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10/02/2006

Toutes sortes de secrets moins l'essentiel : sur Jacquemond, Boutang, Bloy et Massignon

Crédits photographiques : David Millard.

«Que laissent les dieux derrière eux lorsqu'ils meurent (meurent-ils avec le savoir de la perte du secret fondamental ou meurent-ils de la perte de ce savoir ? C'est une autre histoire) ?»
Olivier Jacquemond, Les trois secrets, volume 2, En hommage à Guy Debord.


«La vraie, la seule histoire d’une personne humaine, c’est l’émergence graduelle de son vœu secret à travers sa vie publique; en agissant, loin de le souiller, elle le purifie. La vraie, la seule histoire d’un peuple, c’est la montée folklorique de ses réactions collectives, thèmes archétypiques lui servant à classer et à juger les témoins «engendrés» par sa masse. Le peuple les somme, au nom de serments communs; mais eux doivent fidélité privée à leurs vœux. Aussi la courbe de vie de chacun de nous se tend, pour l’ordalie; se noue, en «nœud d’angoisse», prise entre son vœu et ses serments; jusqu’à réaliser, parfois, une prise de conscience héroïque du sacré, expiatrice de la crise collective. L’âme subit alors le choc de l’événement réalisant son vœu par les serments mêmes qui en brisent le secret, l’interprétant comme l’intersigne, très folklorique, du thème de son destin. Cette rupture est un signe de mort […].»
Louis Massignon, Un vœu et un destin : Marie-Antoinette, reine de France, in Parole donnée.


Mystérieuse insistance, dans le deuxième volume (consacré à Guy Debord, le premier l'était à Poe) de ses Trois secrets, de la part de l'auteur évoquant à de multiples reprises une déperdition du secret primordial, une inexorable sénescence du secret inqualifiable de l'Origine, devenant peu à peu quantifiable, secret appliqué, par exemple celui que s'évertue à voiler tout pouvoir politique flanqué de ses banals Cagliostro de l'espionnage et du contre-espionnage.
Jacquemond écrit ainsi (Les trois secrets (2) En hommage à Guy Debord, Sens & Tonka, 2005, p. 36) : «[...] comme s'il avait existé autrefois un certain quantum de secret circulant librement parmi les hommes et qui aurait été détourné par une minorité d'entre eux. Le secret, d'impalpable, serait devenu une denrée calculable, applicable, mesurable [...].»
Puis une répétition, quelques pages plus loin (pp. 44-5), dont je ne puis tout de même penser qu'elle ait pu échapper à une relecture de l'auteur, tant les termes choisis sont proches de ceux plus haut utilisés : «C'est comme s'il existait depuis la nuit des temps un quantum de secret circulant librement parmi les hommes et qui, mystérieusement, comme par accident, aurait été détourné au profit d'une minorité. Le «mauvais» pouvoir et le secret appliqué sont les enfants issus du malencontre.»
Olivier Jacquemond poursuit (p. 57), sans que je puisse éloigner de cette phrase l'ombre de Thomas De Quincey (en ses méditations sur le nom secret de Rome, par exemple) plutôt que celle, jamais plus bavarde que depuis quelques années, de Guy Debord : «Matière d'abord imparticulée, le secret fondamental s'est dispersé, il est perdu à l'Unité et s'est répandu dans la Pluralité; parfois décèle-t-on sa présence dans le Crime, dans l'Art, dans l'Amour.» Pourquoi le secret s'est-il ainsi invinciblement étiolé ? L'auteur répond (p. 62) : «A l'origine des origines, il y a le secret fondamental (ou secret des secrets). Mais celui-ci s'est perdu, et ce n'est qu'avec la mort de dieu que la perte du secret fondamental a commencé à compter et à peser.» Ainsi donc le sacré, une fois déniée l'existence du Quadriparti heideggérien, se réfugierait-il sur une terre platement matérialiste sous la forme du secret nu, désacralisé (p. 56) même si est tout de même affirmée la puissance de représentation exercée par l'autorité du Roi, gardien, pour un temps seulement, du secret fondamental perdu (p. 63).

