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11/09/2010

Au-delà des forces de Bjørnstjerne Bjørnson, par Pascal Adam

Crédits photographiques : Mauricio Lima (AFP, Getty Images).

22510100787760L.gifÀ propos de Bjørnstjerne Bjørnson, Au-delà des forces (Les Belles Lettres, coll. Classiques du Nord, traduit du norvégien et présenté par Eric Eydoux, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).

8.1 Bouton Commandez 100-30

Voici, jointes en un seul livre, deux pièces au titre identique : Au-delà des forces, écrites à douze années d’intervalle (1883 et 1895) par l’écrivain norvégien Bjørnstjerne Bjørnson, prix Nobel de littérature 1903, ami et rival d’Ibsen.
À la première pièce, presque un huis-clos, le récit éprouvant de la fin de ce monde ancien, rural et dur, ayant pour cadre les éléments naturels, violence et beauté unies, auquel le christianisme vrai, en quelque sorte primitif ou premier, celui de la sainteté, de l’ascèse et des miracles, était exactement accordé; à la seconde, au mouvement plus ample, celui de l’ère industrielle où la politique et l’argent, la grève et le terrorisme semblent d’abord occuper l’entièreté du champ précédemment abandonné par Dieu (si cela veut dire quelque chose).
Le difficile artifice, ici très hautement maîtrisé, en quoi consiste le réalisme dramatique permet à Bjørnson, dans chacune de ces deux pièces qui pour se suivre – les principaux personnages de la seconde sont les enfants du pasteur Sang de la première – ne se ressemblent pas, de faire face aux grands problèmes métaphysiques et politiques de son époque, en faisant valoir presque sans ridicule ni sans trancher entre elles toutes les opinions à leur propos, mais peut-être surtout en exposant les conséquences réelles, presque toujours tragiques, de ces opinions dans le monde dès lors qu’elles sont parvenues à y être agies.
Car non seulement Bjørnson ne traite rien dans ces deux pièces qui se lisent comme un seul et même roman qui ne soit digne du plus haut intérêt, mais il le fait avec une maîtrise de la technique dramatique aussi grande que discrète et travaillant toujours à la douloureuse humanité de ses personnages; et même un certain nombre de phrases apparemment bavardes et comme lancées en l’air finissent par retomber, dix ou cent pages plus tard, avec un poids multiplié et la vitesse du couperet pour fracasser un personnage ou dix. Il faut néanmoins signaler que l’intérêt de la première pièce, en lui-même sinon plus désuet du moins plus éloigné des préoccupations contemporaines, croît à la lecture de la seconde jusqu’à sembler même considérablement l’éclairer.
A deux reprises seulement, l’auteur affaiblit sa position, justement en la laissant percevoir. La première fois, à la toute fin de la première pièce, mais dans l’unique note de renvoi – ce qui finalement ne grève pas la pièce elle-même – où il tient à préciser au lecteur que sa pièce presque entièrement consacrée à la question du miracle tient compte des travaux scientifiques sur le système nerveux de Charcot et sur l’hystéro-épilepsie ou grande hystérie de Richer. La seconde fois en faisant exister, dans cette seconde pièce nettement plus fournie en lieux, personnages et actions, deux petits jeunes gens qui ne prennent jamais part à l’action, et dont les noms symbolistes, Credo et Spera, tranchent avec le puissant réalisme en vigueur partout ailleurs, et finiront même par conclure cette avalanche de catastrophes sur une note ouvertement optimiste, étrangement naïve – ce qui ne peut finalement que faire regretter que Bjørnson n’ait pas écrit un troisième Au-delà des forces qui, comme la seconde pièce racontait l’histoire tragique des enfants du pasteur Sang, aurait raconté la défaite monumentale de ces deux êtres purs, joyeux, savants et bons (ce qui n’aurait été rien moins, en somme, qu’anticiper carrément le XXe siècle).

