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11/06/2009

Avec Poe jusqu'au bout de la prose d'Henri Justin

Crédits photographiques : Thomas Deerinck.


«Nous sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de l’éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre.»
Edgar Allan Poe, Manuscrit trouvé dans une bouteille, in Histoires extraordinaires [1856] (traduction de Charles Baudelaire, Flammarion, coll. GF, 1986), p. 218.


À propos de Henri Justin, Avec Poe jusqu'au bout de la prose (Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 2009).
LRSP (livre reçu en service de presse).


Lorsque l'érudition s'allie à une écriture digne de ce nom nous est offert un mélange aussi rare que précieux dans l'actuelle production critique française : l'intelligence et la sensibilité accordées à un grand écrivain, Edgar Allan Poe, qu'Henri Justin hisse à sa véritable place, rien de moins que séminale si l'on songe à l'influence qui fut la sienne sur Baudelaire, Mallarmé et Valéry.
Pourtant, quelques piètres lecteurs, dont un certain Michel Contat pour Le Monde des Livres fait à l'évidence partie, paraissent ne strictement rien avoir compris à la thèse véritable que développe, avec beaucoup de savoir, d'humour, d'allusions personnelles (1) et même de doutes (2) qui nous éloignent fort heureusement de l'exercice purement universitaire, Henri Justin sur Edgar Allan Poe. Contat écrit en conclusion de son compte rendu : «En définitive, la thèse de ce livre est que le secret reste la marque la plus sensible d'une œuvre qui va bien au-delà du conte à mystère, et ce, grâce à une prose fascinante que Baudelaire, note Henri Justin, a parfois trop raisonnablement lissée en français.»
Mon Dieu, quelle indigence de vue, quelle incroyable cécité ! Autant ne strictement rien écrire qu'une pareille chute pas même retenue par de grossières ficelles de maljournalisme.
En définitive et même dès les toutes premières pages de son livre, Henri Justin affirme que Poe, poète raté sinon médiocre, a tout fait pour transformer la prose, dans laquelle il a excellé, en absolu, cet absolu que seul la poésie pouvait conférer à l'exercice littéraire ! (3).
Voilà, Michel Contat, quelle est la thèse, évidente pour qui sait lire, d'Henri Justin.
Or, si la poésie peut être définie, assez sommairement mais je le crois justement, comme le langage de l'être quêtant l'Être, nul doute, selon Justin, que Poe tente de faire de la prose le lieu de recherche de l'Un. Nous savons que le grand œuvre de l'écrivain est l'étrange, rebutant et fascinant texte intitulé Eurêka mais Henri Justin a parfaitement raison d'affirmer que cette recherche préoccupe Poe dès ses premiers contes et qu'elle trouvera sa superbe réalisation dans les meilleurs de ces derniers, comme Le Démon [Imp serait plutôt à traduire par lutin] de la perversité : «Il s’agit pour Poe de faire de la prose «au lieu de» la poésie. Il y a effraction. L’âme, qui était en suspension dans le poème, précipite. Il faut imaginer, pour comprendre Poe, un psychisme aimanté par la perte – un psychisme percé d’un vide essentiel qui soit aussi le lieu de toutes les valorisations. Le trou vertigineux du maelström ou du volcan happe les attributs du divin. D’où une pensée de l’Un inaccessible, une pensée parcourue d’un élan qui trouve son apothéose dans la conscience de son engloutissement ou de son explosion en vol» (p. 128).
Je ne détaille point les passionnants développements qu'Henri Justin déploie sur le thème du vertige (auquel il a consacré un ouvrage) devant le gouffre sans fond et de la tentation de s'y jeter (à cause de cette perversité qu'il analyse longuement) (4) ni même sa lecture d'Eurêka (5), un texte que j'avais relu avant d'écrire Maudit soit Andreas Werckmeister ! qui finalement peut être compris comme une transposition des contes de Poe, du moins de ceux qui mettent en consonance ou en abyme une recherche acharnée puisque l'important n'est pas de vivre mais de narrer (6) de la réponse (qui a tué ? qui a volé la lettre ? qu'y a-t-il au pôle Sud ? qu'est-ce qui se cache au fond du maelström ?, etc.) et une pliure, mieux : une singularité (7) lovée au sein même du texte.
