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04/06/2011

Éric Bonnargent, François Monti, Juan Asensio, entretien, 3

Crédits photographiques : Guillermo Legaria (AFP/Getty Images).

Rappel

Entretien, 1.
Entretien, 2.

Asensio
Beaucoup de choses, un peu confusément développées, tout de même, François, et dans un style qui frise parfois l’écriture pour piano mécanique grippé de François Bon. Je vais tenter d’être clair et quelque peu pédagogue, me contentant de reprendre vos principales affirmations afin d’y apporter mon propre éclairage, voire tenter de les contredire.
Tout d’abord : la distinction établie par Thibaudet reste parfaitement valable de nos jours, et pas seulement, vous avez raison de souligner ce point, parce que les blogueurs n’auraient qu’une envie, celle de faire partie d’une des trois catégories citées ! D’où vous vient donc cette volonté, quoi que vous en disiez, de sortir, apparemment tout formé comme telle déesse antique, non pas d’un dieu mais de nulle part, comme l’indique d’ailleurs le titre de votre blog, Tabula rasa, que vous avez fondu, selon moi sans réel profit, dans ce gros machin qu’est le FFC ? Je ne crois absolument pas que la critique littéraire, telle qu’elle se pratique sur un blog, soit fondamentalement différente de celle qui se pratique dans un quotidien, encore moins dans une revue. Laissons de côté, ce qui, je vous l’accorde, n’est pas un détail, les questions de la longueur des textes et surtout de leur ton. Je prendrai mon exemple personnel : il est évident que les textes que je publie sur Stalker sont, sauf exception, parfaitement impubliables ailleurs que sur mon blog. J’ai suffisamment évoqué ce point, faisant part de certaines de mes déceptions, par exemple pour tel long «papier» sur l’œuvre de Paul Gadenne, pour ne pas y revenir. Un exemple personnel : pour Valeurs actuelles, je suis, dans le meilleur des cas, tenu à ne pas dépasser une longueur de 2 000 signes, alors que, si l’envie m’en chante, je puis en écrire dix fois plus sur mon blog. 2 000 signes, c’est bien sûr fort peu mais, avec un peu d’entraînement, c’est tout de même un bel espace de parole, qui m’a ainsi permis de condenser ma critique du livre de Yannick Hanel, Jan Karski, qui à vrai dire méritait encore bien moins que 2 000 signes, 200 peut-être, voire 20, à la façon d’un Jean-Louis Ezine s’illustrant pitoyablement dans la rubrique Sifflets du Nouvel Observateur. Je n’évoque pas même la question de la liberté de ton bien que, grâce à Bruno de Cessole avec le livre duquel (il s’agit de L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident, aux éditions La Différence) je n’ai pas été forcément tendre, j’aie carte blanche. C’est donc à moi de m’adapter et c’est bien ce que je fais puisque, d’une certaine manière, comme vous le dites, François, le support par le biais duquel nos textes sont reproduits a une influence certaine sur nos textes.
Et alors, serais-je tenté de vous répondre ? Tous ces points sont d’une banalité que je n’ose même pas souligner. Car enfin, François, ces différences n’ont-elles pas cours depuis le XIXe siècle, qui fut, plus qu’un autre, le siècle de la naissance et du développement plénier de la critique au sens moderne du terme ? Est-ce que, à cette époque, pas si lointaine que cela tout de même, les écrivains ne devaient point tenter de se plier aux contraintes formelles propres au roman, au feuilleton journalistique, aux revues, que sais-je encore ? Encore avant, aux libelles, aux placards, etc. ? En quoi, par exemple, le très divertissant manuel de stratégie littéraire, publié en 1912 par Fernand Divoire, un petit livre qui évoque, très ironiquement, toutes les recettes pour réussir dans le milieu littéraire, a-t-il pris une seule ride ?
Nihil novi sub sole en somme, et, contrairement à vos dires qui me paraissent d’un optimisme, à moins qu’il ne s’agisse de naïveté, pour le moins délirants, ce n’est certes pas la seule fois où je pourrais vous objecter ce très vieil adage qui, quoi que vous en pensiez, est valable au XXIe siècle, comme il le sera probablement au XXXIVe.