*

L’unanimité qui existe autour de la grandeur et de la force d’âme du pasteur Sang, de son immense capacité à donner sans compter, de sa foi et de sa ferveur, n’empêche pas que se pose à presque tous les protagonistes du drame, dont sont exclus ces paysans en foule justement acquis au pasteur et auxquels il a donné sa vie et une partie de celles de sa femme et de ses enfants, la question de la réalité ou non des miracles qu’il accomplit.
Voici, brièvement ici (Acte I, scène I), ce qu’en dit à sa sœur Hanna sa femme Klara qui va bientôt mourir si son mari par sa prière ne la sauve miraculeusement :
«HANNA. – Ma pauvre ! Ma pauvre !
KLARA. – J’espère que tu ne penses pas que… Enfin, tu ne me plains pas au moins ? Moi qui ai traversé l’existence avec le meilleur homme de la terre. Avec l’incarnation de la volonté la plus pure ? Evidemment, la vie s’en trouve raccourcie. On ne peut pas tout avoir. Mais le profit ?
HANNA. – En vérité, il vous a tous détruits ?
KLARA. – Eh oui, c’est exactement ça. Ou plutôt pas tous. Car on ne le lui a pas permis. Si on lui avait permis, il se serait détruit lui-même. Ce qu’il fait est au-delà des forces humaines.»
Bjørnson pose la question du christianisme au fond, et pour ainsi dire littéralement (sans aucun égard pour les défenses par la métaphore qui fleurissent déjà partout et n’ont pas atteint encore cet apogée de bêtise dont le XXe siècle viendra les couronner) : le pasteur Sang est en effet un homme que seuls la retenue, une certaine pudeur, parfois un léger doute ou un défaut d’autorisation, empêchent d’immédiatement réputer saint. Bjørnson ne s’attaque pas à un tartufe, un faux dévot. Et techniquement, il s’interdit toute la facilité dans une pièce réaliste en quoi aurait consisté de ridiculiser un homme d’une aussi grande force de douceur, simplement en ne le faisant paraître que très peu : à sa belle sœur Hanna revenue exprès d’Amérique – celle-là même dont les enfants Sang auront hérité déjà de la fortune au moment que commencera la seconde pièce –, et à qui sa femme Klara se confie dans une scène d’exposition qui d’abord paraît longue, succèdera bientôt sa disparition pour aller prier dans l’église juste à côté de la cabane familiale, non sans toutefois que ses enfants n’aient dû lui avouer dans la douleur que, tout comme leur mère mais pour d’autres raisons, ils avaient perdu leur foi chrétienne et ne pouvaient décemment joindre la chaîne de prières qu’il voulait établir; et la grande scène du second et dernier acte sera laissée à tout un groupe de pasteurs flanqué de leur évêque, arrivés là par un hasard discutable et mêlé de curiosité, que Bjørnson ne lassera pas de d’abord ridiculiser gentiment en leur faisant s’enquérir de manger dans cette maison pauvre où Klara agonise ou dort dans la chambre voisine, tandis que son mari tente de toute sa foi intacte de l’arracher aux griffes de la mort. Et de fait, à aucun moment avant que les pasteurs Falk et Bratt – ce dernier n’est pas arrivé avec les autres, mais avant, et attendant d’évidence le miracle, n’a pas d’abord décliné identité ni fonction – ne fassent quitter à la scène son assise de comédie pour s’élever vers des hauteurs théologiques et concrètes, ces hommes de Dieu n’auront l’idée d’associer leur prière à celle du pauvre Sang, mais discuteront comme en conclave de ce qu’il convient de penser des miracles en général et de ceux-ci en particulier (la prière de Sang pour sa femme, à laquelle s’associent quelques dizaines ou centaines de paysans, a depuis qu’elle a commencé déjà relevé un paralytique et fait, croit-on, s’ébouler de la montagne presque jusque sur l’église de grandes quantités de roche). La controverse enflammée à propos du miracle qui oppose Bratt et Falk, jusqu’à l’intime déchirement du premier, ne sera pas sans incidence sur la seconde pièce : la position raisonnable de Falk, résumée par lui-même, est finalement celle-ci : «Il existe quelque part une parole de colère sur la race qui ne croit que si elle voit des signes.» La position, qu’on pourrait dire exaltée, d’un Bratt que ronge depuis longtemps le doute, quant à elle, s’exprime ainsi :
«Et savez-vous ce que répond la race ? “Nous ne demandons que les signes promis par Dieu lui-même, promis à celui qui croit ! Ou bien, n’avez-vous pas un seul croyant parmi vous ? Alors que voulez-vous ?” Oui, c’est ce que répond la race. Mais donnez à cette même race un miracle, un miracle que même l’instrument le plus tranchant du monde ne saurait mettre en pièces, un miracle dont on puisse dire : “Tous ceux qui voyaient croyaient”, alors vous pourrez constater que ce n’est pas la capacité de croire mais le miracle qui fait défaut. (Mouvements parmi les pasteurs). La prédication n’a nul besoin d’augmenter la prime à la crédulité.»
C’est, il le dit, sa dernière tentative avant de renoncer à son pastorat, à l’église, à la foi. Et il ajoute, à propos de Sang : «Car si le miracle ne s’accomplit pas ici, c’est que les miracles n’existent tout simplement pas. Cet homme est plus grand que les autres. Il n’en est pas de plus noble sur terre.»
Et le miracle s’accomplit.
Klara Sang se relève.
Son fils Élie, qui avait commencé de douter et de se reprocher son absence de foi quand tout le monde paysan autour de lui accompagnait la prière de son père, est convaincu, exalté, veut monter sur le toit, dans le clocher et faire tinter les cloches pour annoncer la nouvelle au monde entier.
Les Alleluia se déchaînent.
Mais Klara Sang ne s’est relevée que pour mourir aussitôt dans les bras de son mari.
Et les cloches sonnent.
Et le pasteur Sang, choqué, meurt à son tour, lâchant pour dernière phrase : «Mais ce n’était pas ce qui devait se passer ? Ou bien ?... Ou bien ?»
On peut, c’est presque une évidence – nous ne sommes plus en 1883 –, se ranger à la note de Bjørnson; on peut aussi penser que le miracle a eu lieu et que ses conséquences ont été exclusivement funestes. Et peut-être même est-ce identique.
Dernière didascalie, lourde : «La cloche continue de sonner.»

