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27/01/2010

Le genou de Claire d'Éric Rohmer, par Francis Moury


Mise en scène
Éric Rohmer

Casting
Jean-Claude Brialy, Aurora Cornu, Béatrice Romand, Laurence de Monaghan, Michèle Montel, Gérard Falconetti, Fabrice Luchini.

Résumé du scénario
Jérôme, attaché culturel de 35 ans, en villégiature près du lac d’Annecy, rencontre par hasard Aurora, une jeune romancière roumaine dont il avait fait la connaissance six ans plus tôt. Il lui annonce son prochain mariage avec une Suédoise et son renoncement à sa carrière de séducteur invétéré. Aurora lui présente Madame W., sa logeuse de l’été et sa fille Laura, 16 ans. Puis la demi-sœur de Laura, Claire, arrive à son tour. Aurora engage Jérôme à tester, une dernière fois, son pouvoir de séduction, sur les jeunes filles…

Critique
Produit par «l’underground» Pierre Cottrell, Le genou de Claire – cinquième volume des Contes moraux – a obtenu le Prix Louis Delluc du meilleur film français et le prix de la critique américaine en 1971. Son scénario était paru en 1951 sous le titre La roseraie dans les Cahiers du cinéma n°12 selon Joël Magny, Éric Rohmer (éd. Rivages/cinéma, 1986, p. 136). C’est l’exemple même du film qu’on apprécie modérément lorsqu’on est adolescent et qui ne prend toute sa saveur qu’à l’âge adulte. Son esthétique et sa matérialité s’assimilent à celles d’un téléfilm luxueux plus que d’un film de cinéma. Une mise en scène sage, des dialogues considérables, aucune autre action que deux vagues séductions de jeunes filles par un homme mûr.
Il est évident que le thème du fétichisme – sur lequel on a tant glosé – n’est pas illustré ici de la même manière que dans The Girl in the Red Velvet Swing [La Fille sur la balançoire] (É.-U., 1955) de Richard Fleischer avec Joan Collins voire dans le cauchemardesque mais très brillant Maniac [Maniac] (É.-u., 1980) de William Lustig ! En fait, il n’est tout bonnement pas le sujet du film : il est posé et nié dans un même mouvement. Les lecteurs de la Psychopathia Sexualis de R. von Krafft-Ebing & A. Moll en seront donc pour leur frais. Le beau nom de la romancière, «Aurora», ne renvoie pour sa part nullement aux maquettes de personnages classiques du cinéma fantastique fabriquées par la firme américaine homonyme que les revues Creepy, Eery et Vampirella vendaient par correspondance à l’époque de la sortie du film : c’est le prénom d’une romancière roumaine mais pas précisément transylvanienne ! Cela dit, Aurora Cornu a un petit côté vampirique : elle veut attirer la réalité vers la fiction et la manipuler. Pour cela elle tente de faire de Jérôme une « créature romanesque » dont la substance vitale servirait à sa propre création esthétique.
Jérôme le dit bien à Aurora : son désir se focalise sur le genou de Claire par hasard mais impérieusement. Une fois qu’il l’a touché, il disparaît. Il correspond à un autre désir : celui de réserver précisément son désir à la femme qu’il doit épouser. Jérôme pourra donc épouser la Suédoise dont la photographie suffit à déclencher un frisson répulsif chez tout homme normalement constitué tant le modèle semble glacé et antipathique d’apparence. Ironie rohmérienne ? En fait, s’il y a bien un sentiment dominant, c’est celui de la misogynie : il s’impose comme la seule attitude possible tant la nullité des personnages féminins est éclatante d’un bout à l’autre de l’histoire. Le héros masculin est d’ailleurs tout aussi vain et sans intérêt.
Pourtant il y a quelque chose d’infiniment troublant dans ce Rohmer en apparence académique et ennuyeux, le moins aimé de tous les Contes moraux par la nouvelle génération. Au fond de quoi s’agit-il ? On aurait envie de dire : de l’irrationalité fondamentale de la nature humaine. En effet, en dépit de tous les efforts discursifs des protagonistes, qu’ils soient adolescents (Laura est insupportable de vacuité et pourtant charmante, Fabrice Luchini est tout aussi vain) ou adultes (la belle romancière roumaine brune au charmant accent chantant et son ami attaché culturels passent leurs temps à conceptualiser), la vie conserve son mystère. L’issue du film est sans équivoque : en dépit de la révélation faite à Claire, elle pardonne à son amant comme s’il ne s’était rien passé, comme si Jérôme n’avait jamais existé.
Claire est un personnage antipathique mais le seul sur lequel Rohmer fait reposer la dynamique de son film : elle résiste à tous les assauts de l’intellectualisme. Elle demeure inaltérablement vaine, bête, naturelle pour tout dire. Claire et son genou sont une incarnation d’une victoire, du point de vue étroit de Jérôme, et d’une défaite aussi bien, du point de vue du spectateur. On discute pour comparer ce qu’aurait été l’apport de Paul Gégauff si la partie du scénario qu’il avait écrite avait été maintenue par Rohmer dans la version filmée vingt ans ans plus tard. Pourtant, tel quel, Le genou de Claire est parfaitement cohérent relativement à une «politique des auteurs» : celle de Rohmer en l’occurrence. Son pessimisme est discret – trop sans doute puisqu’on ne le remarque qu’avec trente ans de retard. Les critiques de l’époque ont disserté tant et plus sur l’hommage à l’impressionnisme – et alors ? – voire à Renoir – et alors ? Impressionnisme ou pas, Renoir ou pas, la seule chose tangible et bien concrète qui demeure est cette séquence finale presque tragique. Le passage du soleil constant – mis à part le bal de la nuit du 14 juillet à l’atmosphère digne d’un film de Pascal Thomas ou de Claude Goretta – à l’orage final et la révélation de Claire dans un sous-bois photographié en clair-obscur : tout cela symbolise plastiquement – et fortement – le discours profond du film, par delà son pseudo-naturalisme. Au premier degré, Le genou de Claire est un film vain et non avenu. Mais au second degré, c’est peut-être, pour qui sait voir, un des films les plus désespérés de son auteur.

Supplément
La cambrure (1999), court métrage d’Edwige Shaki, images de «Baratier» (Jacques ?), découpage de «Rohmer» (Éric ?) et l’équipe du C.E.R. avec Edwige Shaki (Eva), François Rauscher (Roman), André Del Debbio (le sculpteur) – Roman s’intéresse au thème esthétique de la cambrure dans la peinture. En sortant d’une discussion avec son oncle sculpteur, il rencontre Eva dont il tombe amoureux. Il lui avoue que c’est sa ressemblance avec l’anatomie d’une statue qui l’a rendue désirable à ses yeux. Elle est déçue et voudrait être reconnue pour belle en elle-même. D’une rivalité de la chair réelle et de la chair représentée… Un ton très rohmérien en effet pour ce sympathique court-métrage aux dialogues aussi ciselés que ceux de Rohmer lui-même et une direction d’acteurs tout aussi précise et libre à la fois. Le thème retenu est ici, un peu aussi, celui du fétichisme nié : raison pour laquelle aurait été réuni ce court-métrage au long-métrage principal ? Qui sait ? Il est traité avec un strict réalisme mais fait appel à la même profondeur «littéraire». Mentionnons pour mémoire le corps somptueux de la réalisatrice-actrice, à la belle pureté de ligne qui est un plaisir des yeux de tous les instants et notamment lorsqu’on la voit nue.