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25/05/2006

Les voies du Stalker, 2 : entretien avec Michel Lévy-Provençal (Mikiane)

Crédits photographiques : Photographie (détail) de F. Javier Alvarez Cobb, extraite de la série intitulée Autopsia, en référence à ce blog.

2autp.jpgEntretien n°2, avec le blog de Michel Lévy-Provençal, Mikiane.

Michel Lévy-Provençal
Juan Asensio, je vous ai découvert il y a quelques années grâce à votre blog, Dissection du cadavre de la littérature. Vous y publiez des articles sous le pseudo de Stalker, en référence je crois, au film du même nom réalisé par Andreï Tarkovski. Vos interventions en ligne sont, me semble-t-il, constituées pour la plupart de critiques au vitriol et de rares éloges à l'égard d'une poignée de journalistes, de romanciers, de philosophes, etc. On y retrouve en vrac : Pierre Marcelle, Maurice G. Dantec, Georges Steiner, Pierre Boutang et d'autres. C'est donc naturellement que ma première question aborde ce sujet-là. Parmi ceux que vous classez dans votre blog sous les catégories «nobles marcheurs», «nains et mégères», «fauves christiques» et «ciel des fixes» pourriez-vous nous présenter votre «top 5 du pire et du meilleur» ?

Juan Asensio
Bonjour. Tout d’abord, une précision : je n’ai aucun pseudonyme, signant de mon nom tous mes articles, Stalker, seul titre de mon blog (sous-titré selon votre précision) faisant effectivement référence au chef-d’œuvre du cinéaste russe [et évidemment pas au jeu vidéo du même nom, comme l'a cru tel pape autoproclamé du journalisme, Jean Robin Premier !]. Ensuite, je dois vous dire que je répugne à ce genre d’exercice pour le moins journalistique : établir un classement. Quel en est, franchement, l’intérêt ? Tout de même, pour vous répondre, même de mauvaise grâce. Dans la catégorie des nains et mégères : il n’y a aucune limite, absolument aucune, à la médiocrité de celles et ceux que j’ai épinglés, comme de fort piètres trophées d’une chasse dont ils ne connaissent d’ailleurs point l’art cruel mais précis. Mes modèles littéraires, bien connus du reste sont, dans l’ordre ou le désordre je m’en moque : Bloy, Bernanos, T.S. Eliot, Gadenne, Sábato, Péguy, Broch, Faulkner, Conrad. Quelques autres bien sûr comme Calasso, Sebald, Kertész, Abellio, Lowry ou Bergamín, mais le ciel des fixes, selon l’expression utilisée par Du Bos, est ainsi constitué et je crains ou plutôt je me réjouis qu’il ne varie désormais plus guère. Devenant vieux, je relis plus que je ne lis. J’ai une affection toute particulière pour Maurice G. Dantec, qui est un homme d’une gentillesse réellement extraordinaire, alors que tant de nains verbeux, qui n’ont à leur actif qu’un ou deux articles mal édités dans une revue de millième zone ou bien sur un blog crasseux prétendument littéraire, sont d’une prétention et d’une bêtise à faire pleurer les ours, comme le disait Flaubert. George Steiner, excellent vulgarisateur et même bon essayiste, s’il pose avec une justesse souvent remarquable les tares qui affligent notre époque, s’il n’a de cesse de vitupérer contre la médiocrité professorale contemporaine, est lui-même, je n’ai pas peur de le dire, un petit monsieur. J’ai beaucoup lu, adolescent, des auteurs tels que Georges Bataille, Maurice Blanchot, Jean Genet, Antonin Artaud, Julien Gracq et, pour finir en beauté, Philippe Sollers, certainement pas le plus mauvais écrivain mais assurément le plus retors et, de plus, ridicule et profondément vide. J’ai tenté ainsi, dernièrement, de relire Femmes. Ce livre m’est littéralement tombé des mains. Je ne trouve pratiquement plus rien chez ces écrivains, hormis peut-être dans les livres de Gracq consacrés à la critique littéraire, dont l’étonnant et plus que jamais d’actualité La Littérature à l’estomac. Ses romans, eux, certes admirablement écrits personne ne peut prétendre le contraire, tournent en rond, se perdent dans les dédales esthétiques et ne nous offrent, du Bien et du Mal, que des caricatures dialectiques dignes d’une bluette de midinette.