En quelques mots, tout le savant travail d'Henri Justin consiste à faire d'Edgar Allan Poe l'un des plus grands écrivains américains, dont la leçon n'a peut-être pas été suffisamment prise en compte, d'abord, on le sait, dans son propre pays, par nombre de ses pairs (et d'universitaires) qui n'ont jamais bien compris l'admiration que certains écrivains français éprouvaient à l'endroit de Poe. Cet écrivain est pourtant, selon Henri Justin qui ne se trompe pas, de la race ténébreuse de ceux qui portent «à incandescence ce paradoxe du récit [en mettant] en scène une parole qui va à sa perte et prend son sens dans cette perte anticipée. Pour qui accepte cette littérature, il y a en toute entreprise littéraire un fond de tragique, et Poe, tout en jouant les énergumènes dans les marges de la grande littérature, se cache en son centre» (p. 131).
Cette exploration des gouffres aborde, il fallait s'y attendre, le volet de la biographie à vrai dire jamais totalement occultée (8) et autorisant de nouvelles confidences de l'auteur (9). Un autre volet est évoqué, corollaire hélas presque obligé du précédent, à mes yeux ô combien suspect, de l'analyse psychanalytique : les noms de Freud, Marie Bonaparte et Jacques Lacan sont évidemment mentionnés et c'est à mon sens, de très loin, la partie la plus inintéressante de l'ouvrage de Justin qui écrit, apparemment sans rire : «C’est cette maîtrise structurale que Jacques Lacan a comprise et admirée chez Poe. Fondateur de l’École française de psychanalyse, grand intellectuel que je sens très proche de l’écrivain américain, Lacan a voulu sonder les fondements de la pensée freudienne pour mieux la «prolonger» […] dans son propre enseignement» (p. 261).
Il est vrai que le nom de Lacan, dans l'esprit de Justin, ne semble avoir un véritable intérêt que parce qu'il s'inscrit dans une longue et prestigieuse liste d'autres noms, ceux-là tout de même moins ridicules, qui ont fait du siècle passé, pour la recherche et les sciences, une époque sans conteste tout à fait remarquable (10).
Fort heureusement, cette même exploration des gouffres ne peut s'inscrire sur une toile de fond dont la psychanalyse n'est qu'une des innombrables mailles. Cette toile de fond est immense, peut-être même infinie. C'est pourtant celle que Poe, écrivain total parce qu'il est à l'évidence animé par le sens d'une quête de l'unité, n'en finit pas de scruter et dont il tente, du moins dans ses contes les plus aboutis, de déplier la structure infiniment complexe : «Emmerson est l’ennemi intime. Lui et Poe, malgré les différences locales, vivent la même phase culturelle : retrait de Dieu, dédoublement de la conscience, accélération du temps de l’histoire. Poe a pris le parti paradoxal du respect de l’âme au prix de l’impuissance à dire» (p. 243).
Cette impuissance à dire est bien sûr paradoxale : Poe a beaucoup écrit mais nous comprenons assez bien l'intention d'Henri Justin usant d'un cliché littéraire jauni jusqu'à chacun de ses côtés. L'unité paraissant irrémédiablement perdue, l'écrivain véritable n'ayant de sens, et d'honneur comme il ne faut pas craindre de l'affirmer, qu'à la seule condition, comme Pierre Boutang l'avait parfaitement compris dans sa lecture de La Chute de la Maison Usher, de se mettre en chasse de cette unité perdue, Poe est arrivé trop tard, à une époque pour laquelle la confiance naïve cimentant les mots et les choses ne semble même plus être, depuis des lustres, un rêve de poète. Poe doit donc mettre en scène, avec une science qui confond les lecteurs les plus attentifs et leur procure même la sensation de vertige (11), cette recherche probablement condamnée à l'échec mais sans laquelle le travail d'écriture n'est pas grand-chose de plus qu'une besogne de crétin rimailleur.
Le génie de Poe est, selon Henri Justin, de tenter de recréer, dans ses textes, la structure même qu'il pense avoir déchiffrée et dont il a rendu un compte pour le moins aussi touffu et harassant que génial dans Eurêka (12).
