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08/12/2011

Entretien avec Ludovic Maubreuil

Crédits photographiques : Ted Aljibe (AFP/Getty Images)

Cet entretien a paru dans le n°127 de la revue Éléments.
Les liens sont de mon fait. Je me suis borné, ici ou là, à préciser tel détail.

Le blog tenu par Juan Asensio, sous le pseudonyme de Stalker, délivre en titre son programme : «Dissection du cadavre de la littérature».
Il s’agit certainement là d’un des plus sérieux travaux de critique littéraire publiés sur Internet, non seulement par le nombre et la variété des œuvres étudiées, l’intelligence féroce avec laquelle celle-ci sont disséquées, mais également par le style même de l’auteur, dont le français impeccable et le rythme réjouissant irriguent chacune de ses notes d’un sang enfin neuf, contrastant impitoyablement avec cette critique littéraire affadie qui n’est plus que connivences, compromis et platitudes égrenées avec un imperturbable esprit de sérieux, celle des journalistes permanents et des écrivains de passage. Inauguré avec Paul Gadenne il y a maintenant un peu plus de trois ans [en 2004, ndJA] («C’est l’humilité et la profonde vérité de l’œuvre de Paul Gadenne qui font qu’elle accompagnera toujours l’homme dans sa quête harassante, parce qu’elle ne le trompe pas et ne tend pas devant ses yeux une toile de foire l’empêchant de fixer l’horreur»), ce blog a ainsi traité longuement de Bernanos et de Bloy, de George Steiner (auquel Asensio a consacré un essai en 2001 publié à L’Harmattan), de Pierre Boutang, de Raymond Abellio, de Paul Celan, mais également d’auteurs plus méconnus encore, tel le romancier Alexandre Mathis [sous la plume de Francis Moury, ndJA], que les lecteurs d’Éléments connaissent bien ou le poète Pär Lagerkvist. Un certain nombre de textes élogieux, mais jamais complaisants, et parfois même particulièrement critiques, ont également été consacrés à Maurice G. Dantec. À côté de ces rigoureuses études qui explorent volontiers les liens entre la littérature et les figures du Mal (un autre ouvrage d'Asensio, La Littérature à contre-nuit, chez Sulliver, explore cette thématique), le blog propose en guise d’intermèdes, des notes incendiaires sur un certain nombre de pitres qu’il nous est bien agréable de voir ainsi cloués au pilori, tels le regrettable Arnaud Viviant, le dangereux Bozonnet ou le «piètre lecteur» Assouline. Tout ceci suffirait à nous le faire aimer, sans pour autant, bien au contraire, partager ses sympathies atlantistes ou plus localement, ses affinités sarkoziennes, mais là où le Stalker nous semble toucher au plus juste, c’est bien dans son itérative et furieuse dénonciation d’un novlangue s’employant patiemment, et amicalement, à enserrer nos moindres velléités de conversation, à modeler nos pensées selon les formes du temps : «Nous méritons, assène-t-il dans une brève note sur la «Toile infra-verbale», de périr d'une façon aussi peu glorieuse : les yeux et les oreilles remplis de la merde religieusement mâchée par toutes les bouches tavelées, avalée pieusement, en vacarme, comme une hostie immonde censée nous offrir la réelle présence, le Corps d'un Christ sans parole ou plutôt qui les aurait toutes prononcées, mêlant, jusqu'à exaspérer le diable lui-même, la vérité et le mensonge dans une bouillie infecte, dégorgée par un immense orifice ouvert comme le cloaqua maxima qui serpentait sous les pavés de Rome».

C’est à l’auteur de ces lignes désespérées que nous avons posé trois questions.

Ludovic Maubreuil
Sur la page de présentation de votre blog, vous faites un rapprochement qui me paraît éclairant, et à ma connaissance inédit, entre le Stalker de Tarkovski et La ligne rouge de Terence Malick. Vous en concluez notamment que la Critique est désormais submergée par la profusion d’œuvres dont elle ne sait plus démêler les liens secrets. Ne vous fiant manifestement ni à l’air du temps ni aux diverses propagandes médiatiques pour choisir des ouvrages dignes d’intérêt, quelle est donc votre méthode pour organiser ce chaos ?

