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18/02/2007

Technikart, du goût de la médiocrité à celui du crime, par Jean-Christophe Moreau

Maurice G. Dantec, photographie de Stéphane Gladieu


J'ai écrit, concernant ce qui, mystérieusement, n'est pas encore une affaire (alors, je le rappelle, que j'y pointais l'irresponsabilité scandaleuse dont les rédacteurs de ce qui est, sans doute, l'une des plus lamentables revues françaises, ont fait preuve), un texte que l'on dira d'humeur concernant l'immonde papier de Technikart. Jean-Christophe Moreau, fort utilement, nous apporte un regard de juriste sur cet article (le mot est bien sûr inapproprié voire comique lorsqu'il s'agit de quelques lignes agrémentées d'une photographie détournée du romancier) d'une stupidité accablante.

«Votre destruction n’est qu’une question de temps, et le temps dont a besoin la destruction pour vous atteindre est exactement le temps de votre distraction. Car la destruction à venir suppose votre distraction, et que vous ne soyez pas résolus à vivre»
Critique de la raison cynique, Peter Sloterdijk.


L’idiotie est l’alibi le mieux partagé au monde. Certains êtres néanmoins en sont mieux pourvus, ou du moins plus conscients que d’autres des indulgences qu’elle procure. Ainsi est-elle pour les journalistes ce qu’est la folie passagère au criminel : un gage d’irresponsabilité.


Ainsi, en publiant l’article Dantec mérite-t-il une fatwa ? dans une rubrique intitulée Clash : le vrai problème et les pistes pour le résoudre, le magazine Technikart a probablement pensé se livrer à l’une de ces provocations que l’on dit gratuite, car jamais leurs auteurs n’en paient le prix, la liberté d’expression étant devenue comme chacun sait une créancière accommodante. Sans doute le magazine s’est-il estimé, prenant acte des nombreuses controverses suscitées par les opinions de l’écrivain, titulaire d’un droit à l’inconséquence.
Pourtant, la question posée par cet article, de même que la frivolité avec laquelle elle est traitée, n’a rien d’anodin. Ce n’est en effet pas seulement le goût pour la médiocrité intellectuelle qu’elle tend à banaliser : insidieusement, elle contribue à relativiser la gravité d’une incitation au meurtre. Car cette interrogation, un écrivain mérite-t-il une fatwa ?, ne porte pas sur un débat de société, elle appelle à la dissolution des principes de cette dernière, en suggérant que dans certaines circonstances, un homme est susceptible de mériter d’être menacé de mort en raison de ses seules opinions.
Aussi, à considérer la teneur de cet article signé J. Braunstein, il y a lieu de s’interroger sur la responsabilité pénale de Technikart et J. Braunstein quant aux délits de diffamation (I) et d’apologie de crime (II).

