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15/09/2004

Le génie d'Arnaud Viviant

Crédits photographiques : Sergei Grits (AP)



medium_viviant.2.jpgLe dix-neuvième siècle avait ses entrepreneurs en démolitions, le nôtre n’a plus que quelques experts en dératisation, qui travaillent humblement dans les égouts de la République des Lettres, ce munificent palais de lumière. Ne méprisez pas notre travail, il est nécessaire même s’il est fait dans l’ombre, s’il doit être le travail même qui, par excellence, doit rester caché, dans l’ombre justement, non seulement celle des grands écrivains que nous n’osons pas même approcher mais aussi celle de nos grands critiques, ces condottieri d’une Venise putréfiée qui, gênés, auront bien du mal à radouber ce radeau pourri qui pourtant leur vantera les mérites d’une balade poétique sur les lacs glacés de Sibérie.
Je fais donc, en toute modestie, le travail qu’ils devraient faire, tout en précisant, on comprendra pourquoi en lisant les lignes suivantes, qu’un Basque, fût-il critique, n’a pas moins droit qu’un Ouzbek à la plus élémentaire considération…

«Les derniers [romans de Dantec], franchement, sont des monuments, mais des monuments de rigolade absolue, quoi ! Vraiment, c'est... On dirait... Enfin, moi je trouve que ça ressemble à du SAS réécrit par Julien Gracq. Enfin, il y a une espèce de folie littéraire, mais qui est à hurler de rire»
Arnaud Viviant, lors de l’émission Diagonales du 1er février 2004 animée par Laurent Joffrin.


Il m’a fallu deux heures à peine pour lire le roman qu’Arnaud Viviant, selon sa propre confession, aura passé trois années pleines à rédiger, en puisant généreusement dans ses ressources les plus secrètes, qu’elles soient physiques, intellectuelles ou, j’ose ce mot qui surprendra Viviant lui-même, spirituelles. Je viens d’écrire, en quelques lignes à peine, deux mensonges. J’ai d’abord parlé de roman mais il faut bien reconnaître que l’ouvrage de Viviant n’en est pas un et, ensuite, de temps mais il faut de nouveau se rendre à l’évidence : de temps justement, il ne lui en aura guère fallu pour assembler (j’allais écrire : copier-coller…) ces histoires à peine romancées, dont l’une au moins a déjà fait l’objet d’une publication sur la Toile. Je ne veux pas employer à ce propos l’image convenue de la mise en abyme même si, nous avoue l’auteur à propos de sa lecture superficielle de l’œuvre de Guy Debord, il eût aimé lui-même en réaliser une phénoménologie, seul terme un peu compliqué d’ailleurs sous la plume de Viviant. Je parlerais plutôt d’une œuvre kaléidoscopique qui n’hésite pas, pour servir, donc, l’illustration du prétendu génie du communisme, à fragmenter l’histoire – ou plutôt la non-histoire revendiquée – en autant d’aventures et de points de vue qui relateront cette même découverte d’un communisme de cœur. De cœur seulement, le détail est d’importance, enrobé en outre des plus incroyables poncifs alter-mondialistes car, d’action ou de conviction, voire de combat, il n’en est jamais question. D’esprit alors ?, me demanderez-vous… Passons… Les apparatchiks de Libération ou du Monde des livres seront en tous les cas ravis par la prose vivianesque, tant celle-ci multiplie les clins d’œil adressés aux initiés, les petites tapes sur l’épaule et les égratignements (certes minuscules, à la hauteur de l’auteur…), et ce d’entrée de jeu. Oui c’est entendu cher monsieur mais… l’esprit je vous prie ? Qu’importe… Je poursuis.
