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25/04/2010

Paul Gadenne dans la revue Europe : un très piètre dossier

Crédits photographiques : Baz Ratner (Reuters).


«De petits éditeurs le réimpriment de temps en temps, des étudiants font des recherches sur son œuvre, quelques travaux universitaires lui sont consacrés [...], donc Gadenne a tout de même une vie posthume.»
Jean-Yves Tadié, revue Europe, pp. 309-10.


À propos de Paul Gadenne. Le pari de l'impossible, dossier paru dans la revue Europe, numéro du mois d'avril 2010, pp. 274-329. Revue reçue en SP.

J'ai évoqué ici le refus de Jean-Baptiste Para de publier mon texte sur Paul Gadenne dans le dossier que sa revue, Europe, a consacré au romancier. Ce refus n'a apparemment tenu qu'à l'unique fait que j'avais osé écrire dans une revue telle que Liberté politique. Bon prince, après quelques échanges de courriels, j'accueillis néanmoins Jean-Baptiste Para dans la Zone, ou du moins la magnifique Cristina Campo dont Para a traduit quelques grands textes comme certains de ceux qui ont été recueillis dans Les Impardonnables.
Je loue la sagacité de Para, qui a bien fait de ne pas faire paraître mon texte aux côtés de ceux que j'ai lus.
La présentation du dossier par Sophie Balso, sous un titre ridicule, Paul Gadenne. Le pari de l'impossible (qu'est-ce qui est impossible ? De quel pari s'agit-il ? Un pari n'est-il pas, par essence, absurde et sa réussite possible voire certaine ?), ne nous apprend rien, hormis le fait, nous nous en serions doutés, que l'œuvre de Paul Gadenne n'était point reconnue à sa juste valeur, qui est tout simplement immense.
Ce n'est hélas point ce dossier qui risque de réveiller le pauvre écrivain de son long sommeil ni même, n'en déplaise à Jean-Yves Tadié, le livre de Bruno Curatolo, mémoire universitaire destiné à l'oubli comme l'immense majorité, fort heureusement, des mémoires universitaires sont destinés à l'oubli.
Après l'introduction de Sophie Balso, Michel Lesbre ne nous apprend strictement rien, sinon qu'il a lu Paul Gadenne, ce qui est bien, tout comme Gilles Ortlieb qui, comme Lesbre, paraît fasciné par Baleine. Nous ne savons pas pour quelle raison ces deux courts textes ont été placés en début du dossier Gadenne. Est-ce prétendre que cette magnifique nouvelle est la voie la plus commode pour pénétrer dans l'œuvre romanesque du grand écrivain ?
Peut-être même si, pour Gadenne tout comme pour n'importe quel écrivain de race, je ne saurais conseiller d'appliquer à la lettre le commandement de Roberto Bolaño dans 2666, commandement ironique et désabusé que je ne résiste pas au plaisir de citer longuement : «En laissant de côté qu’Un cœur simple et Un conte de Noël étaient, comme le titre de ce dernier l’indiquait, des contes et non des livres, le goût de ce jeune pharmacien cultivé était révélateur, un jeune pharmacien qui avait été peut-être Trakl dans une autre vie ou à qui peut-être dans celle-ci il lui avait été accordé d’écrire des poèmes aussi désespérés que ceux de son ancien collègue autrichien, qui préférait nettement, sans discussion, l’œuvre mineure à l’œuvre majeure. Il choisissait La Métamorphose plutôt que Le Procès, il choisissait Bartleby plutôt que Moby Dick, Un cœur simple plutôt que Bouvard et Pécuchet et Un conte de Noël plutôt que Conte de deux villes ou Les papiers posthumes du Pickwick Club. Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Il choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d’escrime d’entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur» (2666, Christian Bourgois, 2008, pp. 264-5).
De Paul Gadenne, je connais au moins trois romans qui sont de «grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, [...] qui ouvrent des chemins dans l'inconnu» : Le Vent noir, La plage de Scheveningen et Les Hauts-Quartiers, l'une de mes relectures récentes les plus marquantes.
Ces trois romans, je ne crains pas de l'écrire, tant ils questionnent ce qui mérite d'être questionné depuis que l'homme a relevé sa tête et l'a même plongée dans l'infini du ciel nocturne : l'amour, la trahison, la guerre, le mal, Dieu, ces trois romans sont parmi les œuvres les plus puissantes de notre littérature. Figurent-elles au sommaire des manuels de français ? Pas que je sache. Sont-elles au programme de l'agrégation de Lettres modernes ? Pas du tout. Sont-elles, tout simplement, disponibles dans nos librairies ? Le Vent noir est épuisé depuis des années et Les Hauts-Quartiers deviennent plus que rares dans leur édition de poche.
Paul Gadenne est un auteur qu'en France, cinquante personnes ont peut-être vraiment lu.