I - De la diffamation

C’est l’article 29, alinéa 1 de la loi de 1881 qui vise le délit de diffamation, celle-ci y étant définie comme «toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne […] à laquelle le fait est imputé». De cette définition résultent cinq critères dont la réunion vaut constitution du délit : l’existence d’une allégation ou d’une imputation / portant sur un fait précis / de nature à porter atteinte à l’honneur ou la considération / d’une personne expressément désignée /, les propos mis en cause devant avoir été tenus sciemment. S’agissant de l’existence de l’allégation ou de l’imputation, le législateur a établi que celle-ci était répréhensible, même sous forme dubitative, la jurisprudence ayant par ailleurs précisé qu’elle était punissable quand bien même elle serait présentée «sous une forme déguisée […] ou par voie d’insinuation» (1).
L’exigence relative à la précision du fait imputé ou allégué sera remplie dès lors que le propos porte sur un fait, matériellement vérifiable – et non sur une considération d’ordre général – (2), qui rapporte notamment des indications de lieu ou de temps (3).
Concernant l’atteinte à l’honneur ou à la considération, deux notions assimilées dans la jurisprudence, celle-ci peut être constituée d’une allégation ou d’une imputation qui porte sur un comportement non conforme à la morale, ainsi que le fait de présenter un individu comme coupable d’une infraction avant même qu’il n’ait comparu en justice (4), cette dernière hypothèse relevant de l’atteinte à la présomption d’innocence. Enfin, remarquons que «les imputations diffamatoires sont réputées de droit faites avec l’intention de nuire» , ce qui implique que l’auteur des propos incriminés devra fournir la preuve de sa bonne foi pour faire tomber l’accusation de diffamation. Il devra donc étayer lesdits propos en justifiant de leur objectivité ainsi que du sérieux de l’enquête menée, et démontrer la prudence dans le propos ou l’absence d’animosité personnelle (5). Bien évidemment, l’auteur peut invoquer «l’exception de vérité», c’est-à-dire prouver la totale vérité des faits rapportés (6).
En l’espèce, l’article rapporte que Maurice G. Dantec «ne précise pas que la présente version» du troisième tome de son journal, American Black Box, «a sans doute été expurgée des expressions les plus blessantes concernant l’Islam», avançant que «le mot bougnoule aurait notamment disparu». Ce faisant l’auteur de l’article allègue que l’écrivain a tenu des propos à caractère raciste, insinuation qui, malgré l’emploi récurrent du conditionnel, reste de nature à porter atteinte à l’honneur et à la considération de ce dernier, en ce qu’elle tend à discréditer les positions de l’écrivain relatives à la religion musulmane, réduisant celles-ci à l’expression d’un racisme latent. Or, il convient de rappeler que Maurice G. Dantec a abordé, dans les trois tomes successifs de son journal intitulé Le Théâtre des opérations, la question de l’Islam sous un angle essentiellement théologique et géostratégique. À titre indicatif, l’auteur écrivait notamment dans le tome deuxième dudit journal : «Comprenons que les guerres en cours (et toutes celles qui se préparent) dans l’Asie centrale des confins sino-turco-russes dessinent la topologie du moment historico-cinétique – c’est-à-dire l’origine d’un phénomène historique – où le «jihad» wahhabite se verra confronté aux armées islamiques de la liberté, grâce aux antiques connaissances du soufisme» (7). Par ailleurs, on soulignera qu’aucun des propos de Maurice G. Dantec, tant dans ses œuvres littéraires que dans ses différentes interventions médiatiques, n’a été de nature à légitimer à son encontre des poursuites judiciaires sur le grief d’injure à caractère raciste.
Les allégations formulées à l’encontre de l'écrivain laissent ainsi supposer, au surplus de la mauvaise foi, l’existence d’une intention authentiquement malveillante de la part de l’auteur de l’article vis-à-vis du romancier, en ce qu’elles tendent à jeter le discrédit sur sa démarche intellectuelle et littéraire auprès du public.

II - De l’apologie du crime

L’article 24 alinéa 3 de la loi de 1881 relative à la liberté de la presse tend à réprimer l’apologie de crime tels que l’atteinte volontaire à la vie et/ou à l’intégrité physique des personnes. Au sens juridique, un propos apologétique s’entend de la diffusion d’une opinion «tendant à justifier une action condamnée par la loi pénale» (8), «d’une forme très lointaine de provocation (9) qui résiderait dans la banalisation d’infractions antérieures dont l’intérêt est loué ou la gravité relativisée» (10).
Pour être répréhensible, il n’est par ailleurs pas nécessaire que le propos incriminé constitue un panégyrique du crime. La Cour de Cassation, dans une affaire relative à des crimes commis par certains Allemands durant la seconde Guerre mondiale, a explicitement admis l’existence de l’apologie indirecte de crimes visés à l’article 24 alinéa 1, qui procédait en l’occurrence d’une tentative de «démontrer d’une manière générale que ces crimes [avaient] été provoqués par l’attitude de ceux-là mêmes qui en [avaient] été victimes […] et qu’ainsi ils n’[avaient] constitué de la part de leurs auteurs, que de légitimes moyens de défense» (11). De plus, la jurisprudence exige l’existence d’une conscience apologétique, une manière d’élément moral dont la preuve découle des propos eux-mêmes. Ainsi, elle a notamment considéré «que, par la méthode de discussion employée et par le jeu de comparaisons abusives, [un] prévenu [avait] tenté à dessein de créer la confusion dans l’esprit de ses lecteurs et de les amener à porter un jugement de valeur morale favorable aux crimes de collaboration et aux collaborateurs, montrant la double volonté d’exalter et glorifier ces derniers et leur politique en dénigrant, abaissant et injuriant ceux qui y résistèrent» (12). La seule restriction posée à l’admission de l’apologie indirecte est que celle-ci doit porter sur l’un des crimes énumérés limitativement au premier alinéa de l’article 24 de la loi de 1881, qui vise notamment l’apologie des atteintes volontaires à la vie et/ou des atteintes volontaires à l'intégrité de la personne. Une fatwa étant une menace de mort au sens de l’article 222-17 du Code pénal, elle est constitutive d’une atteinte au droit à la vie tant au regard du droit pénal français que du droit international public (13), et relève ainsi de la catégorie de crimes dont l’apologie est répréhensible au titre de l’article 24 alinéa 3 de la loi de 1881.
En l’espèce, en rappelant que l’écrivain avait «dialogué avec le nazi Bloc identitaire» puis en alléguant qu’il aurait tenu des propos racistes et employé des expressions blessantes envers l’Islam, l’article de J. Braunstein tend à légitimer l’émission hypothétique d’une fatwa à l’encontre de Maurice G. Dantec. En cela, il apparaît qu’il vise à créer «la confusion dans l’esprit de ses lecteurs et de les amener à porter un jugement de valeur morale favorable» (14) à l'émission une fatwa. L’entreprise de dénigrement flagrante que véhicule cet article, maladroitement dissimulée sous le simulacre d’un procédé contradictoire («Non, il est traditionaliste» / «Oui, il a de mauvaises fréquentations») et d’un humour sordide, s’achevant au surplus par une accusation d’islamophobie, contribue de toute évidence à discréditer la démarche intellectuelle qu’oppose l’écrivain au terrorisme islamiste et à l’intégrisme musulman. Ce faisant, ledit article met sur un pied d’égalité l’expression d’une opinion et la menace de mort, la véhémence verbale ou littéraire et la violence physique. In fine, l’article de J. Braunstein postule donc la légitimité des menaces de mort proférées à l’encontre d’intellectuels et d’écrivains s’opposant au fanatisme religieux.
De ce fait, l’apologie indirecte de crime au sens de l’article 24 alinéa 3 de la loi de 1881 apparaît comme étant constituée, l’humour sordide dont est empreint l’article incriminé n’atténuant en rien la relativisation de la gravité de l’appel au meurtre.

