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08/07/2011

L’art entre l’homme et Dieu, 2 : Baudelaire, par Benoît Mérand

Crédits photographiques : Natalia Kolesnikova (AFP/Getty Images).

Rappel.
Première partie : Dostoïevski.

Grandeur et misère de l’art chez Baudelaire

S’il est une œuvre littéraire qui illustre magnifiquement, et d’ailleurs tragiquement, ce que le poète nomme lui-même la «distinction du Bien d’avec le Beau» (1), et cela sans omettre d’en livrer une explication, c’est assurément celle de Baudelaire, et singulièrement ce recueil au titre suggestif : Les Fleurs du mal. Sur le dessein d’une telle œuvre, l’auteur s’est expliqué : «Des poètes illustres s’étaient partagés depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’ailleurs plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du mal» (2). Baudelaire a-t-il pleinement rempli la tâche qu’il s’est assigné ? On ne saurait en être pleinement convaincu qu’en donnant précisément sa foi à l’existence de deux beautés. Or, ce que met en évidence l’œuvre du poète, c’est moins l’existence d’une seconde beauté (en l’occurrence contenue dans le mal) qu’un idéal de beauté amorale. C’est, par exemple, «L’amour du mensonge» , célébré au nom de la beauté.

«Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?
Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ?
Masque ou décor, salut ! J’adore ta beauté.» (3)

Cet idéal que suggère le divorce du couple beauté/vérité pourrait cependant étonner le lecteur découvrant par ailleurs chez Baudelaire une véritable éthique de l’esthétique – ou, pour être plus exact, une éthique fondée sur un principe esthétique. Il y a en effet, d’une façon nette et constante chez l’auteur des Fleurs du mal, une véritable quête de la pureté. Mais il s’agit d’une pureté privée de contenu ontologique – autrement dit, une pureté dissociée de l’être, magnifiquement déclinée dans ce poème allégorique où la beauté se définit elle-même.

«Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.» (4)

