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24/08/2007

José Bergamín ou le puits de l'angoisse

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Originaire de Malága, fils d'homme politique, principal disciple de Miguel de Unamuno, José Bergamín (1895-1983) est considéré comme un des plus grands essayistes et stylistes de langue espagnole. Théoricien de sa génération poétique dite de 1927 (Guillén, Alberti, Cernuda, García Lorca...), marqué et formé par les deux mêmes maîtres que Lorca, andalous également : le poète Juan Ramón Jiménez et le compositeur Manuel de Falla, ses principaux terrains d'investigation, et parfois de combat, furent l'identité espagnole, la théologie mystique, la littérature, la politique et la tauromachie. Catholique, animateur de la revue Cruz y Raya (1933-36), il s'engage contre sa propre Église en faveur de la République durant la Guerre civile, ce qui lui vaut, comme tant d'autres, d'être exilé au Mexique, en Uruguay, puis en France, jusqu'en 1958. Très vite, cependant, ses liens avec l'opposition au franquisme le rendent suspect : il est ainsi arrêté, son appartement brûlé, et, fin 1963, il doit de nouveau se réfugier en Uruguay, puis en France, sous la protection de Malraux, jusqu'en 1970. De retour, il assiste avec circonspection à la fin du franquisme, à la transition et au début du socialisme et passe la dernière année de sa vie au Pays Basque, proche des milieux indépendantistes.

Ce texte inédit en français a été publié dans le n° 3 de la revue madrilène Los cuatro vientos en juin 1933. Difficile de savoir pourquoi un essai d’une telle valeur n’a pas été intégré par José Bergamín à son recueil publié en français sous le titre de L’importance du Démon et autres choses sans importance (trad. Yves Roullière, Éditions de l’Éclat, 1993). Peut-être le considérait-il trop à mi-chemin entre deux autres essais, certes de plus grande envergure : L’importance du Démon (1932) et Labyrinthe du roman et monstre du romanesque (1934) dans lequel il est à maintes reprises question de Dostoïevski. On n’en sera pas moins sensible à la densité de la pensée et de l’écriture de Bergamín qui atteignent ici un extrême déroutant comme la grâce du chant profond andalou.
Yves Roullière


Nota bene : je rappelle que les principaux ouvrages de José Bergamín sont disponibles en français aux Éditions de l’Éclat (qui feront paraître au mois de novembre un nouveau titre : Terrorisme et persécution religieuse en Espagne) et du Rocher, tous excellemment traduits par Yves Roullière qui publiera à la rentrée une biographie intitulée José Bergamín. Le philosophe-enfant.

Quiconque a trop vu, trop entendu, ne fait pas feu qui dure (texte traduit par Yves Roullière)

1

Tolstoï tourne le dos à la Russie en nous regardant en face. C’est un Russe européen. Tout le contraire de Dostoïevski, qui s’est appelé lui-même «un Européen russe». La figuration romanesque de Tolstoï regarde l’Europe, nous donnant sa Russie en spectacle de façon vivante, car, ce faisant, Tolstoï nous donne sa propre vie, la représentation théâtrale de sa propre vie de grand Diable appauvri, de gigantesque Pauvre Diable. Et il nous la donne dans le spectacle théâtral de sa propagande religieuse et romanesque, de son mensonge pur. Cette purification du mensonge, cette façon absolument sincère de mentir, est le vivant secret de son art imaginatif, de la fiction constante, poétique et religieuse, de sa vie. Aussi se dresse-t-il orgueilleusement sur son humilité comme un fantoche représentatif de son peuple, de la passion pour le mensonge de toute la Russie – de toutes les Russies – qu’il incarne.
Dostoïevski, Européen russe, tournait le dos, en revanche, à l’Europe ; parce qu’il en venait ou revenait. Et il ne nous a jamais regardé en face ni dans son œuvre ni dans sa vie. – Ne nous aurait-il pas gardé la croix ?

