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03/06/2011

Seamus Heaney ou la familiarité de l'effroi

Crédits photographiques : David W Cerny (Reuters).

«Do not waver
Into the language. Do not waver in it.»
Seamus Heaney.


Je ne savais pratiquement rien de Seamus Heaney avant de lire les deux recueils publiés par Gallimard, intitulés La lucarne et L'étrange et le connu.
LPITollund_gallery__470x308.jpgJe ne savais pratiquement rien de ce grand poète et voici que, lisant l'entretien accordé par Michel Déon à L'Atelier du roman paru en septembre, je note ces lignes (pp. 32-3) : «Je suis heureux que vous me parliez de Seamus Heaney. Je l'aime beaucoup. L'homme est absolument exquis. [...] Et puis c'est un grand poète, un poète naturel, complexe parfois, mais sans que cela en ait l'air. Jamais il ne force son talent, un peu comme T. S. Eliot à qui il me fait penser. Rien à voir avec le pauvre Char et la plupart des poètes français contemporains». Ce qui m'a surpris, je crois, dans les poèmes de cet Irlandais, est effectivement l'étonnant mélange entre simplicité, je pourrais dire rusticité et rutilance, irruption inopinée du nouveau, et, parfois, éclair de la grâce, comme s'il s'agissait coûte que coûte, en explorant le passé (par exemple celui que symbolise la découverte de corps humains de l'âge de fer remarquablement bien conservés par les tourbières du Jutland au Danemark, dont Heaney fera un poème intitulé The Tollund Man, L'Homme de Tollund), en retrouvant quelque peu de sa force mais aussi de l'horreur de ses cérémonies sacrificielles dont la science valide l'existence, d'innerver un présent qui, du moins en Irlande du Nord, ne semble jamais très éloigné, comme affleurant à la surface du sol, ou bien visible par une lucarne que les vieux bardes ont connue.
Un mot sur cette lecture des poèmes d'Heaney, laquelle aurait été je crois parfaitement impossible à Paris ou dans toute autre grande ville, s'il est vrai que certains lieux perdus, préservés, sauvages, non seulement orientent le sens de nos lectures, mais se mêlent au livre lui-même, lui communiquent en quelque sorte leur silence, deviennent ce livre d'une certaine façon. Et le silence, quelle sottise de croire qu'il est le même quel que soit le lieu où nous tentons de l'écouter, de comprendre ce qu'il veut nous dire : il y a autant de silences qu'il y a de langues, même si, comme celles-ci, les silences se réduisent comme peau de chagrin à la surface de notre globe hurlant. Chaque haut-lieu s'éloigne du vacarme et, en échange de notre attention et de notre écoute, laisse sourdre un silence qui lui est propre, à nul autre pareil. Car, s'il est bien vrai qu'un grand texte est comme l'éclosion d'un possible infini, un paysage grandiose peut tout aussi bien, comme s'il était le rival du livre en train d'être lu, nourrir ses pages et celui qui les lit d'un silence tout bruissant de mille voix tragiques et oubliées.
Ainsi, extrait de La lucarne, ce poème, splendide :
«For certain ones what was written may come true :
They shall live on in the distance
At the mouths of rivers.

For our ones, no. They will re-enter
Dryness that was heaven on earth to them,
Happy to eat the scones baked out of clay.

For some, perhaps, the delta’s reed-beds
And cold bright-footed seabirds always wheeling.
For our ones, snuff

And hob-soot and the eat off ashes.
And a judge who comes between them and the sun
In a pillar of radiant house-dust.»


Je cite à présent la traduction de Patrick Hersant, à mon sens, et c'est hélas une constante tout au long de ces deux recueils, trop souvent éloignée de l'évidence dans laquelle semblent frappés les mots anglais :
«Pour certains, ce qui était écrit pouvait s’avérer
Ceux-là continueront de vivre au loin
À l’embouchure des fleuves.

Pour les nôtres, non. Ils retrouveront
L’aridité qui fut pour eux ciel sur la terre,
Heureux de manger les galettes moulées dans l’argile.