Il s'agira donc de recréer, textuellement, les étapes du drame universel : naissance qui est rupture de l'unité primordiale, étonnante complexité d'une réalité ne pouvant jamais se contenter d'une explication univoque, trouble, vertige, désespoir peut-être face au constat de notre finitude mais, dans le même temps, évidence que l'esprit de l'homme, lui qui contient tout selon le Marlow de Conrad, est parfaitement capable de sonder les arcanes d'un monde dont les structures les plus intimes ne lui sont absolument pas étrangères, mais parentes au contraire ! : «Dupin est le maître de la fracture. Ou plutôt, car Dupin est tout à son enquête policière, c’est Poe lui-même qui propose ici, sous le sens immédiat, le sens médiat d’une parabole. Il est le chantre de l’unité textuelle, de la clôture du texte, mais cette unité est faite de la perfection du jeu de la dualité, de la rigoureuse articulation des contraires, de la chorégraphie des doubles» (p. 249).
Cette recherche de l'unité, bien évidemment, ne peut être acquise ni même donnée en une seule fois, c'est un mouvement qui ne vit que d'être reparcouru, reconquis sans fin, comme il en va de toute lecture sérieuse (13), elle-même animée par cette perversité dont Henri Justin analyse le sens étymologique (14) : «Tout l’art de Poe est un art de la pliure. Pliure de l’effet sur la cause. Pliure du personnage du détective sur celui du meurtrier. Pliure en laquelle la lettre se dérobe. Pliure du dit sur le dire. Effet ou cause de son art, enfin, cette pliure de l’âme que Poe nomme perversité» (p. 291).

Notes
51MZ9TwvMdL._SS500_.jpg(1) Celles-ci se poursuivent jusqu'à la toute dernière page (394) de la conclusion de notre livre, avec une inquiétante image de gant flottant sur un canal, analysée comme porteuse de présence et d'absence, donc figure littéraire par excellence. Voir également : «Si, de mon côté, je m’interroge sur mon rapport personnel à l’œuvre de Poe, je constate qu’un deuil de l’enfance m’a structuré pour longtemps; je sais que j’ai rêvé de retenir le flux de la vie, que je valorise la vibration immobile célébrée par les poètes romantiques, de Wordsworth à Mallarmé. Qu’en fut-il pour Edgar Poe ? Je continue à penser que la question est oiseuse, que le seul homme vivant, c’est le lecteur. Poe est mort», in Henri Justin, Avec Poe jusqu’au bout de la prose (Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 2009), p. 91. Sur la vie passionnante de l'écrivain, entourée de noires légendes, je ne saurais trop recommander la lecture de la remarquable Enquête sur Edgar Allan Poe de Georges Walter, tout récemment parue aux excellentes éditions Phébus dans la collection Libretto.
(2) «C’est à une profondeur à laquelle je ne sais pas bien pousser l’analyse que je sens une consonance fertile entre l’œuvre de Poe et le Sud de son époque. Clivage, contradiction interne, impasse suicidaire – tout cela peut s’appliquer aux deux «territoires». Il y a un silence des consciences dans le Sud, il y a un silence de l’auteur chez Poe. Il y a une clôture du Sud, il y a une jalouse clôture du texte dans l’esthétique de Poe», p. 158.
(3) «Tous deux [Poe et Hawthone] se situent dans le sillage du haut romantisme britannique… ou dans le creux de sa vague. Mais Poe, quant à lui, gardait la vénération de la haute poésie qu’il ne pouvait écrire, y voyait la quintessence de la littérature, et entreprit d’explorer les forces qui s’y mettaient en jeu en les projetant sur le plat de la prose de ses contes, puis dans la vision cosmogonique d’Eurêka», p. 50. Plus loin, au cas où quelque lecteur n'aurait pas bien compris de quoi il en retournait dans son livre, Justin écrit (je souligne) : «Poe n’avait pas d’aptitude à la recherche du bonheur. Le mode poétique le trouvait sans défense contre l’invasion du deuil et le désir de régression. Il se tourna donc (c’est mon analyse) vers le bref récit en prose, car il offre de vastes possibilités de résistance intellectuelle au sentiment du malheur» (p. 79).
(4) Cf. pp. 291-324 de notre ouvrage.
(5) Dans le dernier chapitre de notre ouvrage, intitulé L'intrigue de Dieu, pp. 324-374.
