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22/02/2006

Malcolm Lowry, Samuel Taylor Coleridge, David Jones, Thomas De Quincey

Crédits photographiques : Natacha Pisarenko (AP Photo).

«Jusqu'aux profondeurs qui pourrissaient : ô Christ !
De pareilles horreurs sont-elles donc possibles ?
Oui, des êtres visqueux, tout en patte, grouillaient
Sur la putridité de cette mer visqueuse
Alentour, alentour, tournoyante cohue,
Dansaient, la nuit, les feux de morts
[…]
Et les langues, du fait de cette soif horrible,
Jusques à leurs racines s'étaient asséchées [...]».
Samuel Taylor Coleridge, Le Dit du Vieux Marin de Coleridge [1798], traduction d’Henri Parisot, deuxième partie.


«Avez-vous pris trop ou trop peu d'Opium ? Trop ? ou trop peu ? Hélas ! Hélas ! Faut-il toujours que ce soit l'un ou l'autre ? : car d'un poison, on ne peut jamais dire "Assez".» Juin 1810, Keswick.
Samuel Taylor Coleridge, Notebooks, Carnet III.


Malcolm Lowry, Écoute notre voix ô Seigneur... (10/18)D'Ultramarine de Malcolm Lowry, lu il y a bien des années à présent, je ne me souviens guère même si ma toute récente lecture du somptueux et mélancolique Écoute notre voix ô Seigneur... m'a donné envie, de nouveau, de me plonger dans les romans de cet écrivain damné, altier, ironique et désespéré. Au-dessous du volcan bien sûr mais aussi ses poèmes, Ultramarine je l'ai dit et Sombre comme la tombe où repose mon ami. Superbement traduits, les sept récits qui composent ce recueil (Écoute notre voix ô Seigneur... paru dans la collection 10/18) entretissent une toile savante où les mêmes personnages, mi-rêvés mi-réels, se répondent d'une histoire à l'autre, entremêlant identités et noms, quêtant dans la nature sauvage et l'énigmatique geste des hommes les signes de Dieu, moins ardemment toutefois que l'assurance fugitive, pour eux, ne serait-ce qu'une seule seconde déroutante et éphémère, d'être en harmonie avec l'immensité désolée qui les entoure. Le dernier récit, réellement envoûtant, intitulé Le sentier de la source, récapitule et conduit à leur achèvement les récits qui le précèdent qui du monde nous donnaient une vision mystique et sauvage, parfois éclatée, n'hésitant pas à mêler cauchemars et hallucinations, vieux exploits historiques et accomplissements légendaires. Dans Le sentier de la source, l'écriture de Lowry acquiert une mystérieuse plénitude, s'incarne dans le corps souffrant puis exalté d'un homme accompagnant sa femme, n'osant jamais la quitter de peur de perdre ce don fragile, apprenant près d'elle à donner leur nom véritable aux animaux et aux plantes qui partagent avec eux ce dernier royaume d'innocence. Qu'importe que meure l'amour, que la civilisation détruise lentement les derniers hauts-lieux subsistant sur la terre, si l'écriture parvient, le temps trop court d'un texte où se lance une parole qui capture la beauté, à nous retenir au bord du précipice.
Marc-Édouard Nabe, Au régal des vermines (Le Dilettante)Lowry ne parle que de lui mais c'est bien la marque évidente des grands de ne jamais ennuyer lorsqu'ils parlent d'eux, de leurs déroutes insignifiantes et de leurs joies minuscules, de leurs errances alcoolisées et de leurs prières ardentes, d'autant plus émouvantes qu'elles paraissent avoir été arrachées de leur âme aux forceps. Les minuscules, je parle encore des écrivains, s'ils évoquent les beautés du monde, tel acte noble ou profondément ridicule, leur lecture des grands qu'ils ne peuvent tout de même abaisser, les nains et les mégères ne parlent jamais, eux aussi, comme les grands qu'ils parodient, que d'eux-mêmes et alors leur texte se met à exsuder leur propre insignifiance bavarde : tout siffle, pète, rote, pue, la Voie Lactée même paraît contaminée par leurs odeurs corporelles les plus intimes. Cela donne, dans le meilleur des cas, un Nabe dont je ne parviens décidément pas à terminer le turgide et verbeux Régal des vermines, malgré quelques belles pages sur le jazz, l'écriture tonitruante de Léon Bloy et des couronnes d'épines (qui paraissent à présent bien desséchées et ont perdu de leur acide verdeur) tressées pour Rebatet ou encore Céline. Dans le pire des cas, que l'on me pardonne cette juxtaposition tout de même bien déshonorante pour l'auteur d'Alain Zannini, mélange de petitesse jouissive, floraison chuintante de prétention et surtout, surtout, immense égoïsme voilé par une ridicule béance zézayante, ouverture mièvre à la nature et à l'Autre sottement compris comme des boudoirs où exhaler ses senteurs faisandées, dans le pire des cas nous avons donc Alina Reyes qui semble, bien ridiculement, avoir fait sien le commandement de Christine Angot, délivré, d'une autorité de Sphinx, à notre pauvre petit Nabe, éberlué de tant de culot et de bêtise, moins bloyen pour l'occasion peu flatteuse que potache grondé par sa maîtresse : l'écrivain n'écrit