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11/12/2007

Un Monsieur Ouine russe ? Un Démon de petite envergure de Fedor Sologoub

Crédits photographiques : Sean Gallup (Getty Images).

Cet article a paru dans L'Homme nouveau.

Étrangement, le diable à paillettes et oripeaux, celui du Moine de Lewis si l’on veut ou des Élixirs du diable d’Hoffmann, s’est fait de plus en plus rare lors de ses apparitions littéraires. Que le Satan majestueux de Milton paraisse avoir renoncé à sa grandeur antique, c'est là une voie d'incarnation finalement logique pour celui qui, selon les Pères de l’Église, mime Dieu (Lui aussi très petit par les temps qui courent), en singe surnaturel qu’il est.
L’une des œuvres, hélas bien peu connues en France, qui nous offre l’un des portraits les plus subtils d’un démon devenu radicalement médiocre mais sans doute beaucoup plus dangereux que ne l’était son modèle romantique, est sans conteste l’étrange roman que Fédor Sologoub intitula Un Démon de petite envergure. L’œuvre du romancier russe suit dans ses grotesques aventures un professeur de collège d'une petite ville russe, obsédé par l'idée d'obtenir un avancement dans l'administration, Ardalion Borissytch Peredonov, dont le plus anodin des gestes quotidiens n'a de sens que rapporté à cet illusoire avancement social. Peredonov, s’imaginant que le monde entier a son regard rivé sur son insignifiante personne, est dès lors la victime d'hallucinations plus ridicules que diaboliques, croyant ainsi qu'un simple chat peut le dénoncer : «Peredonov pensa que le chat avait dû se rendre à la gendarmerie et y raconter dans son langage ronronnant tout ce qu'il savait sur lui». Notre petit professeur est encore la victime d'une créature mauvaise, sorte de vision ridicule d'un Enfer à l'image du personnage : «Il arpentait la pièce, le visage renfrogné, pendant que la petite créature grise se glissait sous les chaises en ricanant». Cette créature veut sa perte, c'est sûr, elle ne cesse de le harceler, jusque dans l'église où elle devient le symbole de la haine pathétique de l’homme creux et de son hostilité irrémédiable envers le Bien : «Le mystère de l'éternelle renaissance d'une matière inerte en une force brisant les charmes de la mort était pour lui à jamais couvert d'un voile impénétrable. Un cadavre ambulant ! Un stupide mélange d'incrédulité en un Dieu vivant, en le Christ, avec la croyance en la sorcellerie !».
Peu importe si cette facétieuse créature n'est ici, à l’évidence, que symbole transparent : elle n'est en effet qu'une des figures du démoniaque dans notre roman. Il en est une autre qui nous permet d'établir un parallèle inédit entre Peredonov et Ouine : l'étonnante faculté que possèdent les deux personnages consistant à contaminer le paysage extérieur, le monde entier par leur présence néfaste. Ainsi, lorsque monsieur Ouine se promène dans le paysage de Fenouille, il le voit comme une morne étendue grise de boue sale, avide seulement de retourner au chaos primitif dont elle est comme la pestilentielle et illusoire intumescence. Dans le roman de Sologoub, le même phénomène d'une contagion par l'âme viciée du personnage s'opère : «Dans cette atmosphère d'anxiété qui régnait dans les rues comme dans les demeures, sous ce ciel obscur et si lointain, Peredonov avançait sur une terre impure et stérile, oppressé par une vague angoisse, n'attendant aucune consolation du ciel, aucune joie de la terre». Plus éloquente encore, cette autre phrase : «Peredonov sentit dans la nature le reflet de sa propre anxiété, de son épouvante d'un univers hostile». Parce que ces deux personnages, Peredonov et Ouine, se sont voulus hors d'atteinte, hors de cause, hors du risque surnaturel de l'engagement, hors de la sphère de la dilection d'une créature à l'égard d'une autre créature, bref, hors de la grâce, hors même de toute possibilité de la grâce, la nature, le monde, deviennent les miroirs fidèles de leur âme morte, comme le paysage traversé par le Gilles de Rais de Huysmans devenait satanique et meurtrier, reprenant l'exacte équivalence de l'idée de saint Paul (cf. l'Épître aux Corinthiens, 13, 12 : Videmus nunc per speculum, in aenigmate), mais équivalence cette fois inversée, retournée, puisque l'énigme dont il s'agit à présent de rendre compte, pour le romancier qui tente de pénétrer le noyau de ténèbres de sa créature, est celle du Mal souverain au cœur du personnage. Je ne m'étends pas d'avantage sur ce parallèle entre les deux romans, lesquels présentent d'ailleurs d'autres points remarquables de confluence comme la commune condition d'enseignant des deux personnages principaux, le rapport à une parole viciée, leur fin grotesque. Remarquons également les images romanesques d'une animalité grouillante, obsédante et l'étonnante dichotomie, au sein des deux romans, entre un monde clos et mauvais et une bulle de pureté – dans le livre de Bernanos, c'est le conte d'Hélène et d'Eugène, dans celui de Sologoub, celui de Sacha et Loudmila –, la surrection enfin d'une parole mythique, irréductible à un message univoque. Toutefois, une différence radicale sépare le roman du Russe de celui de l'auteur de La Joie : dans Monsieur Ouine, affleure le hiéroglyphe d'un vent – souffle, élan, départ – qui rédime l'univers désolé de Fenouille, à tout le moins qui laisse suspendue sa rédemption potentielle. Des profondeurs du village soumis à l'emprise maléfique de Peredonov, aucune voix ne clame, aucun vent ne souffle : tout paraît mort.
Quoi qu'il en soit de ces convergences sans doute fructueuses entre ces deux ouvrages, l'un et l'autre hissent le Mal à une sorte d'ontologie de la médiocrité. Alors s'opère un prodigieux retournement : le Mal n'est souverain que parce qu'il s'est en quelque sorte annulé, un peu comme un acide qui, tellement corrosif, rongerait sa propre substance mauvaise ou encore semblable à ces astres occlus, repliés sur eux-mêmes, ces gouffres dévorateurs de toute lumière que l’on appelle des trous noirs. A un degré de trop excessive malfaisance, de trop pure, de trop plénière assomption du péché, il semble que le Mal devienne, comme le Lucifer congelé du Dante, absolument inactif, débarrassé des ultimes bannières de l'action éclatante, de la geste héroïque de noirceur. Dieu mort, il faut se résoudre à devoir interroger cette autre disparition, celle du démon. De même, Dieu mort, nous devons faire face à un Mal certes hypostasié, mais, comme ces idées jadis chrétiennes devenues folles selon Chesterton, à présent déboussolé, tournant à vide. Nous devons affronter une médiocrité promue à une présence surnaturellement maligne, toutefois presque impossible à différencier du Néant. On comprend alors que ce Mal triomphant dans la littérature moderne n'a besoin d'aucune manifestation qui resterait trop ridiculement visible : ainsi, dans le roman de Bernanos, le lecteur ne sait pas qui a tué le valet des Malicorne. De même, dans l'esprit de Peredonov, l'idée ou plutôt, le soupçon seul du meurtre est plus spectaculaire que son accomplissement inutile. On comprend aussi que Peredonov est la matrice parfaite de tous les petits bourreaux enfantés par la marâtre Modernité, complices et séides clonés jusqu'à l'absurde de l'extermination de millions de personnes dans les camps de la mort. C'est l'extrême banalité du Mal qui fait sa puissance, son univoque monotonie, son monocorde automatisme comme l'ont souligné Hannah Arendt ou Simone Weil.