Il y a donc, oui, une spécificité, non pas de l’écriture sur Internet, mais de ses modalités pratiques (ses contraintes), à savoir : longueur des textes, illustration(s), liens hypertextes, publicité virale, contraintes qui font de chaque blogueur un peu sérieux un secrétaire de rédaction en puissance, et même un rédacteur en chef en herbe. La matière (le verbe) reste bien évidemment la même, seul le moule dans lequel elle se coule varie. La volonté (frapper les esprits, les convaincre, les ravir en somme, au sens sabinien de ce terme si je puis dire) reste bien sûr, aussi, la même. Et que dire de cette lapalissade absolue : le style qui, que vous écriviez sur papier ou sur un support électronique, est un ! En somme, si vous n’en avez pas, il y a fort peu de chances que vous perciez ne serait-ce que dans une boite de publicité pour camemberts. Personnellement, je me contrefous de tenter d’être objectif, rejoignant Goethe et bien sûr Baudelaire affirmant qu’une critique impersonnelle était probablement aussi séduisante qu’une femme sans défaut, c’est-à-dire une chimère, une pure vue de l’esprit. Matière, le verbe je le disais, qui reste d’autant plus l’unique sol sur lequel bâtir que, contrairement à vos dires, et pour rejoindre l’avis d’Éric, les commentaires, chez moi, ne sont pas ouverts. Mais enfin, François, dites-moi donc ce qui peut répondre, au sens le plus noble de ce verbe qui institue un dialogue, à l’une de vos critiques de livre, si ce n’est une autre critique, tout aussi construite que la vôtre, pensée, travaillée, passionnée et partiale ? Un pauvre petit commentaire de deux lignes, voire trois dans le meilleur des cas, rédigé à la va-vite entre le fromage et la poire ? Allons allons, soyons sérieux. La critique participative que vous semblez appeler de vos vœux est une réalité au moins aussi ridicule que ces expériences, profondément stupides, d’écriture en réseau, collaborative, je ne sais quel nom donner à cette horreur qui prolifère sur la Toile (et dans les esprits) comme un cancer, le mauvais rêve qui nous laisserait croire qu’une œuvre est autre chose qu’une singularité absolue, et cela quel que soit l’aptitude formidable de cet «unique» à entrer en résonance avec un lecteur réfugié en Terre Adélie.
Bien évidemment, si tant est que je sois parvenu à comprendre l’une de vos phrases bizarrement mallarméennes («Je parle d'une critique qui préférera ce qu'elle préfère dans la langue du monde virtualisé contre celle qui préférera ce qu'elle préfère selon les modalités critiques de la tradition actuelle»), tout ce que je viens d’affirmer tend à prouver que le monde virtualisé a autant besoin d’un langage qui serait son vecteur le plus idoine qu’un ouvrier d’une pelle à manche photonique ! Pour creuser un tunnel, mes amis, fût-il celui de Gass, une simple pelle, achetée cinq euros, fera l’affaire. Poursuivons. Vous semblez avoir lu plus de romans de (mauvaise) science-fiction que moi mon cher François ! La critique du XXIe siècle ou, pour vous choquer, celle du XXXIVe siècle sera la même que celle pratiquée par un Sainte-Beuve, un Du Bos, un Rivière ou un Blanchot : tenter de bâtir une œuvre susceptible de se hisser à la hauteur d’une œuvre véritable, du moins, dans son essence, première, par opposition aux langages «seconds» que Merleau-Ponty évoquait en parlant, justement, de la critique, que cette œuvre première soit romanesque, théâtrale ou poétique ! Car il ne vous a pas échappé que je tenais la critique littéraire pour une œuvre véritable, à condition bien sûr, et c’est là, je crois, que nous nous rejoignons, qu’elle présente un certain nombre de gages de qualité et de sérieux et qu’elle s’éloigne du jargon et de la grille de lecture, de l’esprit de système, du «démon de la théorie» dénoncé par Antoine Compagnon (je vise Derrida, Genette et leurs épigones mais, tout autant l’impressionnisme insupportable d’un Barthes) comme de la peste. Ceux-là, effectivement, seront illisibles dans quelques années. D’ailleurs, non : ils sont déjà parfaitement illisibles. Relisez donc le Racine de Roland Barthes, tous les livres inutiles et nuisibles rédigés par un Georges Molinié et dites-moi s’ils présentent le moindre intérêt quant à la découverte d’un auteur dont ces jargonneurs trahissent les œuvres et les gauchissent de leurs pauvres minables petits tracas psychologiques ?