jamais rien d'autre, depuis des siècles, que la même histoire, celle d'un homme et une femme découvrant la Création. Certes Christine, certes : mais, tout de même, quelle différence de talent entre, si l'on veut, le peu priapistique et quoi qu'il en soit inutile Sept nuits et l'admirable Baleine, qui tous deux évoquent cette très banale histoire angotienne d'une rencontre entre un homme et une femme. Voilà donc ce que cette lamentable écrivaine, Christine Angot qui avoue ne point connaître le sens des mots père et génération, a eu pourtant bien raison de jeter à la face méprisante et ironique de Nabe. Mais oui ! Il aura donc fallu que ce soit l'une des plus sûres consécrations de la nullité littéraire, Christine Angot, qui cloue le bec d'habitude largement ouvert de Nabe affirmant à qui veut l'entendre ou le lire (apparemment, les lecteurs de ce romancier, comme il s'en plaint lui-même, deviennent de plus en plus rares) qu'il s'est trompé depuis le début en proposant, à la différence de Houellebecq, une littérature désireuse de sonder les âmes et (surtout) les reins. Nabe, plus petit que nature c'est dire, si peu bloyen dans cette occasion peu reluisante, c'est dire encore, face à une Angot souveraine, reine altière nimbée d'une surnaturelle stupidité, indétrônable donc : la littérature française s'offre décidément des spectacles médiatiques bien dignes de sa propre bassesse, voilà un point que nul ne me contestera.
C'est donc bien, apprenons à déchiffrer l'oracle de la pythie Angot, toujours la même histoire matricielle qui nous est contée, comme d'ailleurs Lowry nous le montre dans cette série de contes où l'éden est de toutes parts menacé par la ruine de l'avilissement. Mais quelle réelle humilité ne faut-il pas pour que le récit de deux êtres rendant grâces au Seigneur ne sombre point, piteusement, dans la romance molle des amours passagères, cette lèpre sucrée du parisianisme le plus frelaté, contre lequel notre spécialiste de littérature érotique bien sûr, qui fait d'ailleurs d'Angot la plus évidente prêtresse de ce culte soi-mêmiste, n'a jamais de mots assez durs, alors qu'elle s'en laque à longueur de contemplation spéculaire, d'introspection sotte, par le bout de la lorgnette charnelle.
Samuel Taylor Coleridge, La Ballade du Vieux Marin (Ad Solem)Lowry l'alcool, Samuel Taylor Coleridge le laudanum qu'il ne désignait jamais, dans ses Notebooks (Allia), sous une autre forme que codée, de belles drogues pour se tuer à petit feu ou bien hâter peut-être l'entrevue fatale avec la Camarde, qu'importe si son masque est rieur ou de carnaval mexicain, qu'il condamne encore les marins pécheurs à l'immobilité diabolique. Je viens de lire, de son texte le plus célèbre appartenant aux Mystery Poems, The Ryme of the Ancient Mariner (1798), une nouvelle traduction, à mon sens bien inutile, donnée par Jacques Darras, travail pourtant précis qui en aucun cas n'a produit en moi l'espèce d'exaltation inquiétante qu'avait provoqué ma toute première lecture du poème de Coleridge, dans l'édition parue chez José Corti, accompagnée des notations que le poète en personne avait cru bon d'ajouter à son poème, afin de contrer les critiques de Wordsworth. Bizarrement (en fait, la bizarrerie se fût plutôt trouvée dans l'absence de cette résurgence), le souvenir de ce texte avait surgi à l'époque où j'écrivais une étude bien peu académique consacrée à La Maison un dimanche de Pierre Boutang. Hanté à mon tour par le dégoût d'avoir tué l'innocence, j'errais en répétant ma minable histoire à qui avait assez de pitié pour bien vouloir l'écouter. Je n'en demandais alors pas davantage, simplement que l'on m'écoute et quêtai, dans le regard de celui qui se trouvait en face de moi, une lueur, même passagère, qui dans mon esprit aurait pu signifier une forme de compréhension, voire d'acceptation même de ma souffrance. Il y avait autre chose de plus souterrain, de plus mauvais : comme le marin interrompant la cérémonie de mariage de son confident, je voulais que le Mal s'insinue dans la cervelle de celle ou de celui à qui je racontais ma pauvre histoire. Je voulais contaminer mon confident, lui inoculer le venin terrible de la mélancolie.
David Jones, Art, signe et sacrement (Ad Solem)Qu'est-ce que je m'obstinais à vouloir ? Un signe, un simple signe qui aurait révélé l'identité profonde, réelle, invisible, de deux réalités que les imbéciles n'auraient jamais eu l'audace de croire parentes, voilà tout ce que je cherchais, mais frénétiquement, comme si ma vie dépendait d'une possible découverte, voilà tout ce que je désespérai de trouver à cette époque où je dévorai les écrits précieux, amphigouriques, tortus et savants de Louis Massignon, m'identifiant, au passage, un peu ridiculement, à la figure du réprouvé et ami de Massignon, Luis de Cuadra, qui se suicida en expiation de sa vie dissolue. Le guignon m'attirait alors décidément et, si le pauvre Coleridge, déçu à vie de ne pouvoir aimer Sara Hutchinson, se droguait avec de l'opium, j'avais toujours assez près de moi, pour étancher ma soif de ridicules identifications, quelque bouteille de mauvais gin.
