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04/06/2005

Damnation de Béla Tarr ou la sécheresse de l'âme


«Frères dans la damnation, ou frères dans le paradis retrouvé ? Frères dans la masse des frères ? Frontières humaines, mes frontières, triste condition humaine. Quoi, haut les cœurs, la main dans la main ! Damnation pour damnation, mais que le malheur d'être un homme soit au moins un immense chant de victoire à la face du dieu crevé, idole des vautours, des possesseurs, des détenteurs légaux du droit à l'or, du droit aux sublimités de l'art, de l'amour et des rêves. C'est la dernière heure, frères, il faut à la fois vaincre et mourir.»
Georges Ribemont-Dessaignes, Smeterling (Allia, 1988).


À Juan Pedro Quiñonero, de la part d'un joven sabio en sabidurías poco ortodoxas.

Finalement, je ne vois guère de différences entre les paysages de désolation que décrivent JG Ballard dans Sécheresse (The Drought, 1966) et Béla Tarr dans Damnation (1987, Rose de bronze au Festival du film de Bergame), alors même que les rapproche la nature de l'élément, liquide, qui est en cause, ici dans son absence (temporaire, comme une apocalypse de pacotille), là dans sa surabondance (comme une apocalypse s'étirant indéfiniment, constamment ajournée) : un soleil de feu dévastant une terre assoiffée livrée à la folie de quelques survivants et une terre boueuse gorgée d'eau où errent une poignée d'ombres incapables d'échanger entre elles (hormis peut-être le temps, périssable, d'une superbe valse...) le moindre sentiment humain. L'identité, chez Ballard, semble s'émietter comme une statue de sel rongée par le vent alors que dans le film du Hongrois, l'être même paraît devoir se liquéfier, l'homme (Karrer) redevenant animal, prostré des heures derrière sa fenêtre à regarder le ballet monotone de bennes suspendues à des câbles disparaissant à l'horizon ou bien aboyant avec les chiens errants, une fois sa damnation scellée, sa trahison consommée.
Je me souviens ainsi d'une drôle de distinction que Benjamin Fondane établissait dans un somptueux ouvrage, Baudelaire ou l'expérience du gouffre où il évoquait Dante et le poète tutélaire, m'interrogeant donc sur la définition qu'aurait pu donner Fondane de la sensibilité de Tarr face au désespoir : «[...] le Dante sent la pitié, mais ne pense que la damnation. On pourrait, au sujet de Baudelaire, renverser les termes; Baudelaire sent, quant à lui, la rigueur de la damnation, l'approuve même, mais il pense la pitié et lui fait une place de choix sur le plan spéculatif et théologique.»
Je me souviens aussi, je me souviens, de jours d'errance dans une ville, Lyon pourtant minuscule et où, comme dans tant d'autres villes, nul ne peut se perdre ni même incendier, si l'envie mauvaise lui en prenait et à la différence de Néron qui eut tout de même une certaine grandeur dans sa folie, rien de plus que quelques poubelles en plastique ou voitures sagement garées, je me souviens de la décision subite et de la sensation d'air s'engouffrant dans mes poumons que j'en éprouvai, de partir dans ce monastère isolé que me conseilla une amie, je me souviens ainsi, dans l'air glacé de la haute montagne redevenant presque accueillante au sortir de l'hiver dont la froidure prenait encore les routes verglacées, je me souviens d'une marche vide, vers le vide, d'une après-midi entière me tenant tout droit face au ciel bleu infini, avec, sous mes pieds, le Lac Léman, immense et scintillant comme un miroir de feu sous le soleil, la neige étouffant les sons et les traces, qui ne paraissaient découpées, sur le sol, que pour mieux se confondre avec l'aveuglante blancheur. Blancheur de l'enfer, que l'on ne me raconte plus de contes pour enfants. J'ai vu l'enfer, moi qui ne suis pas bien vieux et qui n'ai pas labouré les chairs des femelles capturées à l'ennemi fanatisé, je l'ai vu et il avait la monotonie d'une immensité blanche. Alors, sous le dôme vide, je marmonnai l'horrible prière, l'ignoble échange, que je n'ai jamais révélé à personne et qui me tient, je veux dire, qui tient mon âme, la noue, qui empêche l'éclat de la joie et de la sincérité puis, immédiatement après l'infernale supplique, un hurlement, le mien, de bête alors que, quelques minutes plus tôt, comme un démon, j'avais fui l'eucharistie qui m'était tendue, offerte, le corps du Christ pauvre pécheur, mort sur la Croix pour Toi, pour que tu puisses proférer ton ridicule blasphème et que tu craches sur son Corps livré pour toi, pour ton salut, pour ton âme que tu vautres dans la boue et tues d'une mort plus cruelle que n'importe quelle mort réelle, que tu pervertis en la faisant mentir, te mentir, se mentir, pauvre petit Judas de foire.

Je suis toujours là-haut, même ici dans la Zone suffisamment achalandée de pièges et de traquenards, je suis toujours là-bas, sur ce sommet dont chaque arête de gel se découpe encore, lorsque je me noie dans des cauchemars qui vident des journées pourtant simples et ordinaires, lorsque je ferme les yeux plus de quelques secondes, chaque saillie de glace comme s'il s'agissait, en la frappant, de me brûler les mains et de fouiller l'une de mes blessures, je suis encore là-haut pourtant si bas, surplombant de plusieurs centaines de mètres de bois et de rochers le havre de paix refusée, rejetée, trahie.

Je suis toujours là-bas, brûlé moins par le soleil que par le feu intérieur d'une haine qui, je crois, à certain moment, eût pu transpercer des murailles de diamant.

Lien permanent | Tags : cinéma, béla tarr, damnation, science-fiction, jg ballard | |  Imprimer