Sophie Balso, qui a coordonné ce dossier tout juste passable sur Paul Gadenne, semble jouer au chat et à la souris dans son article, qui aurait dû être le cœur de ce dossier et qui ressemble plutôt à quelque partie molle, voire honteuse : le seul but de cette universitaire qui aime un peu trop citer Alain Badiou (lequel, en immense connaisseur de Paul Gadenne, a tout de même réussi à dénicher un inédit du romancier intitulé Rendez-vous chez les Stirl, p. 97 de notre revue*), paraît être de ne pas prononcer le mot Dieu auquel elle préfère la ridicule expression, répétée une bonne douzaine de fois, de grand X. On comprend qu'une lecture religieuse de l'œuvre de Gadenne la gêne, puisqu'elle affirme, évidemment sans citer une seule preuve confortant sa thèse que, bien qu'elle ne soit pas «infondée», pareille lecture «est réductrice de l'entreprise gadennienne» et, surtout, qu'elle referme «une œuvre dont la caractéristique principale est de rester ouverte, en suspens, sur les questions existentielles qu'elle traite» (p. 282). Oui, en somme, l'œuvre de Paul Gadenne est une grande œuvre, et son caractère si éminemment moderne d'ouverture n'est qu'une des innombrables dimensions de sa grandeur, est-ce donc cela qu'il nous faut tenter de comprendre ?
Passons sur le style, affligeant et sot, des phrases de Sophie Balso qui, bavardant sur les romans de Gadenne, nous inflige le cliché de l'œuvre ouverte, déjà pulvérulent au moment où Umberto Eco s'avise d'en retirer quelques bandelettes avec une minutie d'égyptologue.
La seule chose qui demeure béante je crois, et pas franchement ouverte à l'infini des interprétations, c'est la petite étude (composée pour moitié d'un résumé de ses travaux sur L'Avenue), «inassignée et inassignable» pour le coup (p. 285), de Sophie Balso qui semble résumer son texte sans toutefois jamais le conclure (puisqu'il faut rester dans l'Ouvert !) par une sentence que j'ai dû lire une bonne cinquantaine de fois avant d'admettre qu'elle avait bel et bien été imprimée : «L'œuvre de Paul Gadenne ajoute à ce qui est des vérités, qui pour n'être que des vérités de l'instant n'en sont pas moins éternelles» (p. 288). Admirable banalité, qui peut être écrite, je crois, sur à peu près n'importe quelle œuvre ayant été écrite, peinte ou jouée, bref créée depuis que l'art a entrepris d'innerver notre monde d'un sang aussi nécessaire que dangereux pour l'homme !
Non Madame, l'œuvre de Paul Gadenne est éternelle, au-delà du ridicule de votre lecture frileuse et mutilante, parce qu'elle est la quête d'une vérité que Kierkegaard et Kafka, que vous avez raison de citer, ont eux-même entreprise. Et, ne vous en déplaise, cette quête est non seulement religieuse mais chrétienne, ce dont une simple relecture des Hauts-Quartiers pourrait vous convaincre si, délaissant le mythe faisandé de l'Ouverture des interprétations, vous constatiez qu'une lecture chrétienne de Gadenne, si bien sûr elle était intelligente, ne pourrait pas être réductrice. C'est elle qui va en effet le plus loin dans le cœur du texte. Nul miracle dans ce fait, juste une évidence : Paul Gadenne, quelle que soit sa discrétion sur ce sujet, discrétion que vous avez raison de noter, était un romancier littéralement hanté par les grandes questions que la foi judéo-chrétienne pose à l'homme depuis plus de deux millénaires, et il était singulièrement taraudé par l'une des plus difficiles de celles-ci, pouvant tenir dans cette impérative sentence : oublie-toi toi-même, accomplis-toi en aimant l'autre.
Je n'oserai jamais affirmer qu'une lecture non chrétienne, par exemple ouverte, des romans de Paul Gadenne, serait caduque. Je suis toutefois certain de ce point : aussi ouverte qu'elle se voudra, elle manquera l'essentiel puisque, à force d'ouverture, elle refusera de voir ce qui crève les yeux. La vérité des textes de Paul Gadenne est chrétienne, catholique, c'est-à-dire : universelle, comme l'étaient les paroles du Christ dont chacune des pages des Haut-Quartiers paraît avoir absorbé la sueur de sang.
Notez mon grand sens de l'ouverture : j'ai commencé, afin de ne pas vous heurter par de si visibles gros mots, par employer les termes de foi judéo-chrétienne plutôt que catholique, même si je suis bien évidemment autorisé à parler de Paul Gadenne, en ayant bien sûr à l'esprit toutes les réserves que fera éclore cette appellation si peu estimable de nos jours, comme d'un homme et d'un romancier catholiques, à l'instar de ce que firent Albert Béguin ou Jacques Madaule dans Esprit (février 1956) et Europe (juin 1974).
