Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« L'âme charnelle. Journal 1953-1978 de Guy Dupré | Page d'accueil | Macbeth et le Mal de Stéphane Patrice »

20/10/2010

Au-delà de l'effondrement, 27 : Une brève histoire de l'extinction en masse des espèces de Franz Broswimmer

Crédits photographiques : Cheryl Ravelo (Reuters).

313774931.2.jpgTous les effondrements.









Brosimmer.JPGAcheter Une brève histoire de l'extinction en masse des espèces [Ecocide, A Short History of the Mass Extinction of the Species, 2000] (Éditions Agone, coll. Éléments, traduction et préface de Jean-Pierre Berlan, 2010, nouvelle édition revue et complétée) sur Amazon.

Je pensais, comme beaucoup de mes lecteurs sans doute, que les nombreuses descriptions d'un monde post-apocalyptique n'avaient de valeur que purement imaginative, littéraire, puisque leur vertu première était, bien sûr, l'exagération.
Je me trompais bien sûr, comme j'ai pu le constater après avoir lu le remarquable livre de Franz Broswimmer. Certes, on pourra reprocher à cette étude très fouillée son parti pris furieusement anti-capitaliste mais enfin, il faut bien reconnaître que les exemples que donne l'auteur, s'appuyant sur une multitude de chiffres et de travaux de scientifiques, sont absolument terrifiants.
Que les choses soient parfaitement claires, semble hurler Broswimmer à ses lecteurs : nous ne devons pas penser que la catastrophe, locale (et donc) planétaire est devant nous mais, bien au contraire, que nous vivons dans un monde qui est déjà irrémédiablement saccagé. L'auteur écrit ainsi : «Comme les ruines d’un château médiéval, la «nature» contemporaine est un simple vestige de sa gloire passée» (p. 12). Jean-Pierre Berlan, dans sa percutante préface au livre de Broswimmer, écrit : «Ces quelques observations sur la mathématique de la croissance (exponentielle) montrent : a) qu’un effondrement peut survenir en une période de temps brève à l’échelle historique, une trentaine d’années; b) qu’il se produit sans prévenir et avec une brutalité inouïe; c) qu’il s’accélère continuellement – d’autant plus que la Croissance reste l’objectif de toutes les «élites» mondiales; et, d) qu’il peut prendre des proportions planétaires» (1).
L'une des forces de l'ouvrage de Broswimmer est de nous démontrer que, loin d'être une trouvaille maléfique propre à notre seule époque, l'écocide (2) actuel a été préparé, si je puis dire, depuis des siècles, des millénaires même. Les exemples choisis par l'auteur, qu'il s'agisse des Sumériens (3), des Grecs (4), des Romains (5) ou même des indiens Anasazis (6) sont tout simplement impressionnants.
Et Broswimmer d'enfoncer le clou en remontant plus loin encore dans le passé, en affirmant que : «L’extermination de la mégafaune au pléistocène proche est sans doute le premier indicateur de l’accroissement des capacités de transformation infinies des hommes modernes sur les espèces et les écosystèmes» (p. 51).
C'est bien simple, je crois que l'auteur n'est pas loin de penser que l'apparition du langage, de la conscience symbolique ainsi remarquablement éveillée, est tout simplement la cause première de la destruction, par l'homme, de son habitat : «Grâce à sa capacité biologique unique pour la culture l’Homo sapiens a acquis l’impressionnant pouvoir de s’imposer de l’intérieur à la nature. Mais ce pouvoir est une arme à double tranchant : il crée et il détruit. L’écocide constitue la dimension destructive de l’évolution culturelle» (p. 62). Autant dire que cette évolution culturelle est rigoureusement la même que notre capacité à détruire le monde qui nous porte !
Ce même habitat a été et continue d'être saccagé par la faute d'une autre invention, moderne celle-ci, le capitalisme qui est : «fondé sur une philosophie rationaliste et cohérente exprimant une confiance absolue en un progrès éternel. Elle est matérialiste et utilitaire sans honte aucune, critique de ceux qui échouent dans la course au profit, et incroyablement gaspilleuse» (p. 125).
Appuyant le constat particulièrement pessimiste de Franz Broswimmer, Jean-Pierre Berlan a donc raison d'écrire que : «Ce qui est certain en tout cas, c’est que la concurrence «libre et non faussée» des «imbéciles» (au sens où Bernanos emploie ce terme, c’est-à-dire ces technocrates dont la compétence consiste à «se tromper selon les règles» – pour paraphraser Valéry) nous conduit à l’abîme» (p. 23 de sa préface).
Il y a tout de même quelques raisons d'espérer un avenir meilleur, à condition, remarquons ce point étrange sous la plume du si peu passéiste Broswimmer, que nous sachions tirer les leçons d'un passé encore récent puisque c'est celui du Moyen Âge : «Toutes les notions modernes de sécurité, aussi bien personnelle que nationale, découlent de la privatisation du monde. Le passage d’un monde médiéval d’accords communautaires et sacrés à un monde industriel régi par des forces profanes de marché a engendré la chute de l’homme public et la montée éclatante de l’individu privé» (p. 149).
Quel avenir, dès lors, pour celui que Broswimmer surnomme, méchamment, l'Homo œsophagus colossus ? «Le monde deviendra-t-il, se demande l'auteur dans son Épilogue, une friche écologique d’espèces exterminées, d’hommes expulsés de leurs forêts, de bidonvilles urbains boursouflés, de millions d’hectares de pâtures dégradées et de rivières empoisonnées ?» (p. 224).
Il n'y en aura aucun, d'avenir, à moins que nous ne décidions, afin de nous extraire comme nous le pourrons de notre époque destructrice qui est un «âge d'écocide» (cf. p. 225), afin encore de nous libérer de notre cage d'écureuil géante (7) qui est une prison néo-libérale (8), d'opter pour une «démocratie écologique» aux contours pour le moins assez imprécis qui semblent toutefois annoncer une espèce de communautarisme bon teint, débarrassé de ses excès communistes : «La propriété privée et l’économie à la poursuite du profit, louées au sein d’un système de nations-entreprises, détruisent le patrimoine naturel de la planète, ressource qui doit être partagée par tous sous la responsabilité de chacun» (p. 169).