2

Il y a un apparent hellénisme chez Tolstoï à opposer au christianisme essentiel de Dostoïevski. Car le mysticisme chrétien chez Tolstoï est aussi apparent que toute la contexture spirituelle de ses figurations romanesques. A La Guerre et la paix, on a justement attribué d’épiques proportions d’Iliade ; à son auteur, des vertus homériques de créateur imaginatif.
En revanche, on a voulu rapprocher Dostoïevski de la dramaturgie shakespearienne – et plus par ses profondes entrailles chrétiennes de floraison médiévale, comme l’a vu Carlyle, que par ses pantomimes et machinations rhétoriques renaissantes. Dans la figuration dramatique de Shakespeare, les images prennent un volume de plasticité très semblable, effectivement, à celui des personnages romanesques du grand Européo-russe. C’est que dans les romans de Dostoïevski, comme dans les drames de Shakespeare, il y a, pour ainsi dire, une double perspective spirituelle – humaine, chrétienne – qui n’existe pas dans le développement des images homériques et tolstoïennes. D’une certaine façon, on pourrait dire que la première impulsion de cet art poétique, dramatique, de Dostoïevski, est irréflexif, car elle revient à casser ou nier son propre reflet, sa vivante image, cassant la figure au miroir qui la reflète. Comme il arrive dans Shakespeare. Et c’est en cela, en ce double jeu spirituel, que consiste la dramaturgie de l’action imaginative. Comme dans le masque. Se cacher la face, l’art dramatique le fait pour des raisons de temps et pas seulement d’espace, de perspective scénique, de distance. La dramaturgie romanesque de Dostoïevski se cache la face pour se distancier d’elle-même – ce qui est une manière de mieux se reconnaître, d’approfondir son être dans le temps, d’aller au fond de la dimension figurative de son leurre. D’où le fait que ces figurations dramatiques nous soient rendues plus obscures et difficiles à percevoir. Elles ne nous sautent pas aussi facilement aux yeux que les autres, celles qui nous sont montrées d’un seul coup dans le dynamisme superficiel de leur propre histoire – de la projection picturale de leur histoire. Les vivantes images de Tolstoï ont une permanence identique, dans la mémoire, à celle de n’importe quelle personne que nous avons vue dans la réalité, dans la vie – que, surtout, nous n’avons fait que voir. Et ce, bien que le regard pénètre, comme chez Stendhal, jusqu’à la profonde superficialité des âmes. Voilà ce qui arrive chez Tolstoï, stendhalien en définitive. De n’importe laquelle des personnes vivantes, mais non dramatiques, de n’importe quel roman de Tolstoï comme de Stendhal, nous pouvons nous souvenir avec exactitude, que ce soit dans leur physionomie extérieure, jusqu’aux plus infimes détails physiques de leur visage, ou dans leur physionomie intérieure, superficiellement transparente, jusqu’aux plus faibles traits de leur caractère, de la vivante expression de leur âme. Mais ce n’est pas ce que nous vérifions, même en achevant de les lire, si nous fermons les yeux, avec les complexes créatures humaines, les véritables personnes dramatiques qui ont surgi à notre pensée à l’évocation mystérieuse de la poésie de Shakespeare ou de Dostoïevski.
Ce double jeu spirituel de toute véritable dramaturgie, réelle ou figurée – qui commence, comme pensait Nietzsche, précisément au dernier acte de la représentation superficielle de la vie, à la rayure ou blessure avec laquelle la figure du miroir croise l’acte de le casser, car il commence où finit l’action –, cette profonde dimension de la pensée imaginative, en quoi consiste-t-elle ?