Juan Asensio
Cher Ludovic, je serai bien incapable de vous exposer une quelconque méthode puisque je n’en ai tout simplement pas. Je laisse la méthode aux méthodologistes, il en existe beaucoup, surtout dans le domaine des lettres. Ils n’écrivent le plus souvent, comme Gérard Genette, que de ridicules manuels abandonnés fort heureusement une seconde après l’obtention, par l’étudiant qui les a consultés, de sa licence…
En fait de méthode, je lis tout simplement énormément et ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’un grand écrivain est d’abord, aussi, un grand lecteur, comme un grand cinéaste est un admirateur de cinéastes, morts ou vivants, dont il s’est nourri. Ainsi, mes lectures s’accroissent sans cesse, je ne m’en plains pas du tout, comme la bibliothèque de Borges, puisqu’elles évoquent d’autres lectures possibles qui, elles-mêmes, évoqueront sans doute de nouveaux auteurs. Bernanos évoque Péguy, Bloy et Hello, Bloy évoque Huysmans et Hello et un bon millier d’autres noms qu’il faudra bien que je n’ignore plus un jour ou l’autre, etc. Ajoutez à cette dimension rhizomique de la littérature le fait que je lis quelques rares blogs qui me font découvrir des auteurs dont je ne savais rien ou presque rien. Il y a aussi une part de lectures buissonnières : le bizarre ouvrage intitulé La Ruine de Kasch de Roberto Calasso m’a immédiatement attiré en raison, c’est sans doute assez bête à écrire, de son titre, alors que je ne savais absolument rien de son auteur.
Bien sûr, a contrario, je ne dédaigne point lire des écrivains dont tel ou tel critique littéraire paraît-il professionnel évoque le nom. Ainsi, je m’amuse beaucoup du fait que Pierre Assouline, vrai journaliste et vague ou plutôt très piètre lecteur, m’oblige souvent à lire ou relire des livres qu’il a «traités» chimiquement (en vue d’une probable castration), surtout si je connais bien l’œuvre de l’auteur évoqué. Je n’y lis alors, dans ces ouvrages, presque jamais la même chose que ce qu’il croit y avoir déniché, de son museau de taupe : quelques racines pas mêmes souterraines mais poussant dans l’air raréfié où nul livre, à ses yeux, ne semble être le cousin, fût-il éloigné, d’un autre, dont il se nourrirait ou qu’il expulserait au contraire, puisque nul livre n’est une île si je puis dire. On dirait qu’Assouline est incapable d’établir la plus minuscule correspondance entre deux romans que rien ne paraît lier, du moins visiblement. Affaire de culture me direz-vous. Affaire de sensibilité aussi, à mon sens.
Je me souviens ainsi qu’il avait évoqué la très belle correspondance (parue récemment aux éditions du Seuil) de Paul Celan avec Ilana Shmueli pour n’en tirer que de consternantes banalités sur l’amitié, nécessaire vous vous en doutez mais surtout éminemment poétique donc «transfrontalière», entre Palestiniens (représentés par le poète Mahmoud Darwich) et Israéliens, rassemblés, pour la bonne cause, sous la bannière de l’auteur de l’extraordinaire Todesfuge.
Une fois cette magnifique correspondance lue, inutile de vous dire que je l’ai évoquée tout de même avec un peu plus de sérieux épistémologique (par exemple celui dont témoignent les travaux de Jean Bollack) que ne l’a fait Assouline. Que voulez-vous, l’air du temps s’est aussi engouffré sur le réseau, nouveau support de la «fausse parole» si justement décrite par Armand Robin.

LM
Existe-t-il un auteur que vous appréciez et auquel vous n’avez cependant pas encore consacré de note substantielle sur votre blog ?

JA
Oui bien sûr, même plusieurs comme Kafka, Joyce, Kierkegaard (philosophe bien sûr mais écrivain à part entière), Pound ou encore Dostoïevski. C’est d’ailleurs sûrement le fait qu’il me reste tant d’écrivains d’importance à évoquer qui me pousse à ne point fermer la Zone…

LM
Quel écrivain demeure pour le vous le plus juste contempteur de notre monde moderne et de l’émiettement du sens qui le caractérise ?

JA
Je relis Bernanos sans relâche, depuis que j’ai découvert, en 1989 (date de sortie de l’étrange film de Pialat sur l’œuvre du romancier), cet écrivain de génie par son premier roman, Sous le soleil de Satan. Je relis surtout, ces dernières semaines, ses écrits polémiques, fort justement appelés «écrits de combat» par les responsables de l’édition de La Pléiade.
Tout y est, absolument tout : la colère dévastatrice, la rage même, l’imprécation dont chaque goutte est un concentré d’acide puissamment corrosif, mais surtout la justesse de ses attaques, y compris celle, paradoxalement, de ses diatribes qui sont manifestement injustes. Un polémiste aussi redoutable que Bernanos ne se trompe jamais, tout comme Bloy ne s’est jamais trompé, même lorsque nous lisons, amusés, ses critiques contre l’automobile, misérable et dangereuse invention du démon…
Je suis ainsi frappé par l’extraordinaire acuité du portrait que le Grand d’Espagne a brossé de Hitler, l’enfant humilié par excellence, comme si le romancier avait joui lui aussi, le temps de l’écriture, du don de vision des reins et des cœurs grâce auquel son personnage, l’abbé Donissan, a saisi, d’un seul regard fulgurant, la terrible vérité d’une Mouchette. Que pèsent, face à de telles analyses foudroyantes (parce que, justement, elles court-circuitent la raison et la dépassent), les traits, même puissants, qu’un Ivan Illich ou même un Günther Anders ont décochés contre le monde moderne ?
Toutefois, cette exploration des ténèbres, cette critique radicale de notre époque désacralisée ne peut à mon sens jamais être plus magistralement exposée que par une recherche romanesque. Voyez la trilogie crépusculaire, réellement apocalyptique, écrite par Ernesto Sábato : ses éclairs d’orages de la taille d’un monde illuminent des terres inexplorées que ses analyses argumentées, exposées dans des ouvrages plus didactiques tels qu’Avant la fin, ne paraissent que bien difficilement ne serait-ce qu’indiquer, et encore, d’un doigt quelque peu hésitant. De la même façon, c’est dans Monsieur Ouine, un roman qui, par sa structure elliptique voire lacunaire, dépasse d’un bon million de coudées toutes les petites tentatives autistes du Nouveau Roman et de ses affidés plus ou moins talentueux, que Bernanos a peint, le chevalet calé sur la terre orde de France expulsant ses morts, l’infinie misère de notre monde dédouané de Dieu.
Je pourrais faire d’ailleurs la même remarque concernant des auteurs tels qu’Hermann Broch et Elias Canetti qui présentent, plus que Georges Bernanos bien sûr, une dimension d’essayiste évidente, penseurs dont Le Tentateur et Auto-da-fé forent pourtant beaucoup plus profond que certains de leurs plus remarquables essais, Psychologie des masses d’un côté, Masse et puissance de l’autre.
Vous voyez donc que je reste, sans pour autant dédaigner la philosophie bien sûr, un esprit franchement littéraire.