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01/04/2007

Le Grand Large du soir de Julien Green

Crédits photographiques : Bruce Bennett (Getty Images).

«Le caractère, de nos jours, c’est ce qui a disparu, il y a certes çà et là des pics isolés au-dessus du désert actuel, mais malgré tout nous assistons à une rapide transformation du monde. Nous retournons aux premiers siècles quand la culture universelle veillait dans quelques cerveaux et que des petits groupes isolés, comme les moines de Saint-Gall, continuaient à croire en l’avenir et à protéger ce que le passé avait légué.»
Julien Green, Le Grand Large du soir. Journal 1997-1998 (Flammarion).


medium_Julien_Green_Le_Grand_Large_du_soir.jpgJ'ai été quelque peu troublé par ma lecture du Grand Large du soir, le beau journal que Julien Green a tenu durant les deux dernières années de sa vie, comme par le fait de reconnaître, au hasard d'une rencontre, le visage d'un ami perdu de vue depuis des années, dont les traits se seraient lentement estompés. Et, avec la réapparition de ce noble visage, c'est toute l'atmosphère des années que l'on croyait oubliées qui se lève, à la brune, et vient hanter notre sommeil. Lire Julien Green m'a ainsi rappelé mes longues heures de fièvre lorsque, tout jeune adolescent, les persiennes baissées (il devait s'agir d'un mois d'août, je garde le souvenir d'une chaleur lyonnaise suffocante), je lisai frénétiquement Adrienne Mesurat, Histoires de vertige, Le malfaiteur et tant d'autres romans dont j'ai aujourd'hui presque totalement oublié la saveur. Les bizarres représentations (peut-être ne l'étaient-elles même pas, puisque je n'en garde également aucun souvenir...) que je me faisais des créatures à la froideur âpre et passionnée si je puis dire inventées par Julien Green n'étaient pas moins invinciblement cruelles que les interminables après-midi que je passais alors à lire, dans un silence gluant que pas un bruit ne troublait, hormis les mots sortis de la bouche de ces fantômes plus réels que des êtres de chair. Plus froids aussi je l'ai dit, bien plus froids, comme les diaboliques de Barbey d'Aurevilly, goules brûlantes comme de la glace. Peut-être est-ce cette froideur, cette minéralité des personnages de Julien Green, incapables toutes deux de lutter contre l'atmosphère d'irréalité baignant les histoires racontées par l'écrivain, qui en a effacé en fin de compte, assez rapidement même, les contours.
Je me souviens également que je devais retrouver Green plusieurs années après cet été de 1984 ou 1985 passé à Villeurbanne, au moment de commencer ma thèse de doctorat sous la direction forcément parisienne de Monique Gosselin qui tint absolument à me faire travailler sur les romans de Bernanos, Green et Mauriac. Je lui objectai que le troisième de ces romanciers ne me passionnait guère, que le deuxième, je l'avais quelque peu oublié, finalement que j'aurais préféré, de bien loin, prendre la suite de Max Milner en consacrant mes efforts à une étude de la figure de Satan après Baudelaire (en me plongeant donc dans les livres de Barbey, Hello, Bloy, Huysmans, Bernanos), rien n'y fit. Monique Gosselin me répliqua sèchement que le jeune étudiant que j'étais n'avait franchement pas son mot à dire sur de pareilles questions, réservées aux démiurges universitaires présidant les destinées des pauvres mortels dont je faisais assurément partie. Elle savait, pas moi. Je n'avais donc qu'à me taire ou... plier bagage. Quelques semaines après avoir commencé mes recherches, je constatai que le sujet choisi entre mille par cette éminente spécialiste de Bernanos (et d'une bonne quinzaine d'autres auteurs, apparemment...) avait été proprement asséché par une thèse volumineuse tout récemment parue. Beau travail. Je laissai tomber ma thèse donc, profondément dégoûté, ainsi que l'autorité doctorale qui m'avait si remarquablement orienté... Green, bêtement, fut lui aussi jeté aux orties durant bien des années, avant que je ne lise ce dernier tome de son journal, monument des lettres françaises, ne serait-ce que par l'ampleur du projet et la série des vicissitudes ayant émaillé sa réalisation.