*

La seconde Au-delà des forces est également une pièce réaliste, mais d’une tout autre facture. À la dimension presque classique qu’avait la première – le monde rural s’étant en quelque sorte joué en huis-clos – se substitue ici une construction de type baroque, mais comme chez Ibsen ou Tchekhov dégagée de tout romantisme – puisque c’était essentiellement le mouvement romantique qui avait «joué» le baroque contre le classicisme, et Shakespeare contre la rafale classique française XVIIe – où les disparités de la ville, pauvres en bas dans la boue, riches en haut à l’abri des forteresses d’antan, imposent une succession de scènes, de lieux comme une géographie nouvelle. S’affrontent ici de grands mouvements tectoniques, de puissantes forces politiques dans une Norvège en plein essor industriel; cette amplitude de propos trouve sa correspondance dans la structuration même de la pièce, ses nombreux personnages, et chaque grande scène à chaque fois semble parfaitement maîtrisée, prenant le temps de développer propos et conflits jusqu’à leur acmé de paradoxes et sans jamais s’effondrer en bavardages ou longueurs. Il semble bien que Dieu a été remisé on ne sait où (ou qu’il s’est retiré, si l’on est optimiste jusqu’à chercher la joie au fond des catastrophes), au point que les hommes d’Église et l’Église même sont seulement occupés de savoir quelle option politique choisir, ou construire. Et en même temps, Bjørnson ne fait aucunement preuve de rejet envers le christianisme de ses pères (et de son père, pasteur lui-même); il sait que ses valeurs sont puissantes et qu’elles vont certainement devoir voler de leurs propres ailes, comme un papillon se débarrassant d’une chrysalide de croyances et de rites à présent dépassés, inutiles. Cet espoir et cette foi nettoyés, qu’il fait porter vers l’avenir à ces deux personnages que nous avons mentionnés plus haut, Credo et Spera, ont pourtant bien du mal à s’imposer dans le cœur même de la pièce qui, s’ouvrant sur une catastrophe, peut-être même un sacrifice, ne cesse guère de descendre et descendre. Suivons donc ces profonds personnages qui ont perdu la foi ou semblent même ne l’avoir jamais eue.
Le premier acte qui se passe en extérieur, devant une maison vandalisée où pendille encore une enseigne «L’Enfer» (la taverne), s’ouvre pour ainsi dire sur cette didascalie : «Au moment où le rideau se lève, on voit des hommes sortir un cercueil d’une des masures de gauche. Immédiatement après apparaît un autre cercueil d’enfant plus petit puis encore un autre plus petit. L’espace est rempli d’ouvriers, de femmes, d’enfants.» Une conversation d’ivrognes, drôlerie et gravité mêlées, nous apprendra que ce sont les ouvriers qui ont détruit la taverne, après que Maren y avait bu, puis rentrée chez elle, avait tué ses deux enfants avant de mettre fin à ses jours. Et peut-être, on nous le dira plus tard en tout cas, était-ce là un sacrifice et non pas seulement un coup de folie liée, pour causer moderne, à l’absorption massive d’alcool.
Élie affirme (et son affirmation est sujette à caution, non seulement parce qu’il est un personnage, mais parce que sa trajectoire dans la pièce ne peut que mettre en doute toutes ses paroles) à Bratt que Maren, juste avant ses crimes, lui a confié ses derniers mots (I, IV) :
«ÉLIE. – Elle a dit : «Il faut que quelqu’un meure. Sinon, ils ne feront pas attention à nous.»