Qu’est-ce donc, dans ce cas, que la mauvaise critique sur Internet ? Voyons, la même que celle qui fleurit dans un magazine comme celui de Joseph Vebret que vous citez : les articles d’un Marc Alpozzo par exemple, qu’il faut réécrire en bon français, du moins quand ils paraissent dans une revue traditionnelle. Son blog lui permet toutefois, hélas pour ses hypothétiques lecteurs, de s’affranchir de cette contrainte, le résultat final restant toutefois identique dans les deux cas, virtuel et papier : à peu près nul, du journalisme de bas étage voire étiage, de la vulgarisation au kilomètre, dans un style digne d’un sapeur-pompier qui se rêverait maître de l’Amazone de nos goûts !
François, si je voulais vous taquiner, je dirais de votre dernière réponse que vous nous resservez, avec quelques décennies de retard tout de même, le coup de la relativité générale qui joue à cache-cache derrière le paravent discret et rassurant de la relativité restreinte. J’avoue que votre déclaration d’amour à l’idole scientiste m’a fait beaucoup rire et que, sans oser me draper dans la toge, pour le moins dangereuse lorsque vous vous promenez dans une rue parisienne, du réactionnaire, je ne puis que vous opposer une fin de non-recevoir quant à la loufoquerie consistant à croire que le roman contemporain, voire celui qui existera peut-être dans un siècle ou deux aurait, allez savoir pour quelle drôle de raison, évacué les questions qui sont celles, aussi surannées que vous le voudrez, qui ont façonné notre esprit et continueront de le façonner depuis qu’un singulier singe plus complètement singe et pas tout à fait homme s’est mis en devoir de transmettre à ses proches des histoires qu’il tenait lui-même de ses ancêtres. Que tel ou tel romancier s’amuse à de petits jeux pré- ou post-, à votre guise (je crois les goûter encore moins que vous), ce ne sont là que broutilles qui, au mieux, intéresseront les cancres universitaires en mal de publications de petits manuels et de thèses. Le mystère de l’art, et non le problème, qu’une équation plus ou moins complexe résoudrait en une nanoseconde, est bien évidemment le fait que jamais, je le répète : jamais il n’en finira avec le bien, le mal, la mort, l’amour, la trahison, la liberté, ou quelque autre grande question de votre choix, et cela quels que soient le vecteur et l’époque qui seront les siens.
Contrairement à vous, François, je tiens pour une évidence que le roman du XXIe ou du XXXIVe siècles, fût-il futuriste en diable, fût-il, hypothèse extrême, réduit à une seule lettre borgésienne, ne nous en apprend pas plus, par exemple sur le mal (ou sur n’importe laquelle des grandes questions qui sont les nôtres depuis les Sumériens, sans doute même bien avant eux si j’en juge par ce que l’archéologie et l’anthropologie nous enseignent des pratiques et croyances de nos ancêtres les plus lointains), que ce que Shakespeare en a dit dans plusieurs de ses plus grandes pièces, notamment Macbeth, Hamlet bien sûr, Le Roi Lear ou La Tempête. Le mythe du progrès est la plus belle fadaise, peccadille toutefois singulièrement criminelle puisqu’elle est à l’origine de nombreuses tentatives totalitaires de… tabula rasa, de ces deux derniers siècles, et je n’ignore pourtant pas, bien évidemment, les formidables avancées technologiques, voire, tout simplement, les mutations socio-culturelles ayant favorisé l’essor irrésistible de l’esprit de curiosité si bellement analysé par Hans Blumemberg. Puisque vous aimez, apparemment, les romans de SF, je vous conseille de lire quelques-uns des meilleurs titres propres à l’un de ses sous-genres, la littérature dite post-apocalyptique. Et puis même, provocation gratuite me direz-vous, sans flatter votre goût évident et jouissif pour la lecture, oubliant les exemples, fort connus, de romans décrivant comme Sa Majesté des Mouches le retour, extraordinairement rapide, à la sauvagerie (ou plutôt, ici, la barbarie) de quelques survivants, je me permets de vous suggérer d’occuper vos prochaines vacances par de sympathiques soirées de bivouac dans un coin vraiment désert (il en existe tant, et si proches de nos orgueilleuses