3

(Je suis en train d’écrire, de penser, et quand ce que je dis, ce que je pense, commence à sortir de moi, à se séparer, à exister – à se placer, ou être, en dehors –, je me trouve comme trahi. Non parce que mes mots me dénoncent, déversant à l’extérieur ce que j’ai de plus caché et secret, mais parce qu’en sortant de moi ils se tournent, ou se retournent, contre moi – parce qu’ils ne me reflètent pas comme je suis, comme j’ai voulu ou pensé être, mais comme je ne l’avais pas pensé ni voulu. Ce qui est une trahison imaginative du langage témoigne dramatiquement que je suis comme un fou, en prenant, à me faire face du dehors, une expression de moquerie. Elle est, ou s’est faite, comme le miroir impitoyable d’une physionomie qui se déforme, le reflet, l’image effroyablement mortelle d’une physionomie que j’ai espérée mienne et que je retrouve autre, distincte, transformée comme par une diabolique transfiguration – comme si à m’arracher le plus profond, le plus secret de ma pensée, par la ou les paroles, elle m’avait arraché un masque, et qu’à le reprendre dans la main pour le regarder il m’offrait grotesquement de rire de mon étonnement. Mais je continue à écrire, à penser, étourdi, sans penser ou, mieux, sans le sentir ; et, ce faisant, presque sans m’en rendre compte, mécaniquement, j’observe une pensée qui arrive vers moi du dehors et que je reconnais à présent authentiquement pour mienne, beaucoup plus mienne que celle que j’ai cru porter au-dedans, parce que je la fais mienne en la prenant mieux qu’en l’exprimant, ou bien qu’en la prenant d’abord ainsi je pourrai vraiment, ensuite, l’exprimer. Or ce langage, cette image, cette figure, qui est entrée en moi au lieu d’en sortir, me découvre comme une autre invisible face intérieure que je reconnais alors comme la mienne, celle qui fait transparaître le flux intérieur, secret, de ce que je pensais, ce que je songeais, de ce que je voulais.)

4

Un personnage de Dostoïevski dit terrible l’expression poétique, la beauté, parce qu’elle est, selon lui, comme un champ où bataillent le Diable et Dieu. «La part de Dieu», qu’André Gide constatait dans la mystérieuse indépendance de l’expression poétique, du langage imaginatif, de la création ou de la figuration du poète quand il se sépare dramatiquement de la volonté, de la pensée qui la projette au-dehors, qui l’invente, la découvre ou la crée. Par la suite, le même Gide, et à propos de Dostoïevski, préféra constituer le Diable partie civile, constater du Diable le parti pris, en commentant le proverbe infernal de Blake : «Il n’est pas d’œuvre poétique possible sans la collaboration du Diable.»
A la lecture de Dostoïevski, nous avons toujours cette vive impression de combat, terrible beauté du dramatique, que nous fait constamment le mystère de la création artistique. Le romancier ne nous offre jamais aucun résultat sans que nous voyions en même temps comment il l’obtient. Son prodigieux intérêt littéraire, intérêt que nous dirions technique, consiste précisément à opérer devant nous le miracle en nous montrant en même temps tout ce qu’il fait pour y parvenir. Ainsi voyons-nous chez ce Prospero qui s’exerce sous nos yeux combien le véritable pouvoir poétique n’est ni le sien ni celui qui réside en ses mains comme s’il s’agissait d’une baguette magique, mais celui qui, à l’appel de son invocation suppliante, de sa croyance passionnée comme s’il s’agissait d’une prière, surgit dans l’œuvre même, qui naît ainsi, merveilleusement forcée à vivre par la fervente volonté qui, croyant en elle, la crée. La foi a bougé les montagnes : qu’arrivera-t-il maintenant que les montagnes se sont mises en mouvement ?
Tout ce monde qui par sa foi créatrice est né de sa pensée s’élève ainsi contre le poète – non pour l’accuser grotesquement, comme dans les déclamations rhétoriques de Pirandello, mais pour le créer, lui, pour sa part, créant la pensée qui les crée, en le transformant, l’enrichissant; c’est à ce renouvellement interne du poète et du romancier que Dostoïevski doit d’avoir pu successivement renouveler sa création future – processus ascendant de son œuvre romanesque que Gide a si justement souligné. Les montagnes ne sont pas venues se précipiter sur l’humble pouvoir humain qui les bougeait, pour l’aplatir; bien au contraire, elles se sont écartées à son passage, lui ouvrant de nouveaux horizons, des perspectives illimitées.
Aussi, dans toute la création de Dostoïevski, l’esprit divin s’affirme-t-il contre sa négation maligne ou, mieux, par cette négation maligne. Ses possédés, ses endiablés, portent implicitement dans leur négation de Dieu l’affirmation divine. Le vide angoissant de leurs cœurs est la meilleure résonance cosmique à la plénitude de divinité qu’ils amassent affamés. Aussi bien ces êtres créés par le poète, quand ils tentent de se séparer de la volonté qui les pousse, subissent le châtiment immédiat à leur rébellion en perdant leur existence spirituelle, leur pure réalité poétique – et ils restent nus et honteux d’eux-mêmes en se cachant à l’appel de leur créateur. Ils se font ainsi comme une existence négative qui est plutôt une sombre insistance, et ce qui reste d’eux, à les regarder, c’est leur inexpression, leur déroute : la face moqueuse d’un loup, d’un masque, d’un mensonge, la part du Diable – du Diable qui est celui qui se rit du mensonge chaque fois qu’on lui retire son masque.

