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10/09/2006

Grande Jonction de Maurice G. Dantec : premières impressions

Crédits photographiques : Bill Ingalls (NASA/Reuters/Handout).

À la mémoire de Bill Biggart, photographe tué lors des attentats du 11 septembre 2001. À la mémoire de toutes les victimes passées, présentes et futures, réduites en cendres dans le lait noir de l'aube par les fous de Dieu.

Sur Dantec, voir la troisième partie de mon entretien avec Bruno Gaultier, ici.

Et puis a II prophetes si se combatera :
La bataille ert mout fors, maint dur copi ara,
Ainc si dure bataille nus hom nen esgarda;
Horrible ert et crueus, mais him i tramblera,
Tant se combateront qe mors la finiera.
Mais li fel Antecris ansdeus les ocira;
Mort seront li prophete, Antecris vaintera;
Mais icele victoire a son honte rira.
L’Antéchrist de Bérengier, in Deux versions inédites de la légende de l’Antéchrist publiées par E. Walberg (Édouard Champion, 1928), v. 123-134, pp. 66-67.

medium_9782226173416.gifVoici quelques lignes très rapidement écrites après que j'ai refermé le dernier roman de Dantec, Grande Jonction publié par Albin Michel. En elles, aucune prétention analytique. Un article, peut-être, viendra (mais où le publier ? C'est désormais devenu, hélas, une rituelle question), qui organisera ces quelques très vagues ébauches qui ne sont rien de plus qu'un brouillon, un plan de travail, même si je doute de ce point : au risque de paraître prétentieux, ce dernier roman dantécien me semble pour le moment ne point devoir s'écarter des perspectives tracées dans les nombreux textes que j'ai écrits sur les livres de l'auteur. Je terminai d'ailleurs ma série de textes consacrés à Cosmos Incorporated par une réflexion sur le langage, le véritable sujet, une fois de plus, du nouveau roman de Dantec, décliné en de multiples motifs comme la consomption du verbe et (une nouvelle fois également) la présence du livre-gigogne, opérant dans ce roman un retournement salvateur par rapport à celui qui vampirisait Villa Vortex. Ici, écrire un livre est un acte de vie lorsque tous les livres sont menacés de dissolution. Il est ainsi évident que Dantec, empruntant résolument, depuis quelques années, la voie d'une réflexion que nous pourrions qualifier avec Steiner de logocratique, ne cesse de scruter le langage, son utilisation politico-médiatique, sa déchéance programmée (bien réelle dans certains cas), sous le règne de l'universelle unification, prolongeant ainsi les vues d'Orwell sur le novlangue. Le langage mécanique tel qu'il apparaît dans 1984 se réduit d'année en année mais, si ma mémoire est bonne, il ne me semble pas qu'Orwell ait eu en vue l'extinction définitive de toute forme de parole, telle qu'elle apparaît dans le roman de Dantec, poussée jusqu'à ses plus extrêmes conséquences : toucher au langage, c'est toucher à l'être, réduire, blesser puis vouloir faire disparaître l'un c'est toucher, réduire et vouloir faire disparaître l'autre. Cette disparition du langage est le signe indubitable, pour le catholique qu'est devenu le romancier, que le Contre-Verbe officie : et Dantec de ne point accepter cet état de fait, lançant sur la tête des imbéciles qui n'en comprendront pas le sens un lourd roman dont l'écriture, justement, peut être dite foisonnante, bavarde, elle qui tente à sa façon de lutter contre l'anorexie romanesque, stylistique et finalement intellectuelle de la très pathétique Christine Angot.
Dans un sens volontairement polémique, ce monde anémié, exsangue, cet anti-monde dont le désert sert de commode messager et métaphore virale, cet univers où la personne n'existe plus, a été annihilée par le triomphe de l'individu, cette matrice de l'indifférenciation, ce monde écrasé par le bonheur du Grand Inquisiteur n'est pas un rêve, un de plus, de science-fiction : c'est bel et bien le nôtre, notre monde, s'enlisant dans la purée du sous-langage, le sabir communicationnel généralisant ses grands mots trahis, enrôlés pour la noria dans la cervelle des pauvres imbéciles que nous formons consciencieusement à ne point savoir lire et, partant, parler et écrire. Quel homme sera encore capable de lutter contre les mensonges gris distillés par les médias si les mots, justement, lui manquent, ont perdu leur sens véritable à force d'avoir été délavés ? Aujourd'hui, même des définitions de mots sont l'objet de batailles idéologiquement ineptes qui, faute de moyens réels, s'en tiennent à la modification ou à la radiation de mots incriminés : si ces petits Pol Pot avaient des moyens autres que symboliques, je le dis tout net, livres et rédacteurs seraient tout simplement éliminés physiquement.
