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20/05/2019

Le Christ nain et le Christ bourreau de Pär Lagerkvist

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Pär Lagerkvist est né en 1891 à Växjo, petite ville du sud de la Suède, et est mort en 1974. Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1951.

Pär Lagerkvist, Pays du soir aux éditions ArfuyenDepuis quelques années, même s'il ne devient pas encore difficile de trouver dans les librairies les principaux romans de Pär Lagerkvist (Le Nain, Le Bourreau mais aussi La mort d'Ahasverus, Barabbas ou La Sybille), bien peu d'études me paraissent être consacrées à cet auteur qui reçut le Prix Nobel de littérature en 1951. Je profite de la parution d'un recueil de poèmes somptueux, où chaque vers résonne d'une douloureuse inquiétude métaphysique (par exemple, p. 63 : «Ô puissant, pourquoi ne nous enseignes-tu à lire ton livre. / Pourquoi ne passes-tu le long des signes ton doigt / pour nous apprendre à épeler et comprendre / comme des enfants.»), recueil intitulé Pays du soir (chez Arfuyen, livre à mon sens inutilement postfacé par Charles Juliet) pour publier dans la Zone un vieux texte consacré aux deux romans (il s'agirait plutôt de longues nouvelles) les plus connus de Lagerkvist, Le Bourreau et Le Nain.

«Il s'effrite comme un lépreux sur son trône et le vent sinistre de l'éternité répand sa poussière dans les déserts célestes».
Pär Lagerkvist, Le Bourreau.

«Peut-être le Mal a-t-il une demeure éternelle,
Une aire lointaine, désolée, inaccessible
Où l'on aspire en vain à la rédemption,
Quelque chose d'impérissable comme la lumière même».
Pär Lagerkvist, Genius.


IMG_7379.jpgNous allons tenter d'examiner ces deux étranges récits de Pär Lagerkvist sous le regard le plus déroutant, le seul, vital pour notre temps sans Dieu, regard qui du Christ fait un nain, dénué jusqu'au vertige de la plus petite parcelle de charité, regard qui du Christ fait un bourreau, cette fois digne de pitié. A dire vrai, il eût été plus juste d'inverser les termes de la provocante égalité – et de dire ainsi que Lagerkvist fait d'un nain ou d'un bourreau le Christ, moins même, une figure christique –, mais ce serait faire preuve d'une sotte prudence, et se condamner à sous-estimer la portée du renversement absolu, non seulement des valeurs, mais plus encore du sens de la verticalité, qui se joue dans ces deux œuvres – renversement de sens, inversion de polarité, que l'on trouve déjà dans Macbeth, pièce la plus noire de Shakespeare qui fait du héros éponyme un contre-Christ bien que, dans cette pièce, ce renversement ne soit pas aussi explicite et radical que chez Lagerkvist.
Le Nain (Dvärgen, 1944) donc, Piccolino, qui est l'auteur d'un récit à la première personne, monstrueux comploteur, difforme créature au service d'un prince de cour italienne de la Renaissance, qu'un critique et traducteur éminents, Régis Boyer, a tort de confondre avec Satan (dans son Introduction aux Âmes masquées, Flammarion, coll. G.F., 1986; certes, cette identification, le nain l'établit en personne : «Je me sentais comme Satan lui-même, entouré des esprits infernaux»; là pourtant n'est pas l'essentiel). Aussi méchant soit-il, notre nain n'est pas Satan : sa sensibilité délicate s'émeut de beaucoup de choses, de trop de choses, et certains tableaux violents lui donnent une franche nausée. Non, ce nain n'est pas Satan, mais plus : l'adversaire en personne de ce dernier, le Christ. Cette identification va infiniment plus loin que la précédente, puisqu'elle porte le soupçon du Mal au sein même de la divinité, au sein même du cœur du Fils de l'homme, et qu'elle n'érige plus seulement en figure trop évidente le diabolique. Le nain Piccolino est un Christ inverse, inversé, un contre-Christ, c'est-à-dire, un Antichrist, non pas le formidable émissaire du Diable, tout gorgé du sang des martyrs chrétiens que nous décrivent les textes anciens, mais un Antichrist veule, grotesque, méchant – non, intrinsèquement mauvais, Piccolino, comme on dit, a le Mal dans les veines –, un pitoyable solitaire dégoûté de tout et de tous, hormis, peut-être, de son maître, le Prince. Notre nain, c'est le Christ des Temps Modernes, le seul, ridicule et publicitaire, qui puisse convenir à nos temps troubles et oublieux de Dieu. Piccolino est un Christ de carnaval, ridicule mais conforme en tout point à son modèle. Simplement, le petit personnage ne s'est pas avisé qu'il regardait dans une glace son reflet contradictoire. C'est au cours d'une messe carnavalesque qu'il célèbre en personne, que notre nain va acquérir sa stature christique : «Je mange son corps, qui était difforme comme le vôtre», hurle-t-il à l'assemblée uniquement composée de nains, «Il est amer comme fiel, car il est plein de haine. Puissiez-vous en manger tous ! Je bois son sang, qui brûle comme un feu inextinguible. C'est comme si je buvais le mien.» L'opposition entre le nain et le Christ dès lors, de tracer une trame aisément repérable : l'Un est pure donation de Son corps aux hommes, l'autre pure réserve et égoïsme : «Mais je me hais aussi moi-même. Je dévore ma chair imbibée de fiel. Je bois mon sang empoisonné. Sombre évêque de mon peuple, j'accomplis chaque jour mon rite solitaire.» Le Christ vrai ne craint pas de dire qu'Un le surpasse, son Père; l'autre se veut sa propre origine, comme le Démon de saint Anselme de Cantorbéry : «Et je reconnais tout ce qui vient de moi, rien n'émerge des bas-fonds de mon être, car rien n'y est caché dans l'ombre. L'Un apporte la paix, l'autre la guerre farfelue et pitoyable du monstre, de la contrefaçon : «Sauveur des nains, puisse ton feu consumer le monde entier !», et la parodie se poursuit, dans ces quelques lignes par exemple, où Piccolino médite sur la personne du Christ, que Maître Bernardo (masque transparent de Maître Leonardo da Vinci) a représenté lors de la Cène : «La haine a été mon aliment depuis les premiers instants de ma vie, j'ai absorbé sa sève amère, le sein maternel sur lequel je reposais était plein de fiel, tandis que Jésus, lui, tétait la douce Madone, la plus tendre, la plus suave de toutes les femmes, et buvait le lait le plus délicieux qu'ait jamais goûté un être humain.» Remarquons alors que le nain infâme se représente sous les traits de Judas : «Je songeai avec joie que ce dernier allait bientôt être pris, que Judas, recroquevillé dans un coin, ne tarderait pas à le trahir. Il est encore aimé et honoré, pensai-je, il siège encore à sa table d'amour – tandis que je me tiens debout dans la honte !» [Piccolino pose en effet pour Maître Bernardo] «Mais son heure viendra ! Au lieu d'être assis avec les siens, il sera cloué sur la croix, trahi par eux. Et il y pendra nu, comme je le suis en ce moment, aussi honteusement avili ! Exposé aux regards de tous, raillé et injurié. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne subirait-il pas le même traitement que moi ?»

La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
Ce livre peut être commandé directement chez l'éditeur, ici.


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