51lhwE18ydL._SS500_.jpgÀ propos de Hervé Juvin, Le renversement du monde. Politique de la crise (Éditions Gallimar/Le Débat, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).

Une autre lecture est éclairante qui, disséquant la très récente crise financière, rejoint par ses analyses un certain nombre des constats que pose l'ouvrage de Broswimmer : il s'agit du Renversement du monde (sous-titré Politique de la crise) d'Hervé Juvin. Malgré quelques défauts (trop de technicité dans les pages qui décrivent les mécanismes complexes de la crise, des répétitions et un flottement dans le deuxième chapitre, bien éloigné de la rigueur avec laquelle Broswimmer convoque différents travaux de scientifiques), le livre de Juvin, bellement écrit et riche d'images percutantes, affirme que nous n'avons encore strictement rien vu des ravages que notre condition de serfs du marché, de l'argent nomade et de l'idéologie de la mondialisation nous promettent.
Je me contente de citer ces quelques lignes : «La production de l’homme mondialisé, l’homme nouveau, l’homme sans qualités, l’homme «en miettes» est la seule perspective véritable de la sortie de la crise, et du dispositif planétaire qui l’accompagne. Il s’agit d’un projet global, celui de la transformation anthropologique de l’homme de sa terre, de sa foi et des siens, en homme de marché, du contrat et du désir. Il s’agit d’un projet politique, celui de la destruction du citoyen, armé d’une identité contre la confusion et d’une culture contre les séductions de l’instant, au profit du consommateur, errant au gré des sollicitations du moment, nomade, métis, n’importe qui capable de n’importe quoi que lui dicte la mode de saison ou le cours du jour. Et il s’agit d’un projet de destruction de toute société constituée, de toute hiérarchie et de toute différence, au nom de l’égalité factice devant le marché, de la sujétion réelle au couple de l’État et des acteurs du marché mondialisé» (pp. 84-5).
Pour Juvin, il faut de toute urgence que l'Occident, l'Europe en particulier, non seulement atterrisse sur le plancher des vaches duquel la bulle financière l'a durablement éloigné, mais refasse l'histoire, c'est-à-dire accepte d'ancrer des personnes et non plus des individus dans une histoire, sur une terre clairement définie, au milieu d'autres nations acceptées dans leurs richesses.
Nous voici bien éloignés des fadaises pieuses sur le métissage, la diversité et la nécessaire universalité des aspirations transcendant les abominables particularismes hérités d'une tradition haïe qui ne sont, comme d'ailleurs Alain Badiou (voir à ce sujet le livre de Kostas Mavrakis, De quoi Alain Badiou est-il le nom ?, L'Harmattan, 2010), que le masque grotesque, faussement réputé à l'extrême gauche, d'une dilution dans la Matrice dévoreuse du Marché.

Notes
(1) Préface intitulée L’écocide, ou l’assassinat de la vie de de Jean-Pierre Berlan à Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, op. cit., p. 15.
(2) «[…] la notion d’«écocide» a été originellement élaborée dans les années 1950 et 1960 pour désigner le terrorisme environnemental et la politique de terre brûlée des armées impériales dans le Sud-Est asiatique» (p. 157). Dans son introduction, Franz Broswimmer écrit encore que son étude «traite d’un aspect particulier de la mondialisation, à savoir les processus d’ensemble qui conduisent à la colonisation et à la destruction des écosystèmes dont la vie dépend» (p. 5).
(3) «L’agriculture sumérienne s’effondre effectivement en 1 600 av. J.-C., provoquant la disparition de cette civilisation glorieuse» (p. 83).
(4) «L’expansion démographique et économique des cités-États grecques mène à la destruction progressive des riches forêts de pins et de chênes pour satisfaire un appétit insatiable de bois d’œuvre, de feu et de charbon de bois» (p. 84).
(5) «L’Empire épuisa les terres de l’Ancien Monde méditerranéen, et ce faisant, il sapa lui-même ses chances de survie. Les Romains laissèrent aux civilisations suivantes un effrayant monument à leur folie écologique : les zones humides fertiles d’Afrique du Nord qui avaient un jour rempli les silos de l’Empire étaient devenus des déserts» (p. 98).
(6) «L’augmentation de la population ajoute une contrainte supplémentaire importante sur les ressources de la région. Lorsque les terres ne suffisent plus à faire vivre la population, la culture anasazi disparaît en même temps que le milieu écologique sur lequel elle est basée» (p. 101).
(7) «Le système mondial du moulin de discipline [de production], largement responsable du rythme accéléré de l’écocide, est «une sorte de cage d’écureuil géante» où tout le monde est enfermé sans que personne ne puisse ou ne veuille en sortir» (p. 200). Sur ce moulin de discipline qui était en fait un instrument de torture utilisé au Moyen Âge et dans les prisons anglaises du XIXe siècle, voir John Kenneth Gaibraith, How to Get the Poor Off Out Conscience, Harpers Magazine, novembre 1985.
(8) Selon l'auteur, «le processus social de «mondialisation néolibérale» [est] caractérisé par la transnationalisation de la production, la stimulation du rendement, la perméabilité des frontières nationales [et] la compression du temps et de l’espace alimentée par la révolution des technologies des communications et des transports» (p. 184).