BRATT. – C’est vraiment ce qu’elle a dit ? Alors elle est morte en martyre, pleinement consciente […].»
Car il y a la grève.
Et il n’est pas question ici de ces petites manifestations rituelles que font, de nos jours, plusieurs fois l’an, en espérant qu’il ne pleuvra pas trop, des gens qui, la plupart du temps, sont assurés de ne rien avoir à perdre. Il est question ici d’hommes et de femmes qui se demandent sans cesse, parce que la réponse ne leur est pas du tout certaine et qu’ils ont des enfants, s’il n’est pas préférable, puisque les chances d’être entendu sont si minces, de mourir debout dans une grève que de ramper dans la misère, l’indécence et l’humiliation. Parce qu’entre le monde paysan de la première pièce et celui-ci, il s’est passé exactement ce que Péguy notera dix ans plus tard, en 1913, dans L’Argent, à savoir que la pauvreté même n’est plus garantie : «L’acceptation de la pauvreté décernait une sorte de brevet, instituait une sorte de contrat. L’homme qui résolument se bornait dans la pauvreté n’était jamais traqué dans la pauvreté. C’était un réduit. C’était un asile. Et il était sacré. Nos maîtres [il s’agit ici des maîtres d’école] ne prévoyaient pas, et comment eussent-ils soupçonné, comment eussent-ils imaginé ce purgatoire, pour ne pas dire cet enfer du monde moderne où celui qui ne joue pas perd, et perd toujours, où celui qui se borne dans la pauvreté est incessamment poursuivi dans la retraite même de cette pauvreté.»
Car il y a la grève et Bratt tient la grève. Il l’organise, la fédère, depuis cette autorité de pasteur qu’il n’est plus vraiment. (Le pasteur Falk, lui, fait bien les enterrements, mais personne ne l’écoute – et de fait, il disparaît bien vite de la pièce.) Il agit sans cynisme, par conviction profonde, et comme s’il cherchait à faire advenir, fût-ce imparfaitement, dans ce monde-ci cette Cité que la religion à laquelle il ne croit plus réservait à l’au-delà… Il finira fou, après la catastrophe la plus flagrante, ne sachant littéralement plus ce qu’est cela même qu’il cherchait depuis des années, mais causant au révolutionnaire français Ferdinand Lassalle (1), qu’il hallucine purement et simplement, dans l’hôpital que dirige Rachel, la sœur d’Élie, la fille du pasteur Sang.
Face à Bratt et ses ouvriers en grève, il y a le redoutable Holger, le patron, l’homme qui tient la ville, l’industrie, l’homme qui a une croyance d’acier dans le capitalisme, et pas seulement dans l’argent, mais dans les vertus civiques et finalement progressistes du capitalisme; vertus qu’il met par ailleurs en pratique en offrant à Rachel, sans contrepartie, sa maison et son jardin afin qu’elle en fasse un hôpital. Holger sait parfaitement ne rien céder au chantage et il considère la grève comme un chantage. Il se révèlera capable, car sa droiture ne permet pas que l’on mette en doute son courage physique, dans une négociation des plus âpres, de faire sortir le père de Maren, le jour même de l’enterrement de cette dernière, au motif aussi légitime que peu compassionnel que celui-ci n’est plus de ses ouvriers (il est trop vieux); il sait aussi reconnaître la valeur de ses ennemis («Tous ceux qui osent se révolter ont du sang de maître»), quand même il ne leur cédera rien. Mais il participera peut-être du déclenchement de la catastrophe, même si l’on peut tenir à bon droit qu’elle aurait eu lieu de toute façon, en refusant à Rachel, intercédant ici pour les ouvriers, de ne pas faire tirer depuis le château, à l’issue de la réunion y créant le syndicat des patrons capable enfin de répondre au syndicat de Bratt et de lui imposer ses volontés, ce gigantesque feu d’artifice que les ouvriers en deuil, en bas, ne pourront prendre que pour une provocation qui les soulèvera.