Michel Lévy-Provençal
Au-delà de votre goût pour la provocation, on sent dans vos écrits une recherche effrénée de vérités. Vous n'hésitez pas à dépasser les discours convenus et le politiquement correct quitte à risquer de vous brûler. Vous écrivez, par exemple, beaucoup sur le thème de l'antisémitisme et de la Shoah. Pour vous avoir attentivement lu depuis plusieurs années, je considère votre condamnation des horreurs nazies, et de la haine en général, sans faille. En revanche, il vous est arrivé, à plusieurs reprises, de prendre la défense de personnages sulfureux eux-mêmes accusés d'antisémitisme tels qu'Éric Bénier-Bürckel ou Renaud Camus... Vous m'accorderez que toutes ces références sont pour le moins perturbantes. Aussi aimerais-je savoir comment vous vous situez philosophiquement et politiquement. Question subsidiaire : nous avons appris cette semaine que Dantec que vous appréciez, choisirait de Villiers au premier tour des présidentiels en 2007, que pensez vous de ce choix ?

Écoutez, jusqu’à preuve du contraire, tant que nos petits pions gauchistes et anarchistes n’auront pas réussi à abattre la République, ce qui arrivera peut-être dans quelque temps je vous l’accorde au rythme qui est désormais le nôtre, tant que notre comique et grotesque bande à Bonnot universitaro-syndicalo-écolo-trotskyste ne sera pas parvenue à refroidir nos cerveaux dans quelque goulag remis à neuf pour les besoins de la nouvelle rééducation des esprits, chaque habitant de ce pays est libre, y compris Dantec l’exilé, de voter ou d’appeler à voter en son âme et conscience. Connaissant l’homme et l’écrivain, j’imagine sans peine qu’il n’a pas dû prendre cette décision à la légère, n’est-ce pas ?