Pour certains, peut-être, les roseaux du delta
Et le survol des froids oiseaux de mer aux pattes vives.
Pour les nôtres, quelques reniflements,

La suie des cheminées, la chaleur des cendres.
Et un juge dressé entre eux et le soleil
Dans une éclatante colonne de poussière.»

Je me permet d'évoquer un autre extrait de poème (intitulé Continuer in L’étrange et le connu [1996] (Gallimard, coll. Du monde entier, 2005), pp. 34-5 :
«Cette scène-là, où Macbeth éperdu s’abandonne
Au cauchemar – car voici de nouveau les sorcières
Et les visions sorties du chaudron –
Avait quelque chose de familier.»

Qu'a écrit Seamus Heaney dans sa propre langue ? Voici :
«That scene, with Macbeth helpless and desperate
In his nightmare – when he meets the hags again
And sees the apparitions in the pot –
I felt at home with that one all right.»


Dans ce poème de Seamus Heaney, Macbeth n'est donc pas seulement éperdu mais impuissant et désespéré dans son cauchemar, les sorcières n'arrivent pas comme par enchantement mais il est dit que le héros les rencontre, sans que la moindre relation de cause ne soit établie entre les deux actions, le cauchemar et la rencontre maléfique, sans que nous devions donc encore supposer une défaillance de sa volonté ou bien le réveil heureux suivant le mauvais rêve. Il les rencontre parce qu'il le désire et les voit parce qu'il refuse, figé de peur, de fermer les yeux. De plus, si la trivialité bonhomme de la dernière expression est maladroitement atténuée par la traduction qu'en donne Hersant, que dire encore du terme choisi pour pot, si ce n'est que notre langue en gomme l'aspérité presque ordurière, le mot pot (et encore, nous tenons compte d'un usage vernaculaire propre à l'anglais parlé au Canada) ne signifiant chaudron que lorsqu'il suit l'adjectif cooking ?
Peu importe du reste puisque l'édition donnée par Gallimard offre aux lecteurs du poète le texte d'origine qui, selon l'adage, aussi ancien que certain, est trop souvent trahi par les approximations d'Hersant (à mon sens insuffisamment pointées par l'article assez complaisant, sur ce point de la traduction, de Clíona Ní Ríordain paru dans la plus récente livraison de la Quinzaine littéraire). Quelques extraits de poèmes, indifféremment choisis dans les deux recueils, offrent je crois une idée assez précise de l'écriture de Heaney :
«The first words got polluted
Like river water in the morning
Flowing with the dirt
Of blurbs and the front pages.
My only drink is meaning from the deep brain […].»


Dans la traduction d'Hersant :
«Les premiers mots furent pollués
Comme l’eau du fleuve au matin
Coulant avec la crasse
Des jaquettes glorieuses et des éditoriaux.
Je m’abreuve au seul sens surgi de l’esprit profond […].»

Et encore, premier poème d'un recueil intitulé Le rameau d'or, évident souvenir de Frazer mais aussi de T. S. Eliot :
«And now this is «an inheritance» –
Upright, rudimentary, unshiftably planked
In the long ago, yet willable forward

Again and again and again, cargoed with
Its own dumb, tongue-and-groove worthiness
And un-get-roundable weight.»


«C’est aujourd’hui «un héritage» –
Vertical, rudimentaire, inébranlablement ancré
Dans l’autrefois, mais transmissible à nouveau

Encore et encore et encore, tout chargé
De sa propre valeur muette, mortaises et tenons
Comme de sa masse incontournable.»

Et, pour finir, extrait d'Ajustages :
«All gone into the world of light ? Perhaps
As we read the line sheer forms do crowd
The starry vestibule. Otherwise

They do not. What lucency survives
Is blanched as worms on nightliness I would lift,
Ungratified if always well prepared

For the nothing there – which was only what had been there.»


«Partis vers la lumière ? À la lecture de ce vers
De pures formes viendront peupler, qui sait ?
Le vestibule étoilé. Sans cela

Rien de tel. Ce qu’il reste de lueur
À la pâleur des larves de mes pêches nocturnes,
Décevantes toujours malgré ma préparation

À l’absence – cette ancienne présence.»