cités !) sans portable, GPS, ni même gourde à thermostat électronique, voire sac de couchage dernier cri, avec écran plasma intégré, nous verrons bien comment vous allez vous en sortir ! M’est avis que votre petite escapade se transforme en parodie du film, lui aussi fort connu, intitulé Délivrance... Le mythe du progrès dans l’art, car c’est bien ce à quoi, tout de même, vous pensez, est, quant à lui, une absurdité de première magnitude, un soleil de pacotille, comme si un Buren avait dépassé le premier dresseur anonyme de mégalithe ! Je crois même que, dans ce dernier exemple, il y a plutôt une très perceptible dégénérescence…
Terminons ma trop longue intervention par une petite remarque ironique, une de plus me direz-vous : je vais plus loin qu’Éric, en vous faisant remarquer, François, que la science contemporaine a depuis quelques lustres abandonné son obsession anti-religieuse, parfaitement ridicule et profondément immature… À dire vrai, lorsque l’on lit des articles spécialisés en astrophysique ou en physique des particules, ma foi, force est de constater que l’hypothèse d’un Dieu créateur, loin d’être évacuée par la science, n’en devient que plus férocement pressante…

Monti
On dirait presque que mon intervention précédente a une qualité performative. J'y mets en avant quelque chose qui, à mon sens, nous sépare sans doute et vos réponses ne font que creuser le fossé, le présenter non plus comme une hypothèse mais bien comme une certitude, un fait réel et vérifiable. Quel dommage donc que l'essentiel de votre réponse, Juan, consiste à me faire dire ce que je ne me suis jamais risqué à dire et à procéder au démontage de cet épouvantail surgit d'un entre les lignes fantasmé. C’est particulièrement triste, puisqu’il s’agit d’une réponse à une contribution dépourvue d’agressivité. Quelle que soit la confusion que vous détectez dans mon intervention, on ne saurait le justifier. Vous me pardonnerez de ne pas répondre à certaines de vos remarques ironiques qui, manifestement, ne me concernent pas.
Cette dérive n'est en tout cas pas inintéressante, elle est, à vrai dire, fondamentale : même le meilleur des lecteurs est souvent condamné à voir dans ses lectures ce qu'il y cherche. Ainsi, Bartleby, les questions métaphysiques sont au centre des grands livres ? Ne faudrait-il pas reformuler ainsi : vous cherchez des lectures ou des analyses métaphysiques des grands livres ? Il faut tout de même parvenir à distinguer ce qui est effectivement au centre du livre et les lectures qu'il est possible d'en faire. Le Quichotte comme livre métaphysique, OK. Mais la métaphysique en son centre ? Tristram ? Ulysse ? Allons... Prenez Gass, que nous avons déjà cité. Oui, Le Tunnel est un livre qui se prête particulièrement bien à une lecture métaphysique, un livre métaphysique même, si vous voulez. Mais ces questions sont-elles au centre de l'œuvre de ce grand écrivain ? Bien sûr que non. Ce qui est au centre de l'œuvre de Gass, c'est le langage (je précise : il y a évidemment un lien entre philosophie du langage et métaphysique, mais je ne pense pas que le travail de Gass appartienne à cette optique) ainsi que la conviction que les fictions sont des constructions trop bancales pour qu'on puisse les utiliser afin de se pencher sur des interrogations telles que «qu'est-ce que le mal» ou «qu'est-ce que l'homme». Bartleby, vous n'avez pas aimé Sonate cartésienne, pourtant remarquable. Les raisons de ce rejet m’intriguent. N'est-ce pas, tout simplement, parce que vous n'y avez pas trouvé ce centre métaphysique que vous recherchez avec tant d'ardeur ? Ce ne sont certainement pas les qualités littéraires qui sont en cause, le livre n’étant quand même pas nettement inférieur à son prédécesseur.
Par souci de clarté (je ne voudrais pas qu’une fois de plus l’un de vous se fasse passer pour le ventriloque qui me manipule à des fins dialectiques), il va de soi que de Melville à Bolaño, en passant par Bernanos ou Sebald, la métaphysique, etc. Je ne cherche pas à le nier. Je dis tout simplement que, contrairement à vous manifestement, je ne considère pas que sans elle, point de grand livre.