Que voulez-vous, Viviant le répète pourtant sur tous les tons : il est obsédé par la thématique du nom (Rey, Savigneau, Sorin, Angot, Wizman, Durand, voici quelques solides références littéraires n’est-ce pas ?), en possédant lui-même un qui, comme il fait mine de le penser avec une humilité de cardinal, est il est vrai si peu connu. Le Nom ? Je vois déjà l’intérêt que je viens, subrepticement, de réveiller chez certains de mes lecteurs qui se demandent à l’évidence, qui à vrai dire ne peuvent que se demander, angoissés et muets d’étonnement : alors Viviant, de noms (hum !, les mauvais livres vous abaissent toujours à leur étiage vaseux…) que vas-tu nous livrer ? Vas-tu nous entretenir d’un quelconque cratylisme, d’ésotérisme chrétien, voire de kabbale, en convoquant Scholem par exemple ou, mieux, Aboulafia, le Zohar même ? Grands dieux non messieurs, souvenez-vous que nous ne lisons rien de plus qu’un livre de Viviant, écrit difficilement, c’est un fait, durant trois longues années mais peu importe puisque c’est déjà beaucoup, non pas trois années – si seulement la Providence avait laissé plus de temps à Arnaud, quel chef-d’œuvre aurions-nous pu alors lire ! – mais quelques pages rédigées justement en ce laps de temps qui certes jamais ne permit à Karl Marx de venir à bout de son Capital. Un livre de Viviant donc, qui nous avoue sans gêne ne guère connaître les écrits de son propre bord, Debord lui suffisant bien assez en guise de viatique vers l’au-delà sibérien d’une salle de rédaction parisienne. Viviant parle de nom, voilà tout, d’un nom, Dupond ou Dupont peu importe, comme Johnny parle de ce qu’il sait faire, chanter je crois, sans fard : nom d’emprunt ou patronyme couvrant toutes sortes de maquerellages médiatiques, en tous les cas nom de celui ou celle, vous et moi qui, selon ses dires, devrait être aboli par les vertus d’un communisme bien senti, supprimant radicalement toute idée d’appartenance ou de filiation, a fortiori de propriété intellectuelle. Car c’est dans le nom que, trouvaille insigne d’un Viviant chasseur de nazis dépassant ainsi Barthes, se cache l’ignoble fascisme, la dernière trace de noblesse et la perpétuation d’une tradition forcément réactionnaire puisque tournée vers le passé. Abolissons donc tous les noms, voilà le communisme intégral, nous jette Viviant comme un cri de défi puisque nous saurons bien, après tout, garder quelque peu de notre personnalité (c’est bien assez, car pour ce qui est de l’âme…) dans les nouvelles monades urbaines que rêve pour nous cet esthète ridicule de la tabula rasa. Gageons à tout le moins que Viviant nous laissera piller, sans le citer et donc sans la moindre vergogne, ses meilleurs jeux de mots (il y en a tout de même quelques-uns, du niveau d’un potache de CM1, qui, notés, tiendraient sur la largeur d’une feuille de papier toilette ; en voici un, au hasard : «Nous n’étions pas racistes : seule nous importait la couleur de ce qui transitait dans les phrases»…). Si le livre est à tout le monde, c’est certainement qu’il n’appartient à personne, surtout à moi-même, raisonne puissamment Viviant. Il est dans le vrai. D’où cette enfilade de faux débuts de roman signés par de ridicules patronymes qui tous n’ont qu’un unique dessein : affirmer que l’œuvre littéraire contemporaine, si tant est que ces vocables surannés n’aient été définitivement marqués par la griffe du diable capitaliste, est impossible à écrire puisque Arnaud Viviant lui-même est parfaitement incapable d’écrire un roman qui soit cela et rien de plus (ou de moins, ici) : un roman. Cela toutefois est un point rigoureusement démontré et c’est sans doute le motif dans le tapis que Viviant, trois années durant, s’est obstiné à ourdir sans relâche comme une Pénélope inconsolable. Les romans évoquant leur propre impossibilité, dois-je pourtant rappeler que ce n’est pas monsieur Arnaud Viviant qui les a inventés, lui qui a certainement oublié de lire Maurice Blanchot ou même Louis-René des Forêts, pour ne citer que les noms qui me viennent immédiatement à l’esprit ? Oui mais voilà : Viviant, qui n’a rien d’un Arnaud l’obscur, reste toutefois un bavard indéfectible et son livre n’a certes pas le génie que témoigne Louis-René des Forêts dans l’évocation de la nullité ontologique du tout un chacun, ces blooms que Joël Gayraud évoque dans un livre (certes parfois brillant) lui aussi débordant d’une ardeur communiste de salon, La Peau de l’ombre
Rien à faire donc : Le Génie du communisme, infirmant le vœu secret de Viviant qui sans doute a espéré que son œuvre s’auréole de quelque secret, reste et restera au contraire une simple marchandise qui paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Les italiques mettront-elles la puce à l’oreille de Viviant ? J’en doute fort. Rien de plus donc mais Viviant lèvera le doigt pour m’objecter qu’il a tout de même consacré à ce rien du tout, ce livre-non-livre, trois années de sa vie bourgeoise et combattante, bourgeoise tout en étant combattante.