David Jones aussi, à sa façon rien de moins qu'artistique (puisqu'il fut, d'abord, un graphiste émérite pourtant encore dramatiquement inconnu en France), s'efforça de quêter des signes, alors même que la fracture (il l'appelle : la Rupture) qu'il ne cesse de méditer l'a rendu pratiquement certain que ces signes, ce Signe, dans un univers désacralisé et ne croyant absolument plus aux vertus de la poésie, il ne pourra le trouver. Jones écrit ainsi dans un des textes intitulé Passé et présent : «[…] l’homme en tant qu’artiste se trouve, qu’il le veuille ou non, non intégré dans la phase actuelle de la civilisation. Je considère que cette situation est regrettable. Je dis aussi qu’il y a eu des phases de civilisation où c’était moins le cas et qu’il y a eu des phases de culture véritables où ce n’était absolument pas le cas, où l’homme en tant qu’artiste était tout aussi partie intégrante du modèle que l’homme en tant que mécanicien ou l’homme gestionnaire le sont dans notre modèle d’aujourd’hui.» Ce superbe recueil intitulé Art, signe et sacrement (Ad Solem), magnifiquement traduit par Bernard Marchadier (auteur par ailleur d'impeccables Notes claires pour une époque fumeuse chez Ad Solem), regroupe plusieurs textes dont la préface qu'écrivit Jones pour ses Anathemata (à paraître aux mêmes éditions), où le poète se réclame de Nennius dont l'Historia Britonnum évoque la douleur éprouvée à voir fondre comme neige au soleil certaines réalités qui lui sont chères. De fait, si les anathemata renvoient à des offrandes votives, la parole poétique réelle sera celle qui toujours se montrera capable de lire des signes faisant sens (tous ne renverront donc point, obligatoirement, à la sphère du divin même si c'est bien elle qui est appelée, souhaitée : invoquée) dans les choses et les spectacles naturels les plus humbles. La position de Jones est ambiguë, entre stoïque résignation devant le fait, inexorable et accompli qui nous a fait perdre le sens de la beauté secrète, fureur devant la dépravation dont l'homme et le monde sont les toutes premières victimes et, étonnamment, une étrange espérance qui jamais mieux que par cette superbe allégorie ne s'exprime dans les écrits du poète : «Si, depuis notre position bombardée par l’ennemi, nous envoyons en morse le mot de code «Hélène», nous n’aurons peut-être pas de réponse parce que toutes les liaisons auront été coupées. Le barrage aura fait son œuvre. Ou peut-être recevrons-nous pour réponse que l’officier chargé du décodage et son carnet de mots ont sauté depuis longtemps. Nous n’osons pas transmettre en clair parce que c’est interdit et que l’ennemi en ferait en tout cas grand profit. Nous n’avons donc rien d’autre à faire qu’à attendre la suite. Quelqu’un un jour prendra la relève, même si ce n’est qu’une unité de fossoyeurs ou un groupe de secours […]. Mais quels qu’ils soient, ils trouveront suffisamment de marques de notre présence pour leur indiquer ce qui était encore valable pour nous en tant que signes avant que notre front ne finisse par être enfoncé.»
Thomas De Quincey, La révolte des Tartares (Babel)De Thomas De Quincey dont j'avais ici rendu compte de l'étrange et étonnant Justice sanglante, je viens de lire La révolte des Tartares, tout petit ouvrage publié en 1837 et parvenant tout de même à évoquer l'inimaginable, le grandiose spectacle digne d'un Milton ou du peintre Martin : la longue transhumance des Tartares à la fin du XVIIIe siècle, désireux de quitter l'immense empire de Russie pour la Chine, leur patrie d'origine qu'ils retrouveront après une marche forcenée où ils mourront par dizaines de milliers. J'ai retrouvé dans ce livre, comme dans celui que je mentionnais plus haut, le noir talent de Quincey lorsqu'il s'agit d'évoquer l'innommable, à vrai dire moins encore : son seul pressentiment, gros des catastrophes futures, la respiration haletante du prisonnier apeuré tentant de scruter les horribles ténèbres qui l'entourent. Qui peut bien avoir été ce remarquable écrivain ayant fasciné le grand Borges, écrivain pour qui le thème du secret (encore un auteur décidément ignoré par Olivier Jacquemond...) semble constituer une sorte d'image dans le tapis de chacun de ses écrits ? Ainsi note-t-il dans La révolte des Tartares : «L’expérience prouve abondamment qu’aucun grand dessein ne peut être envisagé, quand bien même les partisans seraient fidèles et peu nombreux, sans que par des détours mystérieux et inexplicables un pressentiment ou une sombre appréhension s’éveille chez ceux-là mêmes qu’il faut tenir dans l’ignorance.»