Vous l'aurez sans doute déjà compris, mais insister est peut-être utile : les questions métaphysiques et les astres noirs qui les accompagnent ne m'intéressent pas. Je ne me les pose pas personnellement et je ne les recherche pas particulièrement dans mes lectures (ce qui ne veut pas dire qu'un livre de Sebald, etc.) Mon travail critique n'a rien d'une recherche spirituelle ou psychanalytique ou que sais-je encore. Quoi donc, alors ? Le langage, bien sûr. Mais ce mis à part ? Très logiquement, la représentation. Dévions un moment : comme vous, Bartleby, j'aime beaucoup B. S. Johnson. Je ne suis pourtant pas certain que nous y aimons la même chose. Contrairement à vous, je ne trouve pas ses livres étranges (c'est un détail, mais une des particularités de Johnson est justement son retard, le côté déjà lu de tout ce qu'il fait). Son affirmation que la fiction, c'est le mensonge me semble absolument inintéressante – c'est quand même un cliché depuis au moins Cervantès. Je suis beaucoup plus touché lors qu'il dit que l'écriture, c'est la vérité. Affirmation absurde mais belle qui, adjointe à la première, crée sans doute la puissance émotionnelle de son travail. Ce qui m'intéresse n'est pas ce qu'il dit de la vie mais bien la tension qui sous-tend tout ce qu'il dit et comment il le dit. Eh bien, les auteurs qui me plaisent le plus dans le panorama contemporain (citons donc Pynchon, Goytisolo, Foster Wallace, Vollmann, Ferré, Coover) font précisément un travail littéraire sur ses tensions, sur la mascarade des représentations, les contradictions, les images médiatiques et culturelles, les identités de toutes espèces. Avant de se poser la question métaphysique, la littérature doit se poser la question de la langue. Se poser la question de la langue, c'est se poser la question des représentations. Encore une fois, il est évidemment possible de donner un tour métaphysique à ces thèmes. Ce n’est pourtant pas l’enjeu du travail de ces grands écrivains de grands livres. Je ne serais d’ailleurs pas surpris d’apprendre qu’aucun d’entre eux n’a vos faveurs.
L'air de rien, nous arrivons donc à la science, au progrès et à la technologie (grande oubliée de mon intervention précédente, mais qui marche bien entendu main dans la main avec ses deux camarades) qui sont bien les premiers producteurs de sens (aussi insensé soit-il) et de matériaux pour les représentations de notre temps. Bartleby, considérer science et progrès comme des questions d'il y a deux siècles est tout de même assez stupéfiant. C'est une optique très «manuel d'histoire d'enseignement secondaire», si vous me permettez. Regardez autour de vous, bon sang ! Vous, vous connaissez peut-être les limites de la science mais on ne vit pas dans un monde de Bartlebies. Une des séries TV les plus populaires des dix dernières années (CSI) se base sur l'idée qu'avec l'aide de la science et des technologies, on peut résoudre tous les crimes. Une autre (Fringe), sur l'idée qu'il n'y a pas de limite à la science et qu’elle a même acquis une vie détachée du travail scientifique. The Economist publiait le mois passé un dossier sur les limites du progrès (les limites éthiques, pas techniques...), tout le monde parle d'un congrès à Copenhague assiégé par des manifestants exhortant les dirigeants politiques à suivre les scientifiques, seuls détenteurs de vérité et de sens dans un monde déserté par Dieu, seuls à même de nous sauver d'une apocalypse ni religieuse ni politique (le fameux bouton rouge a disparu) mais bien amenée (dit-on) par l'homme grâce aux technologies inventées depuis la révolution industrielle. On peut continuer à parler du mal et de l'homme et d'éthique; on en fera même des grands livres. Moi, ce qui m'intéresse, c'est surtout les auteurs qui abordent les représentations créées par (ou qui créent) cette façon de voir les choses, ces formes et évolutions culturelles, ces discours, ces attitudes qu'on ne peut considérer que comme scientiste (le scientisme aurait mené aux totalitarismes, a-t-on dit; la chute de ces totalitarisme n’a marqué que le triomphe du scientisme sous la forme des dictatures douces actuelles, «hygiénistes» dans tous les domaines de la vie et des relations humaines). Autrement dit, la question n'est pas «qu'est-ce que le mal» ni même «qu'est-ce que le mal au XXIe» pas plus que «comment se représente-t-on le mal au XXIe siècle» mais bien celle d'un examen et d'un démontage de ces questions et des manières d'y répondre dans un monde tel que le nôtre. On pourrait continuer plus longuement, je me contenterai de vous renvoyer à mes textes sur Juan Francisco Ferré ou Robert Coover, par exemple, pour voir de quoi je parle. Mieux : lisez leurs romans.