Bien évidemment, le sort de J. Braunstein et de Technikart est loin d’être scellé par la justice, celle-ci accordant par tradition sa clémence aux nécessiteux et aux orphelins de la raison, ce qui n’est parfois pas sans inciter les premières victimes de ces déshérités du verbe à feindre l’indifférence. Néanmoins, eu égard à la gravité des griefs qui peuvent être formulés à leur encontre et dans l’hypothèse de poursuites judiciaires, on peut gager sans peine que les intéressés ne manqueront pas d’invoquer la bonne foi, ce genre particulier de la candeur qui autorise aujourd’hui tout pigiste à tremper sa plume à même le caniveau pour mieux en restituer les effluves. Mais on sait qu'il n'a jamais été besoin ni de talent ni de courage pour désigner des hommes à abattre.

Notes :
(1) Cass.Crim., 30 mai 1996, Bull.crim., n°228; Cass.Crim., 17 juillet 1985, Bull.crim., n°267.
(2) Cass.Crim., 6 mars 1974, Bull.crim., n°96.
(3) Cass.Crim., 29 janvier 1957, Bull.crim., n°92.
(4) Cass.Crim., 7 novembre 1989, Bull.crim., n°403; Cass.Crim., 12 juin 1987, Bull.crim., n°247.
(5) Crim., 11 juin 1981, B. n°195; 27 juillet 1981, B. n°238; 26 octobre 1982, B. n°235; cf. Droit des médias, Ch. Debbasch (dir.), Éditions Dalloz, p. 844.
(6) Crim. 16 mars 1948, J.C.P., 1948-II-4431 note Colombini; Crim., 2 juin 1980, B. n°168, obs. Levasseur, R.S.C. 1982, p. 123; C.A. Paris, 8 juillet 1993, D.1994, Som. p. 195, obs. Massis.
(7) Laboratoire de catastrophe générale – Le Théâtre des opérations 2000-2001, Maurice G. Dantec, Gallimard, NRF, p.482.
(8) Droit des médias, op. cit., p. 800.
(9) La provocation, au sens juridique, est l’incitation à adopter une attitude ou à commettre un acte, ce qui est répréhensible dès lors que l’acte dont il s’agit est constitutif d’un crime ou d’un délit.
(10) Droit de l’information – Responsabilité pénale des médias, Emmanuel Meyer, Éditions Litec, p.116.
(11) Cass. Crim., 11 février 1954, Bull. Crim., n°71.
(12) T. corr. Agen., 8 septembre 1971, Gaz. Pal. 1972,1.Jurisp., p.377.
(13) L’affaire Salman Rushdie. Dossier d’un différend international, Sandra Szurek, Céline Nègre, Mikaël Poutiers, Paris, Montchrestien, CEDIN, Perspectives internationales, 1999 : examinée dans cet ouvrage au regard du droit international public, la fatwa émise à l’encontre de Salman Rushdie a été qualifiée d’atteinte caractérisée aux droits de l’homme, et plus particulièrement au droit à la vie, au surplus d’une atteinte à la liberté d’expression.
(14) T. corr. Agen., 8 septembre 1971, précité.

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