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19/07/2010

La Chanson d'amour de Judas Iscariote, sous le masque de la confession, par Anne-Angélique Meuleman-Zemour

Crédits photographiques : Tony Gentile (Reuters).


Revue de presse

La beauté amère qui se dégage de La Chanson d'amour de Judas Iscariote donne à la Parole que Juan Asensio ne cesse de replacer dans nos bouches de traîtres littérateurs, le goût du silence sacré. Cette beauté amère, celle-là même dont nous parle Jean-Michel Rabaté au sujet de Confession d'un masque de Mishima Yukio pour qui «l'effort des mots visera à restaurer une sorte de chair neuve et plus propre : effort voué à l'échec, obstiné à tourner en rond autour des limites du langage, ou bien à tout refuser abruptement» (1), est celle de son auteur qui accepte le temps d'un livre de livrer son âme et son corps au grand suicidé de la Bible : «Littéralement : le traître s'est oublié, il s'est livré» (2). Une beauté amère car «il reste quelque chose sans doute du noyé, puisque Judas s'est bel et bien noyé dans l'eau de son baptême, quelque signe, même difficilement déchiffrable, un amer, un de ces points reconnus et nommés du danger ainsi maîtrisé» (3), celle du traître incarné selon l'Église par Judas, selon Mishima dans Confession d'un masque par Ômi : «tout un système d'échos, subtilement disséminés dans le texte révèle que Ômi est l'incarnation, la projection moderne de Saint Sébastien» (4). Ômi semble avoir été élu par les dieux et cette élection devient malédiction, maladie : Ômi est un «bouc émissaire» qu'il s'agit d'abattre. C'est la «transposition moderne d'un mythe antique» (5), Saint Sébastien étant tragique dans sa solitude et dans le rejet qu'il subit de tous. «Cette réécriture introduit en filigrane certains traits que Mishima exploitera sciemment par la suite : le tabou et la transgression, mais aussi la figure du héros tragique transformé en victime expiatoire, donc sacrée, pour avoir bravé les normes et troublé la paix d'une société» (6).
Aucune victime expiatoire pourtant dans le livre de Juan Asensio pour qui Judas n'est certainement pas un héros tragique mais plutôt cette Parole incarnée par l'auteur lui-même, cette Parole avalée et réduite au silence et au secret de Judas Iscariote, ne pouvant plus sortir que sous la forme de la vérité, par les entrailles toujours fumantes d'un pendu à jamais muselé par le nœud coulant et sifflant d'une corde, entrailles nous dévoilant notre véritable condition humaine, celle du condamné à l'errance et au vide. «J'ai défini, plus haut, le rôle essentiel des mots comme une espèce de magie où le vide longuement passé dans l'attente de l'absolu se trouve progressivement absorbé par l'écriture» (7) nous rappelle Mishima dans Le soleil et l'acier, autre confession de ce génie littéraire japonais, «en même temps, j'ai souligné que l'esprit – lequel, haché en menus fragments par les mots, voyait son sens de la continuité de la vie constamment disloqué – est incapable de distinguer une fin véritable, et, de ce fait, ne connaît du tout de fin. S'il en est ainsi, de quoi les mots servent-ils à l'esprit quand celui-ci, finalement, prend conscience que la fin est en vue ?» (8). À quoi les mots pouvaient-ils servir à l'esprit de Judas quand celui-ci a pris conscience que la fin était proche ? Comme certains de ses personnages les plus charismatiques de son œuvre, Mishima s'est donné la mort, dévoilant ainsi ses entrailles au monde entier en s'ouvrant l'abdomen et interrompant à jamais le flot incessant de sa poésie en se faisant trancher la tête suivant le rituel samouraï du seppuku. Selon Itô Sei, critique japonais, un tôbô dorei, «un esclave fugitif», c'est-à-dire un intellectuel japonais qui fuit la réalité sociale qui l'environne et se marginalise dans une réclusion littéraire acclimatant de cette façon sa sensibilité bouddhique qui le pousse habituellement à se réfugier dans la montagne, s'oppose au kamen shinshi, «le gentleman masqué», l'intellectuel occidental à la fois moraliste et éducateur qui influence la société à la condition de masquer ses pensées et ses émotions privées, cette condition tenant à la part de rationalisme et à celle du christianisme qui sont les piliers d'un système de valeurs transcendantales (l'universel et l'absolu). Or si «Mishima est tout à fait hostile (9) à cette figure marginalisée et repliée sur soi de l'écrivain esclave en fuite » (10), qu'en est-il du kamen shinshi, Juan Asensio ?
Juan Asensio tente tout au long de sa Chanson d'amour de Judas Iscariote d'échapper au masque de sa confession. «S'agit-il d'un jeune homme qui arrache le masque pour lui-même et pour son lecteur, puisant dans la confession un bienfait cathartique ? S'agit-il d'un masque qui joue avec la confession et continue à mystifier lui-même et son public ?» (11) se demande Annie Cecchi au sujet de Confession d'un masque de Mishima. «Bien sûr, j'avance masqué» nous répond Juan Asensio, «depuis le début mon masque est transparent» (12). «Je dois écrire coûte que coûte et, avant de mourir à mon tour, me vider du sujet qui durant des années n'a pas cessé de m'obséder. Judas ? Mais non. Moi-même» (13), pour mieux voir dans un dernier souffle scriptural, sans plus aucune inspiration qui suive, ce qu'il est dans la belle lumière de la vérité amère, le traître de la Parole.

Notes
(1) Jean-Michel Rabaté, La Beauté amère - Fragments d'esthétiques (Éditions du Champ Vallon, collection L'Or d'Atalante, 1986), p. 59.
(2) La Chanson d'amour de Judas Iscariote (Éditions du Cerf, 2010, p. 22).
(3) Ibid., p. 27.
(4) Annie Cecchi, Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique (Honoré Champion éditeur, 1999), p. 35.
(5) Annie Cecchi, op. cit., p. 36.
(6) Ibid., p. 35.
(7) Mishima Yukio, Le soleil et l'acier (Éditions Gallimard, coll. Folio, 1973), p. 90.
(8) Mishima Yukio, op. cit., pp. 90 et sq..
(9) «Les œuvres littéraires écrites ou offertes au public vers cette époque étaient dominées par des pensées nocturnes. [...] Ces hommes qui se complaisaient à des pensées nocturnes, me semblait-il, avaient, sans aucune exception, des épidermes ternes et des ventres flasques», in Le soleil et l'acier, op. cit., p. 25-26.
(10) Annie Cecchi, op. cit., p. 74.
(11) Ibid., p. 19.
(12) Juan Asensio, op. cit., p. 119.
(13) Ibid., p. 27.