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17/09/2008

Zone de Mathias Énard

Crédits photographiques : Kyodo (Reuters).

9782742777051.jpgnon le premier livre simultané n'est pas celui de Delaunay et de Cendrars mais celui que je viens de terminer, Zone de Mathias Énard, c'est toujours le dernier livre que l'on vient de lire s'il parvient à tisser une trame avec la multitude de livres dont il s'est nourri (ceux, peut-être, de Miroslav Krleža, d'Ivo Andrić, de Srečko Kosovel, de Josip Pupačić...), avec l'autre multitude, tout aussi prodigieuse, qu'il nourrira s'il a la chance d'être lu et ainsi de féconder dans l'imagination d'un lecteur ou d'un romancier avant même qu'il n'écrive son propre roman les routes poudreuses sous le soleil alors que c'est la nuit, nous nous trouvons dans la nuit d'une vaste ville ou peut-être dans la zone immense et sans contours s'étirant entre deux villes modernes reliées par un train fonçant dans la nuit, Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues / Le train retombe sur ses roues / Le train retombe toujours sur toutes ses roues chante le poète voyageur infatigable, dans la nuit sans contours précis comme Judas après la bouchée de pain que lui donna le Christ s'enfonça dans la nuit immense comme un monde inconnu, se drapant dans les mensonges de la nuit comme Gesualdo Bufalino, dans la nuit pour aller vendre le Fils de l'homme puis se pendre, notre personnage lui crève à petit feu, il n'est ni vivant ni mort, perdu dans la Zone, dans les limbes, la faute aux souvenirs sans doute, à tous ces souvenirs de guerre, d'atrocités, de femmes aimées puis perdues, de secrets pieusement consignés, de réseaux parfois tissés parfois démantelés dont la trame infinie emprisonne tous les hommes y compris ceux (peut-être ceux-là avant tous les autres) qui veulent en trahissant se défaire de leurs liens alors que nous ne pouvons pas, nous ne pouvons jamais nous défaire de nos liens et l'honneur de Pound, de Brasillach, de Céline, de Lowry, d'Orwell, de Conrad, d'Apollinaire, d'Homère, de Malaparte, de Genet, de Dante, de Burroughs et celui de tant d'autres écrivains dont les textes et les vies, les vies plus que les textes remontent eux aussi à la surface de la mémoire du personnage de Mathias Énard dans Zone que des journalistes sans la moindre culture littéraire saluent comme un événement et un tour de force, tout simplement parce qu'il est composé d'une immense phrase sans point s'étirant comme un reptile ou plutôt un train fonçant dans la nuit de la première à la dernière page, un procédé désormais tellement ringard que même le pitre Philippe Sollers dans H puis Paradis l'a utilisé, alors que leur honneur a été de ne jamais se défaire de leurs liens, alors que tant d'auteurs, Sollers, Guyotat, Jelinek et bien d'autres avant eux ont précédé Mathias Énard, et l'ont dépassé en invention, en irrespect foncier et pourtant salvateur de la langue, alors que tant de bolides ont dépassé le tortillard de Mathias Énard comme le Belge, qui l'eût cru, comme le Belge René Ghil, André Breton et Paul Éluard dans L'Immaculée Conception, Pierre Albert-Birot, un auteur totalement oublié, dans Grabinoulor, un roman de trente chapitres sans la moindre ponctuation, alors qu'Énard lui, n'est même pas allé aussi loin, puisqu'existent des virgules, des tirets dans son roman, que le texte même paraît avoir été débarrassé de sa ponctuation forte et non point écrit d'un jet, sans le moindre point (ce qui fait que le lecteur, moins artificiellement que l'auteur ne l'a décomposé, recompose le rythme des phrases et place des points sans qu'on le lui demande), roman servant d'écrin à un petit diamant d'efficacité, les aventures ponctuées (peut-être, du coup, la partie la plus intéressante, rythmée, bref haletante du roman d'Énard) de Marwan et Intissar et que dire d'Apollinaire, Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages / Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge / Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans / J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps / Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter / Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté, à la fin, oui, nous sommes las de ce monde