Si l’on en croit ces vers, l’idéal de beauté chez Baudelaire n’est pas séparable de l’idéal féminin – et même, devrait-on dire, est une femme (mon sein, mon cœur). Par ailleurs, il se veut pur, ainsi que les images, les couleurs et les formes l’attestent (la neige, la blancheur, la pureté des lignes). Or, si l’on considère attentivement le lexique employé, on s’aperçoit vite que ce double idéal (la féminité, la pureté) est aussi, et paradoxalement, désincarné (rêve de pierre, sphinx, cœur de neige qui ne pleure ni ne rit). En ce sens, il semble qu’il s’agisse d’un idéal de pureté et de perfection uniquement esthétiques, qu’illustre d’une façon significative l’image minérale – la pierre. La raison en est d’ailleurs indiquée dans le texte : la pierre illustre une forme d’immuabilité – amour éternel et muet ainsi que la matière. Dans cette perspective, la vraie beauté se définirait comme pureté incorruptible, imputrescible, impérissable – en somme, résistant à l’érosion du temps, à la destruction. En cela, l’idée de Baudelaire rejoint celle de Dostoïevski : ce qui est laid, c’est la mort, c’est la corruption qui détruit l’harmonie. Il ne saurait en conséquence y avoir de beauté parfaite dans la condition mortelle. Et c’est pourquoi une représentation idéale de la beauté tend nécessairement vers une forme de désincarnation.
Il semble que cette définition de la beauté par elle-même nous renseigne sur une fonction, d’ailleurs ambiguë, que l’artiste assigne à son art. Car si l’art se résume à une telle recherche esthétique, il révèle un désir secret de s’affranchir – momentanément, durablement ou définitivement – de la condition mortelle, de pénétrer ou conquérir le domaine de l’immortalité. Ce désir procède-t-il d’une révolte contre la mort ? Est-il au contraire l’émanation d’une espérance ? Exprime-t-il l’une et l’autre tour à tour ? N’est-il pas après tout un désir de paradis (qui n’est d’ailleurs pas propre aux artistes) – de ce paradis que les mortels conçoivent précisément, et d’ailleurs très simplement, soutenus par l’autorité de la parole biblique, comme vie éternelle ? Ernest Hemingway, dont on a trop sous-estimé les intentions de l’œuvre romanesque, et qui ne croyait nullement en l’immortalité de l’âme, donnait néanmoins sa foi dans celle «de ce qu’on écrit» (5) – car «une œuvre d’art dure éternellement» (6). Sa hantise de la mort fut aussi légendaire que la tentation de la donner comme de se la donner (ce qu’il a fini par faire). Il l’a confié lui-même : son attrait irrésistible pour le danger, son engagement dans les guerres du XXe siècle, sa passion pour la chasse et la pêche dangereuses, pour la corrida enfin, dont il fut un amateur et un connaisseur célèbre à défaut de pouvoir la pratiquer lui-même, furent motivés par le désir de donner la mort, directement ou par procuration, afin de sentir naître en lui l’impression jouissive et momentanée de l’immortalité. Or, il a fait de la corrida le sujet de son premier roman (Le Soleil se lève aussi) que d’aucuns ont vu comme une métaphore de l’art d’écrire. Et lui-même affirmait en marge de son œuvre que «[t]uer procure des joies purement esthétiques» (7).
«Aujourd’hui l’essence de la plus grande séduction émotive de la course de taureaux est le sentiment d’immortalité que le torero éprouve au milieu d’une grande faena, et qu’il donne au spectateur. Il accomplit une œuvre d’art, et il joue avec la mort… Il donne le sentiment de son immortalité, et, quand vous le regardez, ce sentiment devient vôtre» (8).
Si la recherche poétique de Baudelaire peut être également associée à un rapport conflictuel avec la condition mortelle (comme semble l’attester l’omniprésence des thèmes de la mort et de la fuite du temps dans Les Fleurs du mal), il faut convenir que l’image de la pierre, comme illustration de la matière parfaite, est à la fois significative et malheureuse. Si la pierre symbolise une résistance au temps, on ne saurait tout à fait dire qu’il s’agit d’une victoire : comme tous les éléments de la nature, la pierre peut subir elle-même une érosion. C’est aussi le cas de l’art qui, certes, peut survivre à l’artiste, mais – se demande-t-on en dépit de la conviction d’Hemingway – combien de temps ? En outre, cette résistance au temps qui passe est elle-même ambiguë : la pierre résiste mieux parce qu’elle n’est pas animée. La pierre n’est pas un symbole de vie, mais de mort. Sa beauté est précisément celle de Stavroguine : c’est une beauté cadavérique. La victoire de la pierre sur le temps, c’est comme la victoire de la mort sur la mort (la mort ne peut pas mourir). Le rêve de pierre est donc un rêve de beauté et de pureté mortes, qui, à ce titre, ne saurait constituer la victoire espérée.

En ce sens, la recherche de Baudelaire débouche sur une contradiction : la beauté parfaite est inaccessible à la condition mortelle, mais elle ne saurait non plus se concevoir hors de l’univers vivant. En même temps, on ne peut affirmer qu’elle est impossible, ne serait-ce que parce que l’homme la conçoit. Elle se situe autre part, mais non hors de la vie : dans une autre vie. C’est le thème et le motif de l’ailleurs, tant de fois ressassé par les poètes, au point d’être devenu un topique de la littérature (et notamment de la poésie du second XIXe siècle et du premier XXe : Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire...), et qu’on retrouve décliné de façon récurrente et diverse dans la section Spleen et Idéal des Fleurs du mal de Baudelaire – par exemple dans L’invitation au voyage.

«Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
[...]
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.»

Dans cette représentation, la beauté n’est pas désolidarisée de la vie, ou du moins de la chair. Elle y est au contraire réconciliée avec la volupté, et même avec le luxe. C’est que, précise le poète, la beauté et la volupté sont là-bas (à la différence d’ici) harmonieuses – dans l’ordre, affirme-t-il. La question qu’on peut dès lors se poser est la suivante : quel est ce pays où la beauté peut être associée à la chair périssable ?
On sait que ce poème doit beaucoup à la peinture hollandaise, ainsi qu’à toute la littérature qui, depuis le XVIe siècle, chante les louanges de la Hollande – contrée où règnerait, suivant les représentations collectives, le bonheur associé à un luxe oriental, cela en raison notamment du commerce de la Hollande avec les Indes.

«Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale» ...