Cette lecture chrétienne, donc la plus ouverte en ce sens qu'elle subsume toutes les autres, de l'œuvre de Paul Gadenne vous eut évité j'en suis à peu près certain, Sophie Balso, de proférer quelque sottise qui plus est rédigée dans une phrase grammaticalement fausse, comme celle-ci, que je corrige au passage : «Kafka et Gadenne se retrouvent ensemble dans une représentation inassignable de l'Absolu : ils savent qu'il existe, c'est l'immense pouvoir de leur foi qui leur donne la passion de l'impossible, la confiance dans l'attente, mais contrairement à [celui de] leur ami philosophe, il ne se donne pas dans le Dieu des chrétiens» (p. 290).
Dans quel Dieu, forcément ouvert, inassignable et inassigné comme il se doit selon le galimatias post-moderniste que vous maîtrisez si mal, l'Absolu de Gadenne se donne-t-il, je vous prie ? Vous ne répondez pas à cette question, sans doute pour demeurer dans l'Ouvert qui, dans ce cas, fait plutôt figure d'imprécision de la pensée, voire de son absence totale et néanmoins parfaitement sereine.
Autre catastrophique sentence : «Si Kierkegaard a décidé que c'est avec Dieu que l'homme trouve la paix intérieure, capable de lui donner la force de concilier son être fini et sa tentation de l'infini, Paul Gadenne qui construit le grand X en lui s'expose davantage et éprouve sa foi dans des situations concrètes réelles» (p. 292). Je suppose donc que nous pouvons considérer comme acquises les choses suivantes : Kierkegaard n'aimait pas du tout l'inquiétude, lui qui n'aspirait qu'à la paix; Paul Gadenne est un grand architecte doublé d'un redoutable mathématicien qui, lui, adore l'inquiétude au point de s'exposer à elle et de risquer un coup de soleil métaphysique; Kierkegaard doit apparemment n'être qu'un ectoplasme, lui qui n'a jamais fait jaillir sa pensée de situations concrètes réelles.
L'article suivant l'étude proprement cacographique de Sophie Balso, signé par Pierre Vilar, est sans conteste le plus intéressant de ce dossier informe et dépourvu d'intérêt. Vilar y évoque le personnage gadennien, un «homme sans appartement, sans apparentement et sans appartenance» (p. 305) en insistant sur la monstruosité du dernier texte de Gadenne, Les Hauts-Quartiers.
L'article de Pierre Vilar aurait pu être plus long mais nous retrouvons, trop vite à mon goût, Sophie Balso interrogeant Jean-Yves Tadié : l'entretien se lit facilement, nous n'y apprenons rien, même si Tadié nous livre quelques vues intéressantes sur l'occultation éditoriale de Paul Gadenne, considéré comme un écrivain ayant «la figure, la hauteur de ton d'un Julien Gracq, l'agressivité en moins» (p. 308) et comme un auteur qui, sans jamais recourir au «langage philosophique», traite des «vrais problèmes qu'aborde la philosophie», dans la lignée, ô combien prestigieuse, des créateurs chez qui l'on trouve «toutes les grandes questions», au premier rang desquels le plus ancien d'entre eux, Homère (p. 312).
Notre si piètre dossier sur Paul Gadenne se termine enfin par l'article de Bruno Curatolo, un petit papier carré, typiquement universitaire mais rédigé, à la différence de celui de Sophie Balso, en français basique, consacré à la réception critique des romans de Paul Gadenne dans les revues Esprit et Europe. Heureusement, s'enthousiasme Curatolo dont le travail a été ainsi considérablement facilité, qu'il existe de copieux DVD de ces deux revues qui permettent de faire des recherches par occurrences de mots ! Heureusement, oui. Le papier de Curatolo, dont on s'imaginerait mal pour quelle drôle de raison Jean-Baptiste Para l'aurait écarté de ce dossier, se termine par un vibrant hommage, aussi plat que convenu (et sans doute, pour une partie, faux) sur le rôle des revues (vue en arrière, précise l'auteur) en tant que véritable avenir des lettres (p. 327). Merci bien mon bon Bruno, n'en faites pas plus, votre article sera publié dans Europe, même s'il pointe fâcheusement le fait que c'est l'autre revue, Esprit, qui la première a salué l'œuvre de Paul Gadenne !
Quelle unique conclusion tirer de ces quelques textes sur Paul Gadenne ?
Rien ou presque rien, sinon le fait que ce n'est pas un ensemble aussi hétéroclite et finalement, dans son ensemble, aussi peu intéressant qui risque de faire découvrir cet immense écrivain à de nouveaux lecteurs.

* Soyons justes avec Badiou : nombre de ses jugements sur les romans de Paul Gadenne (pp. 96-7) sont non seulement pertinents mais vrais même si notre penseur ne peut s'empêcher, stigmatisant chez Kierkegaard et Gadenne une prétendue «vision du féminin [qui] relève d'une mythologie post-romantique marquée par une sorte de sourde misogynie théologique», de revenir à son petit vomi crypto-révolutionnaire (cf p. 97).