5

Ce n’est pas uniquement le drame intime et profond de l’homme, du chrétien, que développe la création romanesque de Dostoïevski, c’est la forme même de ce drame se déshumanisant, ou se déchristianisant, par cette terrible beauté qui est l’indépendance de la création poétique même, du fait poétique, dramatique, du roman. Voilà pourquoi la narration est, ou devient, chez Dostoïevski comme un agglutinant informatif, une information prolongée qui sert de pont entre les diverses situations dramatiques. Dans tous ses romans, les longues scènes dramatiques qui les forment se trouvent liées entre elles par une relation informative neutre. Mais cette relation conserve cependant comme une vibration, un accord, du ton dramatique des scènes qu’elle rapproche; et, tandis qu’elle les unit entre elles, tantôt elle laisse reposer l’âme du lecteur, tantôt elle l’inquiète encore plus comme en examinant son attention pour mieux l’exacerber – parce que tout, jusqu’au moindre détail de la scène qui se prépare, heurte atrocement sa sensibilité. Cet artifice du romancier est ce qui obscurcit fréquemment la terrible beauté de sa création dramatique. Comme si l’auteur ne s’apercevait pas de l’importance créatrice de la scène qu’il suscite et qu’attentif au développement propre de sa pensée, ou à l’intérêt romanesque de la trame, il perdait de vue le résultat artistique de son effort. Sûr de lui quant à son labeur, sûr de la fermeté de son pouls, et toujours insatisfait, Dostoïevski s’obstine presque toujours à extraire de sa volonté, et pas de son caprice, la puissante matière de sa création imaginative. Il s’aveugle matériellement dans sa sourde obstination – sourde de la meilleure surdité, celle qui réussit volontairement à l’être. Il pénètre souterrainement l’esprit pour toucher profond ce fleuve de sang d’une longueur vive et sans fin. Si, par moments, dans Les possédés ou endiablés, nous le voyons apparemment accéder aux exigences de son œuvre qui veut lui imposer, en toute indépendance, sa réalité propre, il s’en sert de prétexte, de motif, pour déployer plus fortement que jamais, sur cette même réalité qui se rebelle à lui, sa maîtrise de créateur. C’est par ce combat avec la matière comme négation d’un esprit que naît et vit l’esprit. Si le Diable ne se constituait pas partie civile de la création pour s’y opposer, cette création humaine, cette poésie, ce drame, ne pourrait être donné – parce que la bataille, le fait dramatique lui-même, ne pourrait être livré.

6

Or «seul Dieu est vainqueur», également, de cette bataille. Le manichéisme de Blake est une hérésie esthétique. Dieu est vainqueur de notre drame, vainqueur au-delà du bien et du mal.
Mais le drame nous crucifie ; et, de la sorte, en lisant Dostoïevski comme Shakespeare, nous voyons le miraculeux reflet de notre être, en dehors et au-dedans de nous-mêmes, nous traverser d’ombre et de lumière. Comme dans cette scène inoubliable où le romancier nous montre sa protagoniste enfantine abandonnée à sa solitude au milieu d’un luxe et d’un silence qui solennisent la prodigieuse insignifiance de son petit être misérable, croisant alors sa vie avec la nôtre dans un double jeu spirituel, par une perspective dramatique qui fixe pour toujours dans notre mémoire – notre âme – une image vivante de manière aussi naturelle que surnaturelle, durable. Sans la voir, sans l’entendre et, presque aussi, sans la comprendre.

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