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13/12/2006

La nuit veille d'Armel Guerne

Crédits photographiques : Miguel Vidal (Reuters).

medium_salome2.jpg«Ceux qui sont nés pour les dévouements extrêmes, que feront-ils si personne ne demande rien ? On ne peut pourtant pas accepter de mourir seulement par discrétion !»
Armel Guerne, La Nuit veille.


Pourquoi, depuis plusieurs mois, cette vision très précise, ce détail d'une toile que Le Caravage acheva de peindre en 1609, ne cesse de revenir dans mes rêves, comme si le nain Scarbo posait derrière ma tête sa petite main fourchue et me forçait à contempler la scène capitale, me pressant de trouver la réponse de l'énigme ? Non pas Salomé tenant le chef sanglant de saint Jean Baptiste, classique représentation qui fit les délices des proses et des pinceaux décadents mais le regard étrangement mélancolique de la courtisane, comme retourné vers quelque spectacle horrible gisant au plus profond de son âme que l'on devine moins vicieuse que tourmentée ?
C'est peut-être, certain que les images qui me hantent ont pour la plupart leur origine dans la littérature et afin, surtout, d'éviter les inepties psychanalytiques qui m'indiqueront à coup sûr quelque sotte équivalence entre le chef coupé et je ne sais quelle turgescence contrariée parce qu'incapable d'oublier la tutélaire présence maternelle, c'est pour répondre à cette question lancinante (d'où vient donc, de quelle région inconnue, la mélancolie lustrant le regard de Salomé de larmes rentrées ? D'où ? Je le sais à présent et ce savoir ne doit rien, ou alors si peu, à la consultation des augures littéraires...), que j'ai entrepris la lecture du magnifique La nuit veille d'Armel Guerne, l'un des tout premiers titres des éditions In Texte, dans la collection intitulée D'Orient et d'Occident. Jean-Yves Masson a donné, pour ce recueil de rêves, une très belle préface.
D'autres titres de Guerne doivent paraître, notamment une traduction de certains textes de Paracelse. Attendons avec impatience ces livres à venir, qu'ils soient signés de Guerne, hélas aujourd'hui bien oublié, ou d'autres auteurs. Je ne pouvais, de la part de Dominique Autié, magnifique amateur de livres, douter de l'attention extrême, voire fanatique, qui serait apportée à la conception de ces ouvrages : La nuit veille ne déroge point à cet impératif catégorique. Deux passages (pp. 20 et 25) de la préface (cette fois, il s'agit de celle de Guerne à son propre livre) ont tout particulièrement retenu mon attention : langue superbe bien sûr, écriture entée sur elle-même si je puis dire, non point pour s'admirer mais, devenant consciente de son dire, afin de rémunérer le commun défaut des langues, préoccupation toute boutangienne (logocratique ? Je me souviens ainsi d'un texte admirable de Guerne sur Monsieur Ouine) dans sa volonté de servir le français et non point de s'en servir. C'est dans ce souci d'une écriture désireuse, aimante, ne se croyant pas à sa propre origine, tendue vers celle-ci (si toute conscience est conscience de, nous pourrions affirmer que toute langue est langue de...), qu'il me faut chercher non pas tant la clef des songes que celle de cette immense porte derrière laquelle Kafka attendait l'insigne venue, en sachant bien que jamais elle ne s'ouvrirait. Voici le premier extrait : «[…] la merveilleuse langue française qui fut naguère une matrice d’espérance et de joie – n’est plus désormais qu’un outil dérisoire ravalé aux seules besognes ménagères, quels que soient par ailleurs son mystère et ses excellences miraculeuses, – n’est plus qu’un sordide instrument à «témoignages», une misérable chose découronnée, réduite aux limites concrètes de quelque anonyme grammaire, tout juste bonne à rendre compte des choses; parce que c’est une langue de cendres froides dont plus personne n’entretient et dont personne ne ranime le somptueux feu intérieur naguère si dévorant, si splendide ! – et parce que son esprit si naturellement surnaturel est abominablement, superlativement ignoré de ceux-là mêmes qui s’y prétendent des auteurs et n’y sont plus que des notaires : – oui ! il est urgent, il est licite et il est nécessaire de rappeler les hommes à leur cœur, de rechercher partout en eux les traces et les passages, les domiciles et les abris de l’homme intérieur, de retrouver à cet homme son monde, et de tirer oh ! de toutes nos forces sur les amarres de son âme» (je souligne).
Le second extrait, lu une fois de plus dans une perspective fascinante rappelant les textes de Benjamin, Rosenzweig et Boutang, évoque l'unique langue, matricielle, adamique, rêvée par tout écrivain digne de ce nom (et peut-être même, sans trop oser l'avouer, par tout philologue...) : «Ne pas écrire en vain, j’ose le dire dans un temps où n’importe quoi s’écrit et où tout se publie, ne pas acquiescer à son abaissement en laissant son intelligence au service ou sous le joug des polices (comme le fait la Science), au service des idées nues (comme font les philosophies) dont les fantomatiques réalités s’évaporent, au service des faits, au service des tics, au service des gloires d’un temps qu’il nous appartient de juger puisque nous l’habitons : ne pas écrire en vain, mais interroger toujours encore cette langue unique qui se tient derrière nos langages et qui respire dans les siècles, de génération en génération, depuis que l’homme est l’homme, inspirant de son souffle la sagesse des sages de l’Antiquité, la sainteté des saints de la Chrétienté, le génie des humains; ne pas écrire en vain, mais accepter humblement, pour le salut de l’âme et l’honneur de l’esprit, d’entreprendre son ouvrage au plus haut de son cœur et de vivre avec lui, de concourir par analogie à maintenir cette respiration profonde à l’insu de tous, sous le mépris réconfortant des imbéciles et des lâches : telle est l’unique excuse à cette vanité des vanités, l’œuvre d’art, ce simulacre que l’homme, dans son orgueil d’enfer, nomme avec impudence la «création» !» (je souligne).
Enfin, signalons que Le Capucin (Lagarde-Fimarcon - B.P. 8 - 32700 Lectoure) a entrepris, courageusement, la réédition de certains ouvrages de Guerne tels que Le Temps des signes et Danse des morts.