ancien mais la meilleure façon de quitter ses vieux parapets n'est certainement pas de tordre le langage ou alors il faut le tordre vraiment le presser comme un agrume en extraire le suc la quintessence, l'évider, le disséquer, le soumettre à toutes les tortures et surtout, surtout ne rien regretter et donc, pour accomplir cette tâche noble nul besoin de se débarrasser des points comme si le langage, même forcé, même désossé, même réduit à son squelette grimaçant pouvait être capable de traduire ne serait-ce qu'infidèlement une seule seconde du flux de notre conscience, une unique seconde d'une journée de notre vie même Joyce n'y est point arrivé alors, pensez donc, Énard qui pourrait faire siens ses vers du poète, chantant Et j'étais déjà si mauvais poète écrit Cendrars dans la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, Que je ne savais pas aller jusqu'au bout, Mathias Énard non plus n'a pas osé aller jusqu'au bout, nous livrant un livre facile plutôt que prodigieusement nouveau comme le saluent nos modernes cacographes, la nouveauté étant la lèpre que se régalent de lécher les journalistes, déjà vieux, déjà passés de mode, déjà oubliés avant même qu'ils n'écrivent leur première phrase ridicule sur les livres qu'ils ne savent pas lire, avant même qu'il n'enfilent des clichés comme d'autres enfilent des fadaises et Assouline des lieux communs, quel dommage finalement puisque l'histoire banale de ce personnage de traître chargé de souvenirs et de papiers qui peut-être lui serviront de (saint) viatique non seulement aurait parfaitement pu conserver une facture classique (laquelle, d'ailleurs, est présente par le roman mis en abyme dans Zone) mais en plus nous émouvoir, ce que l'on demande finalement toujours aux romans et non pas qu'ils ne soient qu'une belle promenade remplie de bruit et de fureur commandés pour les services de presse dans l'Europe des guerres confondue avec la Zone dont on ne sait rien si ce n'est qu'elle constitue une sorte de vortex aspirant la narrateur et, donc, quelques sots médiatiques, tous amis de l'auteur qui feront sans doute que ce roman de Mathias soit récompensé comme il ne le mérite pas, quel dommage oui alors que je me méfiai à juste titre d'un roman dont tout le monde parlait, non pas tout le monde mais la petite clique habituelle qui sait placer un bon mot dans une note de blog, un entretien dans une revue, un texte dans un quotidien, alors que ce roman d'Énard se lit sans le moindre déplaisir c'est une évidence même si on a la fâcheuse impression de parcourir les carnets d'un dément revenu des guerres bosniaques qui aurait lui-même un peu trop lu le Guide du Routard ainsi que les biographies de quelques auteurs ayant lamentablement échoué à Alger Barcelone Zagreb Trieste Tanger Damas Beyrouth Rome, ce qui fait que Zone n'est pas un mauvais roman à vrai dire, un roman de gare ou plutôt un sérieux concurrent à quelque improbable Guide touristique consacré aux pays de la Méditerranée, un roman plutôt qui tente de tout dire et pour cela échoue mais absolument pas la révélation de cette rentrée, comme si une rentrée dite littéraire se devait de systématiquement proposer sa petite bombe journalistique, comme si les livres qui comptent véritablement n'étaient point tenus dans le silence non parce que les journalistes n'écrivent rien sur eux (tout de même, si, pour cette lamentable raison également) mais parce que les romans véritables ont toujours été accueillis dans la sidération et le secret, qu'ils s'enveloppent de secret et sidèrent leurs proies, leurs lecteurs, alors, si at nova res novum vocabulum flagitat disaient les voix antiques, avec le roman d'Énard je ne vois nulle invention de langage, rien de plus qu'une écriture finalement très pauvre cédant encore à la facilité de l'absence de ponctuation forte, quelques thèmes aussi flous qu'évidents comme la Zone la nuit la guerre (mais ayant ses racines dans l'Antiquité homérique je vous prie) le mouvement l'infini des signes et des réseaux le destin l'universelle confusion l'attente de la fin du monde, bousculade de thèmes, embouteillage d'intentions qu'affectionnent tout particulièrement les relâchés du verbe, les émollients de la phrase, les haineux de la structure, les allergiques