Il faut encore une fois noter que Bjørnson tient toutes ces scènes politiques d’une main de maître, en cela qu’elles sont réussies non seulement dans leur immédiateté de scènes de conflit mais laissent également apercevoir jusque dans la manière dont les hommes réagissent leurs tréfonds métaphysiques et théologiques. Jusqu’au personnage d’Élie, que tout aurait dû maintenir en retrait de l’action jusqu’à en faire un personnage presque superfétatoire et dont nous n’aurons pas nettement perçu les noirs desseins, présents en germe pourtant dans tous les détails de ses interventions. Le fils du pasteur Sang – celui-là qui dans la première pièce disait à son père, à propos de la perte de sa foi : «J’ai l’impression d’être un criminel. Ce n’est pourtant pas le cas» – a bien failli n’être jusqu’à la catastrophe, au moins double – une fois en elle-même et une fois encore parce qu’elle salira pour longtemps cette revendication des ouvriers qu’il croyait pourtant servir et qu’il servait sans doute, mais aveuglément –, que le type même de l’intellectuel riche prenant fait et cause pour les ouvriers, mais de toute son âme, avec une exaltation mauvaise, dilapidant en soutien à la grève sa fortune, mais des quatre coins pays du pays et sous des noms de donateurs différents afin que les ouvriers croient que le pays commence à être derrière eux, mettant sa plume à leur service dans le journal qu’il tient seul. Mais sa noire exaltation poussera aux dernières extrémités criminelles, ce que l’on appellerait aujourd’hui du terrorisme, ce personnage connexe, pour ainsi dire raté, marqué au fer par la sainteté de son père et basculant en effet au crime.
Quand on connaît l’ampleur des engagements politiques de Bjørnson (au point, nous dit en introduction son traducteur, que son Nobel fut peut-être davantage dû au «chef d’œuvre» que fut sa vie qu’à son monument littéraire), la chose la plus surprenante, mais la plus invisible aussi, et sur laquelle nous n’avancerons aucune hypothèse, dans ces deux pièces, mais surtout dans la seconde au sujet d’apparence nettement plus politique, est l’absence totale de tout représentant de l’État ou même de la Ville.

*

Les deux pièces furent mises en scène (et co-traduites) en France, respectivement en 1894 et 1897, par Aurélien Lugné-Poë et sa troupe du Théâtre de l’Œuvre, qui fut un des grands passeurs et découvreurs de talents dramatiques français et européens de 1893 à 1940 (avec une interruption totale pendant la première guerre mondiale). Lugné-Poë, qui avait ouvert son théâtre par la création de Pelleas et Mélisande de Maeterlinck en 1894, montait entre huit et quinze pièces par an, et présenta au public parisien, en surplus des classiques, les œuvres dramatiques d’Ibsen, Strindberg, Wilde, Romain Rolland, Verhaeren, Gide, Gorki, Gogol, D’Annunzio, Hofmannstahl, et de beaucoup d’autres oubliés, pour ne rien dire ici du scandale d’Ubu Roi de Jarry en 1896 ou de la création légendaire en 1912 de L’Annonce faite à Marie de Claudel.

Note
(1) Dans les premières mises en scène françaises, et pour une meilleure compréhension du public, le nom de Lassalle avait été remplacé par celui de Karl Marx.