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29/01/2009

Alain Zannini de Marc-Édouard Nabe

Crédits photographiques : Stephen Lovekin (Getty Images).

Après le très beau texte de Cristina Campo, voici un article écrit par un renégat (alors même que je n'ai jamais été un admirateur de cet auteur) initialement paru dans la revue Cancer ! dirigée Bruno Deniel-Laurent (encore un, de renégat !), puis repris dans La Critique meurt jeune publiée par Le Rocher, à l'époque où Pierre-Guillaume de Roux était à sa tête. Je ne donne ci-dessous qu'une partie du texte, débarrassé de ses notes.
J'ai toujours été passablement frappé par une étonnante constante, qui doit tout de même nous apprendre quelque chose sur l'auteur ainsi invoqué par des processions de vierges folles : la vulgarité de ton, pas même soulevée par quelque tentative de style, qu'emploie le lecteur-type de Nabe lorsqu'il s'agit de défendre son idole qu'il n'hésite jamais à déclarer, sans la moindre trace d'ironie, être le plus grand écrivain de France, comme le fait par exemple ici, sur l'une des notes du blog de Léo Scheer, Hugues Simard, grand hérésiarque d'un des ordres les plus secrets de France, dont les textes forment l'un des boudins nervaliens à base de sang de bécasseau, au douceâtre goût ésotériste et aux conséquences digestives funestes, les plus étirables de la Toile...
Avec de pareils lecteurs, qui hélas sont les plus bruyants et les moins à même de défendre intelligemment des livres, je ne suis pas certain que la prose de moins en moins secourable de Marc-Édouard Nabe risque de quitter les lieux d'aisance, panneaux de signalisation et autres murs crasseux sur lesquels ses tracts caricaturaux, qui paraît-il nous dévoilent depuis d'apocalyptiques contrées les vérités les plus absolument cachées depuis l'origine du monde, sont collés puis rapidement fientés par quelques volatiles sans doute iconoclastes.

41PGYD54FXL._SS500_.jpgOn me fera aisément dire ce que je n’ai pas encore écrit : Alain Zannini de Marc-Édouard Nabe et Villa Vortex de Maurice G. Dantec sont deux livres monstrueux. Je n’insiste pas sur le caractère physique de cette monstruosité, l’épaisseur de ces deux ouvrages de plus de huit cent pages chacun ayant d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre aux critiques à défaut de renflouer leur miteuse épave. Ces derniers s’extasieront donc à volonté sur la longueur des deux romans, sur les incessantes trouvailles verbales et narratives que déploie Nabe dans son écriture paillarde et rutilante, même s’ils reconnaîtront, la mine chagrine, que c’est avec une certaine lourdeur complaisante que l’auteur du fameux Journal intime mêle théologie et portrait au vitriol de ses conquêtes amoureuses (ou plutôt sexuelles, ce qui est strictement la même chose) et que celui de La sirène rouge n’en finit décidément pas de nous livrer ses réflexions sur des questions qui n’ont évidemment aucun rapport (nous dit-on) avec la littérature, remarquant au passage l’allure bancroche de la dernière partie du livre, selon eux parfaitement inutile. L’essentiel bien évidemment a été oublié ou plutôt n’a pas même été vu par les «relais du Rien». Essentiel qui, comme la lettre volée de Poe, est pourtant offert à tous les regards, essentiel qui est, révélons ce précieux secret : la monstruosité même de ces deux romans, monstruosité rattachée, par le foyer étymologique du mot encore faiblement rougeoyant, au domaine du regard, à la symbolique de la vision et du signe à déchiffrer. Le monstre montre mais la critique n’a rien vu, si ce n’est que, à son goût ou plutôt à son dégoût, ces deux romans sont bien trop longs. Je ne m’attarde guère sur l’indigence d’un pareil constat mais m’amuse à relever que, selon Pierre Boutang, le rôle de