Nous voici donc arrivés au thème de la nouveauté. Juan, vous me citez un proverbe, en voici un autre : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. La position selon laquelle tout a été dit est absurde. Si j'étais vous et si j'y croyais vraiment, je préfèrerais me taire, n'ayant finalement rien à ajouter. Sauf, bien sûr, si j'adore le son de ma propre voix, la lecture de mes propres mots. L'opinion contraire, selon laquelle tout est neuf n'est, quant à elle, pas absurde : elle est juste imbécile. Je crois pour ma part qu'il y a des choses neuves sous le soleil mais que même si l'eau change, les rives du fleuve restent, dans une certaine mesure. Il faudrait peut-être comprendre la nouveauté non pas comme quelque chose surgi ex nihilo ou comme le produit d'une tabula rasa nihiliste mais bien comme le grain de différence, le degré d'originalité, la différence de perspective. Pour continuer dans la veine populaire, populiste pour ne pas dire barbare, dépourvue de profondeur spirituelle ou métaphysique qui est décidément mienne aujourd'hui, il suffit de comparer l'image du scientifique dans Frankenstein, dans les James Bond des années '60 et dans la série Fringe aujourd'hui. Cette image subit des changements permanents et faire comme si tout était identique, faire comme si ça ne disait rien, si ça n’avait pas un sens potentiellement important, c'est s'aveugler. Même chose pour l'apocalypse et ses représentations (je prends cet exemple puisque, Juan, vous me conseillez gentiment d'aller relire ce types de livres, la plupart du temps consternant) : on a remplacé la bombe et le fameux bouton rouge par le climat (si on oublie, évidemment, ceux qui se prennent pour des Mayas). Vous pouvez me dire : «mais l'apocalypse reste». Évidemment. Notre différend : très visiblement, ce qui vous intéresse réside dans l'immuable (que ce soit les Grandes Questions Métaphysiques ou les romans post-apocalyptiques comme révélateurs de notre condition humaine) tandis que ce qui m'intéresse est le changeant (que ce soit la forme que nous donnons aux récits organisés autour de nos questions métaphysiques ou les romans post-apocalyptiques comme symptômes – la plupart du temps – d'un infantilisme évolutif de génération en génération). Enfin, je dis ça mais la vérité c'est que, si je suis plus porté vers le changeant, je n'ai rien contre une bonne dose d’immuable alors que j'ai l'impression qu'il y a souvent là deux camps bien distincts, bien opposés qui ne se parlent pas. Un peu, pour opérer un retour en arrière, comme il y a ceux qui ne jurent que par le roman balzacien et ceux qui ne jurent que par le roman joycien.
Sur le thème de l'écriture blog, n’ayant pas parlé de 2.0 la première fois, je ne vais pas m’y mettre maintenant. Juan, vous avez raison de souligner les contraintes formelles imposées, par exemple, par l’apparition du feuilleton. Je ne dis pas autre chose. La différence, c’est que le blog vous permet d’ignorer la contrainte (vous faites ce que vous voulez, finalement). Vous pouvez aussi vous y soumettre totalement. La contrainte étant moins… contraignante que ce à quoi vous faites références, il est donc évident qu’il faut plus de temps pour qu’apparaissent de manière discernable une écriture blog ayant vraiment apprivoisé ce mélange contrainte / liberté. C’est tout ce que je dis.
Tout ceci posé, certaines choses clarifiées, et pas mal de braises sans doute attisées, je me pose quand même une question. Il m'a toujours semblé évident que j'avais une vision de la littérature radicalement différente de la vôtre, ce qui ne vous a pas empêché de souligner à plusieurs reprises que vous appréciiez mon travail. Donc, n'aviez-vous jamais entrevu ce fossé ou est-ce qu'il y a autre chose qui fait que, Juan par exemple, vous me citiez sur votre blog parmi d'autres critiques dans un ensemble où je pense faire tache ? Répondre sur mon cas particulier n’a aucun intérêt, mais je pense qu'il doit y avoir là derrière quelque chose d'intéressant pour tenter d'approcher la question «qu'est-ce qu'un (bon) critique». On a, jusqu’ici, beaucoup parlé de mauvais, n’ayant fait que tourner autour des bons.