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17/12/2009

Au-delà de l'effondrement, 15 : L'Homme qui tombe de Don DeLillo

Photographies de Nicholas Hughes.


Extrait d'un long article à paraître sur l'homme face aux ténèbres dans les romans de cinq écrivains nord-américains (Don DeLillo donc, mais aussi Hubert Selby Jr., William Gaddis, William H. Gass et Cormac McCarthy).

Le cas des romans de Don DeLillo semble plus complexe même si, comme les ouvrages de Thomas Pynchon et William T. Vollmann, les textes de cet auteur me paraissent constituer, davantage que de grandes œuvres de fiction, des rébus plus ou moins complexes pour universitaires en mal de thèses. Quoi qu’il en soit, le mal, dans les romans de DeLillo, n’est jamais directement nommé, encore moins affublé d’une majuscule qui en affirmerait l’évidence métaphysique ou religieuse. Le passé ? Il n’est pas certain que le romancier le voie comme un mythique âge d’or, même si la circulation, aussi prodigieuse qu’universelle, de l’argent, en accélérant le cours du temps, a hâté selon toute probabilité la ruine de nos sociétés avides de puissance : «Regarde ces chiffres qui défilent. L’argent falsifie le temps. Autrefois c’était le contraire. Le temps d’horloge a accéléré la montée du capitalisme.»
Dans L’Homme qui tombe, c’est le monde tout entier qui semble vaciller et pas seulement les Tours jumelles que la détermination meurtrière des fous de Dieu a détruites. Ce vacillement généralisé (1) (du langage, de l’homme qui tombe, David Janiak, des certitudes des personnages sur leur propre passé et la vie des personnes qu’ils aiment, du temps suspendu par une partie de poker comme il peut l’être par une partie de cricket dans Netherland de Joseph O’Neill), ce délitement de l’Être est-il le signe précurseur d’un bouleversement d’ampleur cosmique que l’Apocalypse de Jean évoque avec crainte et tremblement ? Si tel était le cas, le dernier roman de DeLillo serait également celui dans lequel l’absence de Dieu se ferait le plus dramatiquement ressentir, le glissement de la réalité vers un état de désorganisation ne pouvant être contrebalancé que par le retour en gloire du Dieu mort ou enfui, que la rage des terroristes semble invoquer du fond de leur haine pour un Occident, singulièrement une Amérique qui ne sont plus que «le centre de [leur] propre merde», selon les dires d’un des personnages du roman, ombre insaisissable au passé probablement trouble d’activiste.
Dans Cosmopolis, l’écrivain sonde les profondeurs d’une époque, la nôtre bien sûr, paraissant tout entière évidée de son propre cœur, de sa chair et même de son esprit. Le présent a été dévoré par l’avenir, matérialisé par la circulation incessante des capitaux dont la réalité est toujours celle que l’esprit, en se projetant, en escompte : «Parce que le temps est désormais une valeur d’entreprise. Il appartient au système du libre marché. Le présent est plus difficile à trouver. Il est en train d’être aspiré du monde pour laisser place au futur des marchés incontrôlés et à un énorme potentiel d’investissement. Le futur devient insistant.»
Et pourtant, une force rayonne encore en cette époque qu’il s’agit coûte que coûte de ne point déclarer superficielle ni même fausse, puisqu’elle est après tout l’unique terreau dont l’écrivain dispose pour y faire croître son œuvre : «Il était superficiel de prétendre que les chiffres et les tableaux fussent la froide compression d’énergies humaines désordonnées, toutes sortes d’aspirations et de suées nocturnes réduites à de lumineuses unités au firmament du marché financier. En fait, les données mêmes étaient vibrantes et rayonnantes, autre aspect dynamique du processus vital. C’était l’éloquence des alphabets et des systèmes numériques, pleinement réalisée sous forme électronique à présent, dans l’état zéro-un du monde, l’impératif numérique qui définissait le moindre souffle des milliards d’habitants de la planète. C’est là qu’était l’élan de la biosphère. Nos corps et nos océans étaient là, perceptibles et entiers.»
Ces corps, dont le romancier mieux que quiconque capture dans ses livres complexes et ambigus les plus infimes signes, le langage mystérieux, paraissent fuyants, ne jamais pouvoir rejoindre d’autres corps, encore moins s’aimer, comme il nous le montre dans Body Art, où l’écrivain ne répond pas à la question qu’il a pourtant lui-même posée : «Qu’est-ce que cela signifiait, la première fois qu’un être pensant plongeait son regard dans celui d’un autre ? Fallait-il cent mille ans avant que ça arrive ou bien était-ce la première chose qu’ils faisaient, en toute transcendance, un acte d’élévation, de modernité, le regard qui prouve que nous sommes solitaires dans nos âmes ?».
Dans L’Étoile de Ratner, Don DeLillo a écrit la phrase suivante qui nous indique, peut-être, que tout n’est pas irrémédiablement perdu, si se lèvent quelques hommes de bonne volonté capables de survivre au-delà de l’effondrement que chacun des livres de ce romancier paraît appeler tout autant que conjurer : «Au cœur de notre désolation, toutefois, vous rencontrez la trame renforçante d’œuvres et d’esprits qui se dépassent dans la lutte contre les espaces solitaires qui peuvent expliquer nos humeurs creuses, le malheur à venir.»

Note
(1) Vacillement qui évoque peut-être celui que William Butler Yeats a inscrit dans l’un de ses poèmes les plus saisissants, intitulé Le second avènement : «Things fall apart; the centre cannot hold», «Les choses se séparent; leur centre ne tient plus» (dans la traduction de Jean Briat, in La Rose et autres poèmes, Points, coll. Poésie, 2008, pp. 186-7).