la critique n’est rien de moins que religieux. Poursuivons. Villa Vortex et Alain Zannini sont donc deux romans monstrueux. Il s’agit là d’un pléonasme paradoxal si l’on se souvient que José Bergamín écrivait du genre romanesque qu’il était un monstre et de sa vérité un Minotaure chargé de tuer puis de dévorer celui qui écrit. Ce monstre romanesque, qui ne craint pas d’apparaître aux yeux de tous (y compris donc des critiques…), nous indique donc ce qu’il est important, à vrai dire vital, de dire et d’écrire, bref, de montrer. Non pas, satire ô combien réjouissante avec le livre de Nabe, d’être parvenu à effrayer le tout-Paris littéraire faussement prude mais bel et bien l’unique souci, affiché d’emblée par les deux auteurs, consistant à avouer que leur sujet d’écriture (et leur quête, et leur précieux vase d’Arimathie, et le monstre qu’il s’agira de pourchasser ) concerne l’écriture elle-même, la déchéance d’une langue qu’il s’agit, en la travaillant ou, mieux, en la réinventant, de reconquérir. Les romans de Nabe et de Dantec sont monstrueux parce qu’ils traitent de l’unique question absolument méprisée par nos écrivains qui refusent de sonder le cœur secret de leur art, détalant devant le monstre comme Sollers devant le silence. Ces deux romans sont monstrueux justement parce qu’ils évoquent le Livre caché comme un motif dans le tapis qu’il faut à tout prix découvrir. Ils sont monstrueux parce qu’ils tentent, par leur écriture même (quel autre moyen ?), de sauver un langage que, faiblement et en bavant, le cadavre de la littérature française (qui ne bouge plus depuis longtemps) émet encore, comme un monsieur Valdemar increvable et bavard. Je dis bien et je répète que le sujet véritable de ces deux ouvrages est la perte du langage et non pas le motif du double (Nabe/Zannini mais aussi Kernal/Narkos), ce thème découlant au contraire d’une perte primordiale, qu’il importera ici d’analyser. C’est parce que Nabe comme Dantec ont compris que la littérature contemporaine avait sombré depuis longtemps dans l’insignifiance et que, contaminée par le pidgin décérébré des médias, elle était désormais plus souillée que la Putain décrite par l’Apocalypse, bref, c’est parce que tous deux ont ressenti la nécessité irrécusable de venir au secours de l’écriture qu’ils n’ont pu que platement constater l’évidence suivante : leur identité propre, en l’occurrence bien sale, était perdue, plus brisée que ne pourrait le souhaiter le plus enragé des plumitifs lacano-déconstructionniste amateur d’oulipisme derridien.
Il faut donc délaisser la thématique du double au profit de celle du simulacre. Nous éviterons ainsi de tomber dans le piège facile d’une lecture psychanalytique et pourrons évoquer avec profit l’œuvre de Philip K. Dick comme référent évident de Villa Vortex. Parler de simulacre est également révélateur d’une cassure ontologique puisque dans Alain Zannini, le lecteur, tout comme l’auteur, sont dramatiquement confrontés à une opacité des signes. Le narrateur (qui n’est pas forcément l’auteur) du roman de Nabe fait ainsi l’expérience de la coupure fondamentale que Michel Foucault a analysée à propos des mots et des choses. Ne pouvant être lu ou plutôt déchiffré qu’à grand-peine, l’univers de signes énigmatiques (comme le fameux rébus) ou inversés (cf. AZ, 341) nous indique confusément que notre monde, certainement, est truqué (encore un mot éminemment dickien), qu’il n’est pas le vrai puisque, selon la fulgurante parole évangélique, nous voyons, depuis la Chute, en énigme et comme au travers d’un miroir. Ainsi comprenons-nous, le narrateur d’Alain Zannini ne cessant d’ailleurs de le répéter, que nous sommes les prisonniers d’un monde spéculaire, en fait la prison que constitue le livre, à condition de préciser