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14/04/2009

L'île de Jersey, un paradis infernal

Île de Jersey, 2004, photographie de l'auteur.



Voici un petit exercice bien évidemment sébaldien, sauf, peut-être, dans ses postulats divins et infernaux, que David Abiker a publié sur la version en ligne de son Dictionnaire posthume de la finance, évoqué ici.

L’île de Jersey figure dans la récente liste blanche, établie par l’OCDE, des États ou territoires qui ont mis en œuvre des normes internationales en signant au moins douze accords conformes à ces dernières. Cette blancheur contresignée par les plus hautes sommités financières de la planète, comme celle qui a aveuglé Arthur Gordon Pym et Achab, est plus que suspecte. Cette blancheur est noirceur parce qu’elle est satanique.
Sur cette très belle île anglo-normande où la reine d’Angleterre règne encore en tant que duc de Normandie, le diable, Lucifer, qui après tout aime la lumière puisqu’il y cache sa laideur, n’a pas seulement inscrit sa renommée dans la roche déchiquetée de la côte Nord avec le Trou du diable (The Devil’s Hole) mais aussi avec une étrange statue de démon à la fourche tordue émergeant d’un marécage couvert de lentilles d’eau, à quelques minutes de marche de ce fameux trou qui n’a rien de très impressionnant, hormis, peut-être, une autre statue, encore une fois du diable, réalisée à partir de la proue d’un navire qui en 1851 s’est échoué à cet endroit.
Le roi Charles II d’Angleterre, pendant la guerre de Sécession, s’étant réfugié sur l’île de Jersey, a voulu remercier ses habitants de leur hospitalité en donnant à l’un de leurs plus hauts notables, Sir George Carteret, certaines des îles situées au large de la côte de Virginie, puis une concession que l’on appelle maintenant le New Jersey. Je n’étonnerai personne en écrivant que l’on croit y avoir décelé la trace d’un insaisissable démon (The Jersey Devil), appartenant peut-être à la même famille que ceux de l’île éponyme.
Blanche, noire ou seulement grise, cette île bucolique, paradis fiscal où se cache et se révèle le diable, est placée au troisième rang des territoires les plus riches au monde selon leur revenu per capita. Elle hébergerait en effet plus de 500 milliards d’euros, soit tout de même 1,5 fois le budget de la France, lesquels se composent de dépôts bancaires, billets gérés par trust (une spécialité locale, des mandataires faisant fructifier l’argent pour le compte d’un tiers) et enfin fonds d’investissements divers.
Quoi qu’il en soit, le diable qui, comme le rappellent avec insistance les démonologues, est capable de revêtir tous les déguisements, n’a aucune consistance propre et est donc pure inconstance, abstraction sans rapport avec la réalité, mauvais rêve, fausse valeur capable de falsifier jusqu’au temps comme l’affirme Don DeLillo dans Cosmopolis, partage quelques-unes des caractéristiques les plus évidentes que l’on prête à l’argent-roi qui, selon Joris-Karl Huysmans dans Là-bas (une enquête romanesque sur le diable au travers des âges), «se nourrit, s'engraisse, s'enfante tout seul, dans une caisse; et les deux mondes à genoux l'adorent, meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu.»
Tout le monde sait que le démon et l’argent font bon ménage depuis des siècles, même si c’est Balzac qui, dans Melmoth réconcilié, scelle leur alliance sous les plafonds dorés de la Bourse. Le diable et le bon Dieu aussi, et cela depuis des temps immémoriaux. Il nous faut cependant peut-être affirmer, dans cette époque de crise financière et économique ainsi que de confusion extrême, l’identité symbolique et même mystique de l’argent et de Dieu, comme l’écrit Léon Bloy dans Le salut par les Juifs : «Le Verbe, la Chair, l'Argent, le Pauvre… Idées analogues, mots consubstantiels qui désignent en commun Notre Seigneur Jésus-Christ dans le langage que l'Esprit-Saint a parlé.»
Dans ce cas, la petite île de Jersey, à la fois paradisiaque et infernale, serait, sans que nous nous en doutions, le centre de l’univers visible et invisible, le cœur secret des deux mondes évoqués par Huysmans.