Juan Asensio
Votre première question est beaucoup plus intéressante. Je ne sais pas si l’auteur de Pogrom est un antisémite. J’ai écrit, dans mon dernier ouvrage paru aux éditions du Rocher (La Critique meurt jeune), ce que je pensais de son drôle de roman, moins noir qu’il n’y paraît et maniant avec plus ou moins de talent l’arme convenue consistant à choquer le bourgeois. Apparemment, il y est parvenu puisque la justice a décidé de se saisir du dossier. Nous verrons bien quelle sera sa réponse. Pour ma part, j’ai mené, avec la complicité d’Olivier Noël, un long entretien qui aborde toutes ces questions ainsi que d’autres. Nous n’avons eu de cesse, Olivier et moi-même, de ne point faciliter la tâche à Éric Bénier-Bürckel et je ne puis, au moment même où je réponds à vos questions, me départir d’un sentiment de malaise. En quelques mots, disons que j’ai l’impression très forte que le romancier nous a donné les réponses que nous attendions de lui, comme il a donné à Bernard Quiriny, pour Chronic’art, les réponses que celui-ci attendait de lui. Éric me semble être un fieffé malin : il s’adapte comme un caméléon au décor dans lequel il se tient et, s’il sent en vous un tempérament bernanosien, il vous donnera du Bernanos et du Bloy, sans même que vous lui en ayez d’ailleurs fait la demande. L’homochromie a ses vertus, c’est un fait, mais je doute que les juges soient particulièrement renseignés quant aux subtilités du camouflage. Du reste, je vous l’ai dit, attendons la suite des événements. Que vous dire encore si ce n’est que je me fiche de la réputation faite par les médias ou la rumeur (c’est bien souvent strictement la même chose, hélas) à un écrivain comme Renaud Camus, dont chaque volume de son Journal est, à mes yeux, l’un des seuls événements littéraires français dignes d’être salués ? Il est vrai que, comme vous le dites, par tempérament sans doute, je préfère tout de même une réputation sulfureuse, une nature fiévreuse à celles, tout bonnement inexistantes, aussi transparentes que le paletot idéal évoqué par le jeune Rimbaud en fugue, d’un quelconque de ces journalistes qui, selon l’expression ignoble, font ou défont l’opinion, d’un de ces jeunes romanciers à la mode, premiers de leur classe et, que voulez-vous, affreusement insignifiants.
La Shoah à présent, voilà qui est beaucoup plus intéressant. Que voulez-vous que je vous dise de plus sinon qu’il s’agit là du trou noir dans lequel l’Occident tout entier n’en finit pas de tomber ? Nous y sommes encore, tournant follement dans le disque d’accrétion du monstre, dont la gueule reste bien évidemment béante. Comme dans le conte de Poe, nous tombons sans cesse et nous tomberons indéfiniment, notre modernité bio-politique, comme l’analysent Foucault et surtout Agamben, étant constitutivement liée à la boucherie qui a consisté à éliminer industriellement des millions d’êtres vivants, dont le statut même d’être vivant fut ainsi réifié, nié. Günther Anders puis, plus récemment, Dantec, ont l’un et l’autre beaucoup insisté sur le caractère pérenne de cette machinisation du monde. Devenant Machine, celle-ci n’aspirant qu'à une seule chose : se reproduire, le monde de demain, s’il ne prend garde, accomplira, dans la plus bonhomme transparence, l’œuvre au noir que tant d’auteurs de science-fiction ont décrite depuis maintenant des années : l’abattage du bétail humain, sa consommation universelle, comme dans le classique film de cinéma intitulé Soylent Green.
Je dois ajouter qu’autour du monstre énorme qu’est la Shoah, comme une constellation d’ogres, une multitude de petites gueules tentent de dévorer à leur mesure, faiblement, peureusement, se drapant sous les atours de la bonne conscience de gauche. Vous citiez Pierre Marcelle : je m’étais amusé à utiliser les techniques de lecture derridiennes, goûtées par tous ces pions qui tiennent les rédactions du Monde, de Libération et de tant d’autres quotidiens bien-pensants, pour montrer comment, sous la vertueuse onction d’une plume journalistique rien de moins qu’affreusement nulle, se tapissait une petite bête rampante et immonde, choyée de tendresse et qui porte néanmoins un fort vilain nom : l’antisémitisme. Je n’ai pas peur de prétendre que cet antisémitisme feutré, bon teint, grossissant au chaud dans les salles de rédaction françaises et, hélas, européennes, est rigoureusement le même, soyez-en certain, que celui, de bas étiage, incarnant le niveau le plus abyssal de l’absence de pensée, qui a conduit une meute de chiens à torturer sauvagement, jusqu’à la mort du jeune homme, Ilan Halimi. Dans l’absolu donc, chacun de ces plumitifs sans âme et sans talent est strictement responsable de l’antisémitisme qui, contrairement aux titres des journaux, n’est aujourd’hui absolument plus rampant puisqu’il éclate rigoureusement partout, il suffit, pour s’en rendre compte, d’ouvrir les yeux ou plutôt : de désirer les ouvrir. De nouveau, il sort au grand jour, décomplexé, avec dans sa besace les nouveaux arguments prétendument imparables de la gauche tiers-mondiste mâtinée de la casuistique palestinienne et de l’éternelle mauvaise conscience occidentale, ce mal typiquement français, pour la simple et bonne raison que notre pays est antisémite et n’a jamais cessé de l’être, pas seulement depuis l’époque où Léon Bloy rugissait contre Édouard Drumont. Je n’ai pas la place, ici, de m’étendre sur les raisons historiques, politiques et métaphysiques qui font de notre pays une terre d’élection de l’antisémitisme. Mieux que je ne pourrais jamais le faire, Sarah Vajda a écrit un magnifique roman (ou plutôt : une véritable prière au titre fort évocateur : Amnésie) sur ces questions déchirantes et ténébreuses.
Un dernier mot afin de compléter ma réponse sur le premier point : je ne cherche pas des vérités, nourriture bonne pour les amateurs de cafés du commerce; je cherche, comme tout homme je crois normalement constitué, La vérité et, parce que je ne La trouve pas, je rugis comme un damné.

Michel Lévy-Provençal
Les horreurs nazies et la Shoah sont le tabou sur lequel s'est construite la culture européenne au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Depuis quelques années, on voit surgir ça et là une nouvelle idée. En effet, dans la rue, au milieu des cours d'écoles, au café du commerce, dans des associations communautaires ou des organisations politiques, il semblerait temps pour certains d'intégrer un nouvel élément dans le corpus constitutif de la mythologie européenne : «le tabou de la Colonisation». Me souvenant d'une phrase de Steiner que vous reprenez dans un de vos derniers ouvrages : «La Shoah reste pour moi un cas extrême sur la gamme des horreurs et de l'inhumain, mais je ne fais pas partie de ces ultras qui y voient une fêlure avec le reste de l'histoire, il y a une continuité», je m'interroge : pensez-vous qu'il y ait une particularité intrinsèque et inaliénable aux horreur qu'ont subi les juifs d'Europe au cours de la Seconde Guerre Mondiale ? Qu'elles représentent une fêlure dans l'Histoire, et donc qu'elles ne peuvent être comparées à aucune autre ? Ou, au contraire, comme je comprends la phrase de Steiner, que ces horreurs restent un cas extrême sur une gamme continue ? Dans ce dernier cas, la Colonisation et ses atrocités peuvent-elles, aussi, être reconnues comme un extrême de cette gamme ? Jusqu'où doit aller cette reconnaissance ? Pensez vous que nous devons accepter «le tabou de la Colonisation» comme élément fondateur de la sacralité européenne ?