qu’il s’agit, dans ce cas, du mauvais livre (comme on parle de mauvais rêve ou de mauvais lieu) : ici le classique polar mâtiné de cabale, là l’immense bauge puante du Journal intime. Dès lors en effet, il «faut se méfier des mots qui ressemblent à d’autres : souvent ils reviennent sur les lieux du crime de leurs doubles» (AZ, 53). Cet emprisonnement est la conséquence d’une réelle déchéance, c’est-à-dire, stricto sensu, d’une chute, qui se traduira par la nostalgie, sans cesse présente dans le roman de Nabe, d’une pureté perdue, par la radicalité désespérée avec laquelle le flic de Dantec s’acharnera à poursuivre sans jamais le capturer un énigmatique tueur en série. Non seulement le narrateur sait qu’il est le prisonnier d’un cachot qu’il a lui-même érigé de part en part, livre après livre ou plutôt, tome après tome du Journal intime, mais en outre il a vite fait de comprendre que c’est l’instrument même de son aliénation qui sera aussi (lui seul et pas un autre) celui de sa libération et, si l’on me permet un mot que ne récuseront certainement pas les deux auteurs, de leur rédemption. Ainsi Nabe se prend-il «à penser à ce qui arriverait si un livre, à force de faire trembler tout le monde, finissait par laisser tomber ses pages défraîchies et que dessous apparaissait un autre livre, plus ancien, plus lumineux, plus stylisé…» (AZ, 59). La situation décrite par Alain Zannini est donc complexe et ne peut se réduire en aucun cas à la banale thématique du double, qui bien vite nous enferme dans la redite stérile du reflet. En effet, le drame de Nabe est constitué par l’évidence même avec laquelle il a compris que la réalité qui était celle dans laquelle il se débattait, bien qu’illusoire, n’en était pas moins la seule, hic et nunc dans le présent inaltérable de l’écriture puisque, en effet, «la présence favorise l’invisibilité». Le double admet toujours l’existence des fantômes de l’arrière ou de l’autre monde, comme le montre par exemple les Élixirs du diable d’Hoffmann. Au contraire, le simulacre affirme que l’on ne peut s’échapper de cet univers-ci qui, bien que faux, reste néanmoins le seul vivable. Il est donc en partie inexact d’affirmer que le Journal intime n’est que le double maléfique du roman en cours. Il est d’abord un simulacre, c’est-à-dire une idole, le simulacre désignant originellement une statue païenne : qui pourrait dire que Nabe, avant de brûler son Journal intime, ne lui a pas voué un véritable culte ? Plus que cela encore, puisque ce même livre délétère influence le déroulement narratif comme s’il s’agissait, qu’on me permette cette fantaisie, d’une sorte de tsintsoum littéraire, comme s’il était un livre contracté dont la réduction (mais pas la disparition) a permis à l’autre livre, le bon, celui de la cure, d’éclore. De sorte que la présence invisible dont nous parlions est ambiguë. Certes, il s’agit bien, en creux et comme en absence, du Livre (texte premier qu’il s’agit de retrouver sous les couches de sédiments solidifiés, sous les strates de paroles inutiles et corrompues comme il s’agit de remplacer l’idole par l’icône) et non pas de la présence, illusoire et révulsante (au sens physique du terme, cf. AZ, 725) du Journal intime, perdu par Nabe et pourtant jamais aussi visible que dans ces pages chargées de l’abolir ou plutôt de traverser le masque grimaçant de l’idole. Savoir si Nabe est parvenu à retrouver ce Livre intime et premier, s’il est parvenu à étancher sa soif à la source de toute parole, s’il a pu maintenir face à l’idole la distance requise, s’il a réussi à ouvrir les sceaux protégeant le texte profane et intime pour le révéler et l’accomplir en une apocalypse bouffonne, Alain Zannini donc, autant de questions que nous laissons pour le moment en suspens.