(6) «L’important n’est pas de vivre, mais de narrer. Poe ne veut pas sauver l’homme par les commodités dérisoires des dénouements heureux; il veut sauver le texte qu’il va chercher dans la gueule de la mort», p. 64. Et, page suivante : «Dans tous les cas, il s’agit d’aménager une énonciation comme on réglerait une voilure pour s’efforcer de remonter le vent de la mort, de le serrer au plus près.»
(7) Ainsi, à propos de Manuscrit trouvé dans une bouteille, Henri Justin affirme : «[Poe] écrit que la brume d’écume qui cachait la pointe du tourbillon «était sans doute provoquée par le heurt des prodigieuses parois de l’entonnoir se rejoignant au fond» (in Contes – Essais – Poèmes d’Edgar Allan Poe, édition de Claude Richard, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p. 556) : le «fond» n’est à ses yeux que le lieu où les parois liquides se broient sur elles-mêmes dans l’étranglement du cône; c’est un point structural où le tourbillon totalise sa puissance, une singularité», pp. 112-3.
(8) «[Poe] est l’homme qui a perdu la parole et s’exprime par emprunts prophétiques à la littérature de son temps ; il est le poète manqué qui veut exprimer l’âme en exploitant les recettes du Blackwood’s Magazine; il est l’impuissant dont les ailes traînent dans la boue; il est même le chien qui se roule dans cette boue afin d’en frotter les pieds des puissants», p. 163.
(9) «Il est exaltant de se tenir à cette pointe d’extrême intellection; je l’ai fait longtemps, et cela me reprend par bouffées au contact de Poe. Mais si l’on y reste, c’est qu’on est décidément seul : Poe s’y est brûlé sans doute, d’où la fascination qu’exerce son personnage. Après chaque descente en apnée dans son œuvre, je puise dans ma réserve d’humanité : le partage, le pardon parfois, donné ou reçu, les douces retrouvailles avec autrui et la réalité commune», p. 214.
(10) Je cite ce long passage : «Du XXe siècle datent la redécouverte du sacré comme objet d’étude, l’exaspération de la logique mathématique jusqu’aux théorèmes de limitation de Gödel, les paradoxes logiques de Bertrand Russell, la logique généralisée de Stéphane Lupasco, la Gestalttheorie ou théorie de la forme, la théorie des ensembles, les grands travaux sur perception et imagination et sur cosmos et imagination, une philosophie de l’être que Heidegger ente sur la poésie romantique, la critique formaliste russe et le structuralisme français. Pour moi : un grand siècle, un siècle vibrant des plus belles ambitions intellectuelles.
Quant à la leçon de ces lectures – dont je vois Poe tirer par avance un saisissant feu d’artifice –, je crois que c’est l’audace de risquer une pensée du Tout, avec un grand T. Le Tout est supérieur à la somme de ses parties; il n’est pas rationnalisable, ne serait-ce que parce qu’il inclut l’observateur et ses raisons; il a une présence propre. La génération de la fin du XXe siècle a lâché ce Tout, suspect d’adhérence au sacré, susceptible de se dégrader en une pensée totalitaire. Elle a préféré slalomer sur les obliques de la différence. Mais le climat intellectuel, en France et aux États-Unis, a nourri l’intuition du Tout jusqu’au sommet des années 1970 et permis une avancée spectaculaire dans la compréhension de l’improbable génie nommé Edgar Allan Poe», p. 142.
(11) À propos de Double meurtre dans la rue Morgue, Henri Justin écrit : «Une telle concentration des contraires est de la dynamite, et je suis obligé de me lever pour faire quelques pas avant de pouvoir poursuivre» (p. 247).
(12) «Je crois que son art de l’intrigue est un art de la structure de l’espace imaginaire et qu’il nous aide à concevoir le champ a priori où a lieu la littérature, le champ de forces qu’elle suppose en ayant lieu», p. 140.
(13) «La lecture est sans fin en ce sens qu’après des années de fréquentation je retrouve des effets textuels insoupçonnés, mais elle n’est pas sans règles. Elle est comme un voyage dans l’univers de la relativité, presque infiniment complexe dans son détail, mais fidèle à une loi générale simple», p. 97.
(14) «Le perversum de Poe sera sa façon de retourner le texte sur lui-même et ainsi, faute de poésie, de pousser la prose à bout», p. 306.