Cependant, dans la mesure où la Hollande a pu, avec son luxe, cristalliser l’image du paradis, on est en droit de se demander pourquoi Baudelaire, séjournant en Belgique pendant un certain temps, n’éprouva pas à cette occasion le besoin de passer la frontière toute proche. Sans doute la réponse à cette interrogation est-elle suggérée dans les trois vers suivants, révélant discrètement que ce pays ne fut en la circonstance qu’une image sur laquelle le poète s’est appuyé pour rendre sensible et familier un lieu dont l’homme ne peut saisir la réalité qu’indirectement, par un biais. C’est un lieu, lit-on encore, où :

«Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.» (9)

Ainsi, la beauté qui caractérise cet ailleurs ne réside pas seulement dans l’exotisme du lieu, mais également dans celui de l’époque. Elle n’est pas accessible à l’homme, quoique l’homme semble la connaître vaguement. Pour le poète, en effet, la beauté parfaite, c’est d’abord un souvenir. Disons davantage : c’est un souvenir sensible, sensuel, mais pas seulement. C’est aussi, et peut-être plus fondamentalement, un souvenir de l’âme. La poésie de Baudelaire, quand elle veut évoquer une beauté vivante, à la fois pure et sensuelle, est nostalgique. C’est, associé au motif de l’ailleurs, celui du paradis perdu, autre topique de la littérature qui, chez l’auteur des Fleurs du mal, tend à mettre en évidence ce que Bernanos a nommé après lui une mémoire ontologique de l’homme (laquelle déterminerait à la fois son sens aigu et mystérieux de la beauté et la conscience de sa perte).

«J’aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.
Alors l’homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,
Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine.
[...]
Le poète aujourd’hui, quand il veut concevoir
Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir
La nudité de l’homme et celle de la femme,
Sent un froid ténébreux envelopper son âme
Devant ce noir tableau plein d’épouvantement.
[...]
Nous avons, il est vrai, nations corrompues,
Aux peuples anciens des beautés inconnues :
[...]
Mais ces inventions de nos muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,
– À la sainte jeunesse.» (10)

Chez Baudelaire, cet hommage prend précisément une forme littéraire, et plus particulièrement poétique. La poésie de Baudelaire consiste en de nombreuses occurrences à essayer de rendre sensible cette vie antérieure dont il se souvient plus ou moins confusément. Si on se fie à son intuition, l’art consisterait fondamentalement à reformer le paradis par le biais du souvenir, à retrouver et révéler la beauté et la cohérence qui l’ont caractérisé. Sans surprise, cette représentation est celle d’une plénitude harmonieuse qui ne connaît pas la fuite du temps.

«J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.» (11)

Dans ce poème, le lieu décrit est proprement vertical et ouvert sur le ciel (portiques, piliers), ce qui revient à dire que l’horizontalité du temps chronologique est effectivement abolie, et en même temps remplacée par la verticalité qui relie l’homme et l’univers créé à l’Éternité. Ceci est confirmé par la qualité mystique de la musique jouée par la mer, et, d’une façon générale, par tout le réseau de correspondances que le poème met en évidence et qui indique l’harmonie profonde du monde ainsi remémoré. Cependant, on ne saurait être trop attentif aux discrets motifs qui nuancent ce constat tout à fait positif. La dimension de l’ouverture vers le ciel est contrebalancée par la comparaison des portiques avec les grottes, image d’un lieu rond et fermé que corroborent deux autres, celles des houles roulant les images des cieux et du couchant reflété par les yeux du poète. En dépit d’une apparence de cohérence globale, ces quelques éléments paraissent contredire le caractère d’ouverture qu’on pourrait trop rapidement attribuer à une figure qui s’affirme aussi comme limite et comme fermeture : dans ce poème, en effet, le ciel clôt l’univers paradisiaque. De la même façon, la sensualité (voluptés, odeurs, fraîcheur) et la beauté (splendeurs) que le poète retrouve dans ce souvenir tournent sur elles-mêmes, jusqu’à ressusciter (et même approfondir) les sensations du spleen – sensations du néant retrouvées dans l’immuabilité (secret douloureux, langoureux).