Je parlais de passé, de son aura, enfuie avec les jours lointains. D'où me vient cette sensation de vide ? De la perte des êtres autrefois aimés ? Non. L'homme moderne est creux parce qu'il n'est entouré de rien de plus que de clones. D'autres hommes creux. Plus aucun visage altier ne semble contempler celui, gracquien, de Julien Green, dont le regard doux semble fixer quelque paysage secret, intérieur, dont les yeux paraissent chercher ceux de ses chers amis morts, Mgr Pezeril et, par sa surnaturelle médiation, le Grand d'Espagne, Georges Bernanos, dont les toutes dernières heures furent veillées par l'homme de foi et de lettres qui ordonna les complexes brouillons des Cahiers de Monsieur Ouine.
«Autrefois écrit Green, la littérature était faite d’individus. On pouvait aimer ou ne pas aimer, les idées étaient présentes et il y avait le coup de patte, le style. Gide, Cocteau, Mauriac, Bergson, Claudel, Sartre, Monterlant, Malraux, Aragon, Breton, Colette, et pour remonter plus loin Proust, Péguy entre autres, un monde existait, des idées circulaient en France comme le sang dans le corps humain. Maintenant, le corps devient cadavre, le sang semble figé…»
Ainsi, tous les romans de Green pourraient être parfaitement résumés par cette phrase mystérieuse extraite de son journal : «Ma vie est un rêve. Je m’explique : je n’ai jamais considéré ce qui m’environnait comme réel.» Et l'auteur de Mont-Cinère et de Léviathan de lier cette évanescence de la réalité (mais cette fois, contrairement à l'impression produite par le rêve romanesque : dangereuse, pernicieuse, diabolique) à la disparition des écrivains qu'il a connus, à la lente destruction de la langue française, qu'il ne peut empêcher bien sûr, contre laquelle il n'a pas de mots assez durs. N'oublions pas que Julien Green a publié en 1924 un Pamphlet contre les Catholiques de France où nous pouvions noter (Œuvres complètes, t. I, Gallimard, coll. La Pléiade, 1972, p. 894-5) telle proposition absolument scandaleuse aux yeux des modernes : «Une autre marque de l’amour divin est l’enfer. L’idée de l’enfer est peut-être plus enivrante que celle du paradis ; elle nous montre notre âme à sa juste valeur, elle nous fait comprendre que ses fautes atteignent à des proportions surhumaines et que certaines d’entre elles sont absolument inexpiables. Or, pour qu’on les juge inexpiables, il faut certainement qu’on attache un prix infini à l’âme qui les a commises.»
Autre vision, fragile comme un songe, encore une fois une histoire de langues oubliées, mortes, punies. J'ai ainsi été frappé de voir apparaître dans ce même tome du journal de Green, après avoir terminé ma lecture du superbe recueil de textes de Daniel Heller-Roazen évoqué précédemment sur ce blog, le motif de la tour de Babel, non plus fièrement dressée vers un ciel de conquêtes et de révoltes mais au contraire volontairement rampante, ayant abandonné son caractère turgescent, donc blasphémateur. Une tour non plus immense ni même s'enfonçant, selon Kafka, dans la profondeur de la terre mais se couchant, étendant son babélique brouhaha. Green note : «Simplifier la langue appauvrit la pensée. La langue qu’on essaie d’instaurer par ordinateur pour faciliter les échanges devient un magma universel, sans la fantaisie du volapük ou de l’espéranto et conduit à la pensée unique. De nouveau on construit Babel avec le même orgueil, mais de nos jours c’est une Babel horizontale, on commence par la confusion, on l’étend. Le plus terrible châtiment est là : la confusion par la simplification.» Green paraît d'ailleurs ne point se lasser de creuser ce thème, puisqu'il ajoute : «De la confusion. Ce serait le traité qu’il faudrait écrire. Je n’ai plus l’âge de m’adonner à ce genre d’exercice, mais il est vrai que la confusion a remplacé la déesse Raison. Pour se borner au langage, nous en arrivons à une nouvelle Babel, cette fois en creux, car sans orgueil, sans espérances, sans dangers.»