Le livre refermé, ce qui est assez vite fait je le confesse, je ne puis me départir d’un sentiment de colère. Il y a de quoi s’alarmer en effet, oui, et même s’indigner qu’Arnaud Viviant ose nous donner à lire l’étalage poussif d’une telle indigence de réflexion et d’écriture, d’un aussi pathétique témoignage rendu au génie du communisme. Je ne nie d’ailleurs pas ce dernier mais ne puis faire mine de croire, comme beaucoup (trop) le font encore, que les dizaines de millions de morts que le communisme a ordonnés n’ont pu être qu’un dramatique accident de parcours, un gauchissement, en somme quelque inopiné nid-de-poule, d’un paradis tracé au cordeau. Rappelons à monsieur Viviant la chose suivante : pour illustrer ce génie, des milliers d’hommes et de femmes n’ont pas craint de donner leur sang, puisque les premières victimes du communisme ont été, d’abord, les propres enfants de ce Saturne rouge sang. J’imagine dès lors sans peine l’horreur absolue éprouvée par les innombrables fantômes qui, autrefois des hommes courageux morts pour leur idéal révolutionnaire, doivent à présent trembler de honte en parcourant l’inepte livre de Viviant qui, en guise de faits d’armes intellectuels, n’a jamais pu dépasser le stade de quelques réflexions inchoatives et phocomèles sur un marxisme de salle de rédaction. Pauvres fantômes, qui plus est condamnés à devoir livre Viviant ad vi…, pardon, mortem aeternam… Pauvres morts que les insignifiances pleutres de Viviant n’apaiseront guère à l’évidence. Et surtout : pauvres victimes de l’ogre qu’un témoignage aussi pathétique aura confondues de gêne… Au moins, si Viviant avait réussi son exercice d’écriture, ces mêmes victimes du communisme auraient-elles pu, bafouées une nouvelle fois, se lever des charniers anonymes comme des âmes dolentes, errant sans fin sur les plaines rases de Sibérie, plongeant dans leur souffrance pour alimenter une colère sans bornes ni retenue. Il est vrai que Viviant n’a cure des morts alors que, justement, toute œuvre, si elle est grande, n’a jamais rien fait d’autre que de témoigner pour les morts, en hurlant sa rage contre la mort.
Ce n’est pas tout. Il y a de quoi s’alarmer du fait à peu près certain que des critiques, à l’évidence eux-même éminents journalistes littéraires, oseront affirmer que Le Génie du communisme peut se vanter d’un lointain et prestigieux ancêtre et qui, pour réaliser ce truandage, récupéreront sans vergogne l’une des exergues du Génie du christianisme, que Viviant n’a pas lu à l’évidence, pour en affirmer la paternité d’origine communiste : «Les biens de la terre ne font que creuser l’âme et en augmentent le vide». Chateaubriand au moins, on le sait, avait écrit sa défense et illustration mal-aimée du christianisme «en expiation», comme il le confessait lui-même, de son Essai sur les révolutions. Viviant lui, n’expie rien, n’a aucune espèce de doute sur l’honnêteté du marxisme, «cet humanisme bien compris», l’époque actuelle ne se prêtant de plus guère, si je puis dire, aux concordats, fussent-ils ceux signés avec sa propre conscience, apparemment vierge de tout doute sur les beautés de la cause défendue, le communisme, je l’ai dit, non pas de combat ou de première ligne mais de salon parisien, c’est-à-dire de l’Arrière ou, plutôt, pardon Bernanos, du Derrière.