Aussi peut-on dire que la chute du poème constitue à sa façon un aveu d’échec de son intention initiale. Elle est édifiante dans la mesure où elle permet de cerner avec exactitude les capacités comme les incapacités de l’art – et par là même de redéfinir sa vocation réelle. La leçon essentielle que nous pouvons tirer de l’ensemble de ces observations, en effet, est que l’art est pour l’homme comme un signe qui le révèle à lui-même et à sa condition (et cela non pas seulement comme représentation, mais également comme possibilité). La dissociation entre le bien et le beau comme entre le vrai et le beau est le signe que la plénitude de beauté n’est pas de ce monde, qu’elle est perdue pour ce monde, perdue avec l’harmonie originelle, par l’entrée de la mort dans le monde (saint Paul). L’échec de l’être à créer par lui-même une œuvre impeccable, à la fois vivante et pure, atteste en outre que l’homme ne peut sortir par lui-même de sa condition mortelle. La perte originelle de l’arbre de vie, mentionnée dans le livre de La Genèse, détermine précisément l’incapacité de l’homme déchu à donner la vie. En ce sens, toute représentation humaine de la beauté parfaite est nécessairement abstraite et désincarnée, amorale et fausse. Reste, au défaut de la beauté, la mémoire ontologique de la beauté – sa nostalgie. Par elle, l’homme peut avoir quelque représentation de ce qu’elle fut dans sa plénitude et son harmonie premières. Mais cette capacité mémorielle est imparfaite, car elle est marquée par la déchéance de celui qui en use : elle prend un caractère morbide, car régressif, donc anti-dynamique, qui la corrompt dès l’origine. La beauté ainsi recouvrée est, non plus désincarnée, mais traversée par une déficience, autrement dit par la mort. C’est une beauté vraie mais corrompue. Cet aspect caractérise de façon éminente la poésie de Baudelaire, et se trouve visible jusque dans l’écriture. Les vers que le poète veut impeccables sont en effet parfois frappés d’une anomalie qui en détruit l’harmonie – mot ou image triviaux venant casser la noblesse d’un vers d’inspiration et de facture classiques («Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / [...] l’espérance, comme une chauve-souris, / S’en va battant les murs de son aile timide / Et se cognant la tête à des plafonds pourris» (12)). Cette esthétique de la rupture, de la brisure, du contraste, atteste, semble-t-il, à la fois l’impossibilité pour l’artiste d’atteindre la beauté parfaite et la vanité de toute apparence de perfection.
On retrouve quelque chose qui ressemble à ce phénomène dans la musique. Les compositions trop harmoniques ont en effet parfois quelque chose de superficiel, de «pompier» , de lassant. Dans l’harmonie musicale parfaite, on retrouve une sorte d’ennui. Il faut la rupture d’harmonie ou de rythme, voire de tonalité, pour saisir soudain la profondeur possible du langage musical. De même, le passage d’une tonalité majeure (souvent associée à la gaieté) à une tonalité mineure (associée à la tristesse) provoque toujours une certaine émotion et suscite quelquefois une impression soudaine de plus grande profondeur, de plus grande proximité avec le cœur de l’homme. Comme si, à l’échelle de celui-ci, il ne pouvait y avoir de beauté vraie qu’abîmée. Car la rupture et la disharmonie ne sont pas belles en soi : elle tendent plutôt à briser la beauté. Une musique qui ne serait faite que de ruptures et de disharmonies serait laide, comme il semble que le sont certaines compositions contemporaines. De même, on ne dit pas spécifiquement de la littérature de l’absurde – qui pratique la rupture de sens en permanence – qu’elle est spécifiquement belle. Dans le meilleur des cas, on dit qu’elle révèle effectivement quelque chose du monde déchu : en l’occurrence, son éclatement, et non ce qu’il peut rester de l’harmonie originelle. En ce sens, le bel art ne serait pas celui qui reconstitue de façon abstraite et désincarnée une harmonie parfaite. Ce ne serait pas non plus celui qui imite la laideur du monde, qui renonce à la beauté. Ce serait plutôt celui qui montre la beauté avec sa brisure ou – pour mieux dire – qui transfigure la beauté brisée.
À la lumière de la poésie de Baudelaire, l’assertion attribuée au prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski – La beauté sauvera le monde – reste très incertaine. À l’opposé de ce qu’entrevoyait Schiller (le dépassement du clivage intérieur de l’homme par l’esthétique), Les Fleurs du mal montrent une contradiction jusqu’au terme, suggérant l’impossibilité d’une restitution plénière de la beauté perdue. Dans cette perspective, l’artiste est bien cette cloche fêlée dont parle le poème éponyme, et son chant brisé est lui-même voué à une impuissance finale.

«Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.» (13)

De ce point de vue, il n’est pas anodin que le poète close la section «Spleen et Idéal» par L’horloge qui affirme la victoire définitive sur l’homme du temps qui passe et de la mort qui vient. Cette tendance donnée à la section «Spleen et Idéal» est celle de toute l’œuvre, confirmée par le titre que le poète a donné à la dernière partie des Fleurs du mal (au moins dans ses deux premières versions) : La mort. Le dernier poème de cette dernière section – Le voyage – ne contredit pas non plus cette impression puisqu’il s’achève encore sur l’évocation de cette mort inévitable. À ceci près qu’en cette ultime occurrence, la mort ne montre plus tout à fait le même visage. À ce moment, en effet, le poète ne la perçoit plus seulement comme cette fin inexorable et désespérante qui suscite en l’homme le désir d’échapper à sa condition, de remonter le temps : il la voit également comme une échappatoire possible et peut-être féconde – en somme, comme une nouveauté.

«Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !» (14)

Avec Baudelaire, il est difficile d’aller plus loin : c’est le mot de la fin. Or, il faut dire aussi (en dépit de la facilité du jeu de mots) qu’il laisse le lecteur sur sa faim. D’abord parce qu’il est incertain – Enfer ou Ciel, qu’importe : on ne sait si la nouveauté sera bonne ou mauvaise (autrement dit, suivant une terminologie biblique, s’il va s’agir d’une mauvaise ou d’une bonne nouvelle, dans le sens du néant ou dans celui de l’Être). Ensuite parce que le poète ne dit pas comment la mort, conséquence de la Chute et cause du malheur de l’homme, peut se transmuer en voie de son salut : pour ne considérer que l’explicite de l’œuvre (car on en trouvera toujours des allusions implicites), la Rédemption apparaît comme la grande absente de la poésie de Baudelaire. Or, il semble qu’elle devrait en être le débouché inévitable. Originellement dissociée du bien, la beauté ne saurait redevenir le témoin du divin qu’intimement associée au sacrifice par lequel la pureté (donc l’harmonie) est restituée. Elle ne peut sauver le monde, mais il est dans l’ordre qu’elle participe à l’œuvre du Salut. Et il est finalement naturel qu’embellissant toute chose (y compris la mort et même la laideur) elle figure la transfiguration, c’est-à-dire qu’en tant que puissance de sensibilité qui a le pouvoir de faire de l’or avec de la boue elle rende précisément sensible le processus de purification et de régénération à l’œuvre dans l’agonie. C’est dans la mesure où il rappelle le paradis perdu que, dans une perspective chrétienne, l’art a la capacité d’annoncer le paradis promis. Et c’est en ce sens qu’il ne peut faire l’économie du mystère de la Croix, sous quelque forme qu’il l’intègre, de quelque façon qu’il l’assume – sauf à risquer de faire mentir l’espérance qu’il véhicule à travers la beauté.

Notes
(1) Reliquat des Fleurs du mal, [Projets de préfaces], [I] Préface des Fleurs, dans ibid., p. 182.
(2) Ibid., p. 229.
(3) Les Fleurs du mal, XCVIII, L’amour du mensonge, dans ibid., p. 99.
(4) Ibid., XVII, La beauté, p. 21.
(5) Ernest Hemingway, lettre à Kashkin, 12 janvier 1936, cité par James R. Mellow dans Hemingway (traduction française de Marie-France de Paloméra, Le Rocher, 1995), p. 533.
(6) Id., cité par James R. Mellow, ibid., p. 486.
(7) Id., Mort dans l’après-midi, dans Œuvres romanesques complètes (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1966), p. 1196.
(8) Id., cité par Roger Asselineau, dans ibid., Préface, p. XXVII.
(9) Les Fleurs du mal, LIII, L’invitation au voyage, dans Charles Baudelaire, Œuvres complètes, op. cit., p. 53.
(10) Ibid., V (poème sans titre), pp. 11-12 [N.B. Les italiques ne sont pas de Baudelaire].
(11) Ibid., XII, La vie antérieure, pp. 17-18.
(12) Ibid., LXXVIII, Spleen, pp. 74-75.
(13) Ibid., LXXIV, La cloche fêlée, p. 72.
(14) Ibid., CXXVI, Le voyage, p. 134.

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