Bizarre oubli, tout de même, dans ce deuxième volume (je n'ai pas lu le premier), bizarre oubli qui doit bien signifier quelque chose de caché plutôt que de secret, de l'Ontologie du secret ou bien encore du Secret de René Dorlinde de Pierre Boutang, dont l'érudition poétique est elle-même, et de quelle hauteur, incomparablement supérieure aux écrits de Guy Debord. Bizarre oubli alors même que Boutang a superbement commenté Poe, ce que tout amateur des nouvelles de ce dernier devrait se garder d'occulter si ce n'est, plus sûrement, d'ignorer. Bizarres oublis, encore, du secret de Léon Bloy, appris de la bouche d'Hello, médité dans le puits mystique des révélations de la compatiente Mélanie, du secret de Louis Massignon, scruté minutieusement dans les intersignes, sanglants ou anodins, de l'histoire universelle de l'infamie et de la noblesse des hommes. Je suis un optimiste : espérons que le troisième et dernier volume de Jacquemond réparera cet oubli, ces oublis, voire ces véritables fautes même si, m'étant adressé à l'auteur, j'en doute très fortement à présent qu'il a répondu à ma question. Non, Boutang ne sera pas évoqué, ni même Bloy, ni encore Massignon.
Ne rêvons pas voyons : qui cite, aujourd'hui, Boutang ? Qui pense à l'évoquer, alors même que la thématique du secret est essentielle à ses yeux, comme étant d'essence contre-révolutionnaire, plus encore comme étant une véritable modalité de l'être ? Qui médite les splendides visions de Bloy, ses révélations on dirait surgies de l'abîme, ses silences (car il en a, et de fort rimbaldiens...) qui dessinent une espèce d'immense œuvre écrite cachée, que les milliers de pages publiées ont commentée durant toute une vie ? Qui connaît l'existence du malingre Hello, qui à Léon Bloy justement révéla quelque secret que le terrible imprécateur tut durant toute une vie ? Qui, enfin, en ces temps d'implacable stupidité et de résurgence, toujours plus forte, de l'idolâtrie mahométane, qui aime rappeler que Massignon, le premier et sans doute le dernier avec un tel éclat intellectuel et poétique, a arpenté les étendues sans fin des déserts arabes, y cherchant les traces étranges d'El Shaddaï, le Dieu unique dont la demeure est le désert le plus profond ? Qui donc a plus superbement que l'auteur de Parole donnée noué, une fois pour toutes, les thèmes du secret, du vœu personnel et de son accomplissement par l'œuvre ? Qui encore s'est interrogé sur la problématique inhérente à la constitution des sociétés secrètes ? Foucault ? Debord ? Non : Massignon, avant eux, qui écrit, dans ce même texte remarquable : «Le serment de secret (secret de métier) est naturellement à la base des sociétés éducatives à ségrégation sexuelle : écoles d’internat, couvents, loges, casernes, bagnes, bordels. Il les expose à deux contaminations immorales : au-dedans, à l’inversion sexuelle ; du dehors, au noyautage policier des Services de Renseignements […].» Mais bien évidemment, on me dira que Debord est tellement plus intéressant n'est-ce pas, lui-même incarnant sans doute, aux yeux de notre auteur, une espèce exotérique de secret rentré, une individuation spectaculaire du secret appliqué.
Si Jacquemond oublie (restons prudents) Boutang et Massignon (et avec eux, toute la tradition de ces écrivains coruscants ayant médité sur le secret des saints, comme Hello ou Bloy et, à leur contre-versant démoniaque, Bernanos sondant le secret vide de ses possédés), je ne ferai en revanche pas le reproche à l'auteur de ne point connaître un de mes textes intitulé La lente agonie du secret, qui décrit la transformation du secret premier en ces misérables tas de petits secrets honnis par Malraux. Je précise en outre que ce texte a été recueilli dans ma Littérature à contre-nuit, puisque je le considère comme une sorte de synthèse diachronique de la transformation du mystère (voici un mot que Jacquemond n'écrit jamais) qui est langage en secret qui est bavardage.