
Les excuses des «jeunes» dans les journaux du matin et du soir se ramassent à la pelle : l’ascenseur social, bloqué, les patrons blancs racistes refusent de les employer, comment ne pas comprendre qu’ils se sentent exclus, parqués et en veulent à tout le monde. L’école n’a-t-elle pas failli en sa haute mission ? Le capital ne frappe-t-il pas toujours d’abord les plus faibles ? Nul ne fit grand bruit des voitures brûlées dans les quartiers pauvres et du silence des prolétaires, décidément les juifs veulent toujours la vedette ! De leurs filles souillées, de la destruction de leur cadre de vie, qui prendra la défense ?
Á sainte Esther, patronne des Marrannes, ce vœu !
Qu’une nouvelle fois, dans l’histoire de l’Humanité, nous renoncions à nous proclamer juifs !
Amis, rejoignons les catacombes, aimons les goyim, dignes d’être estimés comme nos pairs, nos époux et nos fils. De grâce cessons de conclure des mariages endogamiques comme la mode en est revenue, depuis l’heure immonde. A nos fils et nos filles, lisons l’histoire d’Ève et de Lilith, en guise d’introduction à la théorie freudienne de l’Éros, et en complément du mythe d’Hélène la Troyenne, lisons-leur le conte du Déluge comme celui de Guilgamesh; inscrivons Moïse au côté de Solon et des sages d’Athènes et Judas Macchabé aux côtés d’Horace, Judith auprès de Jeanne d’Arc, lisons-leur le conte de Ruth et Boz comme nous lisons celui des Capulet et des Montaigu et celui de Salomon et la reine de Saba comme celui d’Ivanhoé et de Rebecca …
Abandonnons la terre d’Israël aux disciples du Christ et aux Agarites !
Jetons le mur du temple à bas… le Chana Aba en Eretz Israël ! «L’an prochain à Jérusalem», que l’espérance du lendemain redevienne notre fête ! Conservons, intime, notre douleur avilie dans le concert de l’émotion télévisuelle, cessons de péleriner à Auschwitz. Qu’on y plante un Carmel ! Aux douces carmélites, la très haute charge de prier les morts en terre chrétienne ! Ils ne comprendront pas notre douleur, nos névroses, nos complexes de Portnoy… Dans leur sang, coule le sang des chevaliers, dans le nôtre, celui des suppliants; dans leur sang, coule le sang des bâtisseurs; dans le nôtre, le sang d’éternels lecteurs, de commentateurs et d’aèdes.
Demeurons, Sainte Esther je te prie de nous sauver, où l’Histoire nous fixa, sans quitter tout à fait la chambre d’étude, mêlons-nous aux humains. Jour après jour, chacun où le Sort l’a placé, menant sa barque sur les eaux noires du calcul égoïste, pour atteindre des caps, des îles, où vivre en hommes libres, ciel étoilé au-dessus de soi et loi morale au cœur, demeure, un instant encore possible. Mais je vous le demande avec grâce, Sainte Esther, intercédez pour que nous ôtions nos étoiles de David, nos kippas et nos signes extérieurs d’appartenance, donne-nous la force de la dissimulation pour retarder encore notre disparition programmée. Qu’Israël rendu au désert et aux fils d’Allah oublie la réalité politique fugitive d’un état cinquantenaire pour que ne demeure que le chant des Prophètes, secret jalousement gardé, qui, de la Real politique, nous éloigne à jamais… Quittons la nasse avant qu’il ne soit trop tard !
Que la mort d'Illan, arbre planté et arraché en terre de marranisme, devienne le prélude d'une renaissance.
Que disparaissent les grigris, les épiceries spécifiques, les boutiques de perruques et de bas blancs!
Rejoignons nos hôtes ! Vivons et combattons, invisibles, à leurs côtés ! Que l'Atiqueva, seul hymne national composé sur le mode mineur, redevienne un psaume parmi les Psaumes !
Par la vertu de ce silence et de la dissimulation, retrouvons notre place universelle dans le concert humain.
Que notre dissidence enfin devienne l'occasion d'une renaissance.
Qu'après nous, un aède conte l'histoire d'un peuple fugitif certain qu'il suffisait de sept sages pour sauver le monde et qui, pour cette cause, renonça à l'ordinaire humain : une terre pour un peuple, et s'en est reparti sur les routes du monde, en deuil de l'idéal, en exil de la Promesse pour ne s'attacher plus qu'à inventer, génération après génération, l'enfant du sauvetage. L'un d'eux, un des sept. samouraïs, mercenaires, prophètes ou simplement mensch, un homme digne d'être appelé homme, à la face des Barbares, des Imbéciles qui avaient souhaité les fondre en série.

Notes
(1) Source : article PDF du réseau Voltaire.
(2) On remarquera dans les journaux le retour de la majuscule au nom de juif…
(3) Les affaires que dénonce le réseau Voltaire s’expliquent par la peur : actes désespérés d’hommes saisis par la terreur et voulant, au sein du Spectacle, attirer l’attention sur eux. Chaque fille qui prend le RER et se sent menacée par des regards se sent «juive», le rabbin qu’on insulte dans la rue – les prêtres ne portent plus la soutane d’ailleurs, certains d’être moqués –, maladroit, monte un bateau pour crever l’abcès… Quant au faux reportage sur l’antisémitisme au lycée, certain lycéen de Montaigne dont les bourreaux en herbe précipitèrent le départ, ils sont demeurés en leur place. Persécutions fort peu imaginaires…