Il y a de quoi s’alarmer encore que Philippe Sollers, directeur de la collection L’Infini qui fait paraître le livre de Viviant, ait jugé utile, voire absolument nécessaire de multiplier ses encouragements (Viviant nous l’apprend) durant trois années afin que l’ardent défenseur du communisme de raout mondain, plutôt que, du désespoir de ne pouvoir écrire, perde la tête ou se réfugie dans quelque honteuse et sombre trappe pénitentielle comme Rancé, défende et illustre sa passion moribonde et si peu aimée, finalement servie. Trois années de travail pour rendre une copie mal écrite de 152 pages…
Il y a de quoi s’affliger enfin qu’un prestigieux éditeur qui, nous dit Viviant lui-même, a toujours placé la littérature au-dessus des considérations bassement politiques, ose publier un tel, une pareille… Quoi ? Une non-œuvre, un non-livre, un non-roman ? J’avoue que le vocabulaire me fait défaut moi qui, dans ma naïveté, ai toujours cru qu’un roman était d’abord une histoire inventée par un auteur que, donc, on devait bien se résoudre à appeler romancier. Quel nom (c’est bien là le sujet du livre n’est-ce pas ?) donner à ce brouillon de non-livre, laborieusement rédigé (durant trois années ! trois années !… trois…), d’une infinie platitude en tout cas et d’un sérieux constipé sous des airs d’aigre gaudriole, pimenté de quelques persillades sado-masochistes et entractes coquins (voir le chapitre, assez drôle, intitulé Love productivité), oui, quel nom donner à votre œuvre, Arnaud Viviant, qui en saisisse, comme le prétendait Benjamin, non seulement l’aura mais, plus encore, la réelle présence ? Ou, pour retrouver la question antique que Parménide puis Platon posèrent avec angoisse : comment parvenir à nommer (faire être, donner corps et réalité) le Néant ? Mais monsieur, je vous prie une dernière fois de me répondre : où est l’esprit ?
L’esprit ? Je crois bien qu’il s’est envolé promptement, le livre de Viviant ne jouissant pas à l’évidence de cette caractéristique que Carlo Michelstaedter opposait à la vaine rhétorique et qui eût pu, seule, retenir le souffle impondérable : la pesanteur, c’est-à-dire la persuasion.
Et puis… Suis-je bête de vouloir convoquer ainsi des présences tutélaires et des œuvres que je salis, d’une certaine façon, en les faisant voisiner avec le roman d’Arnaud Viviant, ce non-écrivain absolu : j’ai une réponse toute simple capable d’expliquer, au demeurant, une aussi affligeante publication puisqu’il est vrai que ce même prestigieux éditeur, Gallimard, a renoncé à faire paraître le troisième tome du Théâtre des opérations de Dantec, qui sera donc publié par les soins (courageux, puisqu’il faut apparemment du cœur à l’ouvrage pour oser, de nos jours, soutenir un livre qui affirme simplement quelques vérités admises de tous en silence), par les soins disais-je d'Albin Michel, apparemment moins sensible que son confrère aux germes dégoûtants de haine et de mépris crachotés naguère par certains journalistes sur l’œuvre de Dantec. Il est vrai que Viviant n’aime guère Dantec…
On raconte pourtant, avec de discrets sourires énigmatiques, que, après avoir lu – ce qui est déjà un exploit, il faut le souligner, pour un critique de l’envergure de Viviant ! – le monstrueux roman de Maurice G. Dantec, Villa Vortex, Viviant, dans le feu mollet d’un étourdissant discours au milieu de ses pairs envieux, a pu établir une cinquantaine, au bas mot, d’influences littéraires, philosophiques ou ésotériques plus ou moins abstruses ayant présidé à la naissance dudit roman et ouvrir, justement, sous les pieds de l’écrivain emblématique, un vortex de culture dans lequel celui-ci a lamentablement chuté. On raconte cela et quelque anecdote encore, plus enthousiasmante, qui fera taire les contempteurs rancis prétendant que, dans notre insigne République des Lettres, seuls quelques pigistes ouzbeks osent encore parcourir un texte de Viviant, a fortiori écrire à propos de son œuvre conséquente. On raconte donc, mais cette dernière information n’a pu filtrer que tamisée par les esprits les plus finement avertis du danger qu’il y avait à livrer telle quelle l’évidence brutale de pareil commentaire, que Viviant, dissertant savamment sur «l’affaire Dantec», aurait durant quelque seconde d’insoutenable vertige intellectuel révélé les plus sombres arcanes de la modernité romanesque. Je ne puis en dire plus, de peur d’attirer l’attention des ombres tutélaires qui président aux destinées des animalcules que nous sommes… Il est des secrets n’est-ce pas, qu’il faut craindre de révéler… Et puis, étant un homme tout ce qu’il y a de banal, je n’ose braver l’interdit redoutable, par crainte d’être dévoré par le monstre du romanesque tapi au centre du gigantesque labyrinthe évoqué par José Bergamín… Que l’on me pardonne cette prudence blâmable mais je ne puis livrer, ici, qu’un minime indice que quelques happy few comprendront sans peine, en tout cas je l’espère : lisez Le Motif dans le tapis de Henry James… Je me tais, je me tais. Certaines ombres courroucées, derrière moi, peut-être les mêmes que celles que le bavardage de Viviant a dérangées, s’agitent déjà et s’approchent lentement…