de la grammaire, les expérimentateurs aux petits pieds et minuscules mains, les contempteurs de la forme, les zélateurs de l'art qui est effort et contrainte, rarement pour ne pas dire jamais relâchement, ouverture de la bouche ou, avec certains, des sphincters, à tel point que Claro ne s'en est apparemment toujours pas remis de ce désordre qui prétend au roman, de ce désordre qui, une fois lu le tout dernier mot de Zone (je vous le donne : monde), nous laisse une sensation bizarre, comme celle d'avoir été floué par un livre qui eût gagné à ne point céder à la facilité, au mélange, à la confusion, à la rengaine finalement (tiens, une nouvelle fois, pour changer, les Israéliens sont les méchants), Claro que j'ai l'impression de lire chaque fois que je lis un roman de Gass ou de Vollmann ce qui est tout de même gênant si le premier travail d'un traducteur, quel que soit son talent voire génie, est de se faire oublier, ce qui est tout de même gênant si le style de sa traduction me gâche les livres de grands romanciers, Claro qui est remercié par Énard dans son roman avec d'autres amis qui tous lui veulent du bien et aiment, on s'en doute, son roman qualifié de prodigieux démentiel torrentiel homérique tourdeforcesque donc, Claro qui remercie son ami d'avoir écrit un livre si beau dont il est même tombé amoureux c'est dire et, sans doute parce qu'il est amoureux, se laisse aller à un lyrisme de midinette en écrivant Nous ne serons jamais que les sinistres snipers de nos destins, mais oui, vous avez bien lu, on croirait, n'est-ce pas, lire la tirade d'un des plus mal campés des personnages de Dantec qui aurait été de surcroît javelisé par un Mathieu Kassovitz amateur de jeux vidéo mais non c'est du Claro, c'est bien du Claro qui continue, la bouche au vent exaltant un verbe aussi raboté que les dents de certains guerriers d'Afrique (s'il en reste) Il a trahi la trahison et confié l'aveu aux nuits muettes, là, je crois, ce n'est même pas digne de Christine Angot en extase après avoir couché avec son poète amateur de rimes plates tout autant que de viragos dépourvues de seins mais ce n'est en tout cas pas indigne de Claro qui, lui, n'a pas honte et continue sur sa lancée, écrivant Lumière, ombre, beauté, silence : la voix qui prend le lecteur à la gorge et par les couilles sait d'où elle vient et où elle va, cela, je n'en suis pas tellement certain notez-le bien, et je le dis de Claro comme de Mathias Énard, dont la voix confuse plutôt que puissante oublie, comme il se doit encore une fois, les souffrances présentes d'Israël, qui les oublie diaboliquement, doublement en mettant l'accent sur l'horreur de la Shoah tout en nous faisant bien comprendre que les Juifs sont devenus, aujourd'hui, les bourreaux, Claro qui, décidément en verve, poursuit, écrivant Parce que nous sommes lâches et que, très rarement, la littérature ose dire et ausculter et épouser les drames sans pour autant les négocier à l'aune de la conscience, mais qu'est-ce donc, Christophe (mais oui, vous avez un prénom, vous devez en être, je le parie, le premier surpris) Claro, qu'est-ce donc qu'un roman qui n'a pas été façonné à l'aune de la conscience sinon, pas même, une pauvre écriture automatique de potache amateur de bizarreries, une bluette comme nous en avons tous commises, une rinçure indigne d'un travail véritable sur la langue, un petit jeu de poète de quarantième zone ne se prenant même pas au sérieux, qu'est-ce donc, Claro, qu'un roman qui ne négocie rien mais accepte tout, ne rejette rien ni n'élague, prétend resserrer ses mailles jusqu'à emprisonner dans ses rets le plancton le plus anodin, qu'est-ce donc qu'un roman qui confond toutes les souffrances en voulant toutes les écrire, qui mélange toutes les joies, toutes les trahisons, tous les bourreaux, toutes leurs victimes, tous les salopards et les saints, si tant est que ces derniers existent dans l'immense Zone ayant les dimensions de la nuit, qu'est-ce donc, Claro, qu'un roman, Zone, qui n'est absolument pas, comme vous le dites, un grand livre, non parce qu'il nous parle de ce que l'Europe n'a pas su faire, non par ce qu'il nous conte, fragmentairement et minutieusement, ce qui fut fait et défait entre Gibraltar et Suez, mais parce qu'il initie