Juan Asensio
J’ai en partie répondu à ces questions en vous disant que la Shoah était le trou noir où nous étions à la fois déjà tombés et où nous risquions, de même, de tomber à tout instant. En quelque sorte, comme le Mal selon Paul Ricœur qui est toujours-déjà-là, la Shoah est elle aussi toujours-déjà-là, comme un possible sans cesse désireux de s’incarner de nouveau. Je ne nie en rien l’importance d’autres génocides, celui des Indiens d’Amérique, des Noirs, des Arméniens, la multitude des génocides commis, sous prétexte d’imposer le paradis universel des Travailleurs, par TOUS les régimes communistes MAIS aucun d’entre eux ne présente les caractéristiques propres à la Shoah, parfaitement établies, dans leur minutie monstrueuse, dans leur banalité quotidienne et mécanique, par un Raul Hilberg par exemple. Non, je ne suis pas d’accord avec Steiner sur ce point, alors même que son œuvre est presque toute entière bâtie sur un postulat pourtant évident : la Shoah est LA singularité nue, ce point infinitésimal, d’une densité pourtant infinie, où le chaos se donne à observer. Il est vrai que George Steiner, rien de moins que complexe (ou plutôt, parfois, contradictoire) sur cette difficile question, ne cesse de la sonder, variant les angles d’attaque, accumulant les précisions, tentant de souligner puis d’expliciter ce qui à mon sens relève de la pure intuition, de la vision noire. C’est bien cet aspect-là, le plus sombre évidemment, qui est la part fascinante des essais de George Steiner, comme j’ai essayé de le montrer dans l’ouvrage que je lui ai consacré.
Sur la question de la colonisation, un dernier mot tout de même : je dois vous dire que j’en ai assez, plus qu’assez, que la France doive s’accuser, devant tous, devant le dernier manchot de la Terre Adélie si l’on veut, des crimes les plus inouïs. Encore une fois, il suffit de lire le Cœur des ténèbres de Conrad ou le Voyage au bout de la nuit de Céline pour se faire une idée assez juste je crois de ce que fut la colonisation européenne des terres africaines : assurément pas une partie de plaisir. Cependant, n’avons-nous pas apporté quelques bienfaits à des populations qui ne vivaient tout de même point toutes dans le paradis rousseauiste que l’on veut à présent nous prouver à toute force, au point de falsifier la réalité historique de façon honteuse ? Et cette époque, par les vertus mâles qu’elle mettait à l’honneur (le courage, la ténacité, l’obstination d’un Aguirre… sa folie somptueuse aussi), n’a-t-elle pas su insuffler dans le monde un véritable esprit de conquête, une sorte de messianisme laïcisé prétendant instaurer, sur Terre, le royaume perdu ? Aujourd’hui, qu’est-ce qui peut bien faire rêver la jeunesse française si ce n’est la possibilité, extraordinaire, de conquérir de nouvelles terres ? Je ne vois rien d’autre qui soit capable de nous réveiller de notre profond engourdissement. Et puis, que les donneurs de leçons balaient devant leur propre porte, eux qui oublient ou feignent d’oublier que la traite des Noirs n’aurait jamais pu atteindre l’ampleur qu’elle connut si ces mêmes malheureuses populations n’avaient été vendues aux Européens avec la complicité évidente des… Noirs eux-mêmes ou des Arabes. Il est grand temps que nous cessions d’avoir honte de ce que nous avons fait et même de ce que nous n’avons point fait, car, affligés comme nous le sommes, ainsi que les hommes creux du poète, dans cet entre-deux qui est comme une espèce de limbe historique, le mauvais infini des philosophes, c’est au rang bien peu enviable de fantôme que risque, très vite, de tomber la France.