un phrasé à la fois merveilleux et désespéré selon vos dires exaltés, qu'est-ce donc qu'un roman qui renonce à toute analyse, amalgame, fusionne, mélange, touille, confuse tout, qu'est-ce donc qu'une critique, la vôtre, qui peut sans craindre le ridicule affirmer que Lire Énard c'est partir, c'est mourir, c'est revivre – c'est, avec lui, écrire le temps retrouvé, perdu, qu'est-ce donc que ce charabia si ce n'est une mauvaise plaisanterie et la plus bête façon de défendre un livre que vous avez aimé au point d'en tomber amoureux, alors qu'au contraire, Christophe Claro, les plus grands écrivains, les plus grands romanciers, les plus grands poètes, les plus grands artistes tout simplement ont non seulement jugé et, non, n'ont pas tout libéré, toutes les puissances : les siennes, celles de l'histoire, de la géographie, du boudin et du chignon de ma grand-mère Émilie si vous le voulez, mais encore ont rejeté ceci, gardé cela, effectué un tri, se débarrassant même de textes qu'ils jugeaient imparfaits, un exemple, tenez, Ezra Pound qu'aime tant Mathias Énard ayant élagué les grands poèmes de son ami T. S. Eliot qui lui-même affirma sans relâche que les livres les plus importants étaient ceux qui, jamais, (vous m'entendez, Claro, jamais), jamais ne sacrifiaient les facultés critiques, quitte à les plonger dans un bain d'enfer, quitte à enfoncer leur crâne prétentieux dans le magma où tous les diables se réjouissent alors qu'avec Zone, nous nous trouvons dans l'informe, pas même dans la Zone qui possède toujours une chambre secrète, un centre, fût-il de ténèbres, alors qu'avec ce roman survendu, surjournalisé, surestimé nous sommes perdus, selon l'aveu même de son auteur qui répond à un journaliste du Monde, sans paraître se rendre compte de son aveu, Je n'ai pas essayé de me lancer un défi. La forme est née du récit. J'avais une masse énorme de documents, d'interviews, de choses à raconter. Je ne savais comment les ordonner, on s'en serait douté !, le récit n'ayant point de forme il contamina donc l'écriture, peut-être parce que Mathias Énard a confondu le travail d'un romancier avec celui d'un de ces artistes contemporains qui assemblent des bouts de ferraille, de tissus, de bois pour en faire de vagues sculptures qui sont des odes à la laideur plutôt qu'à la beauté, si la beauté est, au moins depuis Platon (tiens, curieux, Énard ne le cite pas, celui-là alors que, comme celui de Bruno de Cessole, son roman peut être lu comme un exercice de style dont W. G. Sebald est le maître) ordre et rythme, contrainte et non relâchement et puis, à la fin, Claro, jetez donc vos yeux sur ces romans qui, ayant tenté de tout dire, qui bien évidemment ne sont pas parvenus à tout dire, qui pourtant sont des échecs infiniment splendides et aussi colossaux que le livre d'Énard, tout bien considéré, est petit, d'une petitesse bien propre à émoustiller nos journalistes qui ne savent plus lire, n'ont pas cédé aux facilités d'une écriture devenue flot comme l'illustre ma propre critique de ce roman et de votre très mauvaise lecture, je veux parler des romans de Joyce, de Faulkner, de Broch, de Canetti, de Museil, de Melville, de Conrad pour ne citer que les plus grands, de Proust même, que le personnage de Zone avoue ne pas aimer et on se plaît à imaginer assez bien pour quelle sotte raison, Proust jugeant sous ses dehors d'impartialité, et jugeant d'une main de fer, Proust polissant, élaguant, supprimant, tentant de capturer l'extraordinaire complexité du monde dans une phrase immense qui est un festin des sens tout autant que de l'esprit alors que celle d'Énard, finalement facile sous ses dehors rebelles, en fin de compte bourgeoise sous sa dégaine d'arsouille (rien de tel pour faire frémir les narines délicates des scribouilleurs), mélange je l'ai dit et en mélangeant simplifie, crime impardonnable pour qui se mêle de roman, de littérature, tout simplement : d'art, alors non le premier livre simultané n'est pas celui de Delaunay et de Cendrars ni même celui que je viens de terminer, Zone, le dernier livre que je viens de lire qui n'est pas parvenu à tisser une trame avec la multitude de livres dont il s'est nourri, avec l'autre multitude, tout aussi prodigieuse, qu'il nourrira, mais alors, lequel ?