Grande Jonction est assurément un roman, même les journalistes paraissent s'en être aperçu, ce qui est tout de même un petit prodige que l'on se doit de saluer. Mais pourquoi ne pas le dire ? J'avoue éprouver de plus en plus de difficultés à évoquer, d'une façon purement littéraire, les romans de Maurice G. Dantec. Ses livres, qu'il s'agisse de romans ou de journaux polémiques paraissent se transformer sous l'effet de leur propre mise en branle et écriture, pour devenir... Quoi ? Des romans qui n'en sont plus vraiment ? Oui, banalité. Des écrits de combat qui sont aussi des romans ? Oui mais ce n'est pas tout. Des armes, voilà ce que, selon l'équivalence sans cesse répétée par l'écrivain, deviennent les livres qu'il signe : l'écriture, le langage sont des armes qu'il s'agit de savoir utiliser contre les adversaires et nous savons que, autour du romancier, ils ont été nombreux et continuent de l'être. Quels sont les plus récents adversaires de Dantec ? Je réponds sans hésiter : ceux-là mêmes qui, il y a quelques années, se moquaient des livres de l'auteur et qui, maintenant, le saluent. Ils le moquaient pour de mauvaises raisons, ils le saluent maintenant pour de tout aussi mauvaises raisons. Je réponds encore sans hésiter : ces ennemis sont les journalistes et autres demi-soldes d'une critique louchant sur l'importance médiatique que semble acquérir, peu à peu, Dantec, au détriment, bien sûr, d'une analyse des qualités et des défauts de Grande Jonction, qu'ils liront comme un polar futuriste échevelé, qu'ils liront ou plutôt ne liront pas, encore plus sûrement, sans oublier de lire les non-critiques de leurs confrères. Ces imbéciles qui ne savent pas lire vantent de l'écume : la réputation sulfureuse de l'auteur, sa folie à peu près certaine et, prudemment, évoquent à demi-mots ses idées vilainement réactionnaires. Les imbéciles.
Il y a plus, beaucoup plus, comme toujours avec cet écrivain monstrueux et moins, beaucoup moins. Car, si Grande Jonction devient autre chose qu'un simple livre, il y a fort à parier que cette transformation n'a pu se faire sans quelque dommage, perte, abandon : toutes les tentatives littéraires de quitter la littérature se sont soldées par des échecs plus ou moins grandioses, de Lord Chandos à Roberto Bazlen. Dans le cas de notre romancier, cette mutilation concerne rien de moins que : la littérature, son statut, qui sera de nouveau questionné dans le troisième tome (s'il paraît un jour) du Théâtre des opérations. Le monstre, se développant, est contraint de se dépouiller de ses peaux mortes : chaque roman de Dantec nous donne à voir cette métamorphose et tout autant (ce qui les rend précieux) le désarroi du romancier devant sa propre création. Une évidence à mes yeux : les différents textes que j'ai consacrés à Cosmos Incorporated sont parfaitement valables pour sa suite, puisque les mêmes thématiques y sont développées ou approfondies, comme celle de l'Adversaire anomique, transposition patente de l'Antéchrist tel qu'il apparaît chez Dostoïevski et Soloviev, figure elle-même héritée de l'Antiquité chrétienne. Deleuze, Agamben, Anders, Hello et maintenant quelques grands noms de théologiens des premiers siècles du christianisme ou bien du Moyen Âge comme Duns Scot; chacune des thématiques mise en place dans Cosmos Inc. est de nouveau présente, approfondie, creusée désormais dans le sens d'une réflexion chrétienne appliquée à la modernité que nous pourrions résumer de façon un peu expéditive par cette sentence : la modernité est l'ennemie du christianisme. Plus original, en revanche : c'est l'extraordinaire et perpétuelle modernité du christianisme qui peut et peut seule nous permettre de comprendre la monstruosité du monde qui est le nôtre. C'est l'incarnation du Verbe qui a pu faire advenir ce processus inimaginable : la vérité du christianisme est la parole tout autant que la chair qui l'encharne si je puis dire, évidence martelée par un Michel Henry; la parole est grosse du Verbe en acte, la parole, n'aura de cesse de répéter Ernest Hello, est acte. Ainsi, Dantec écrit, lui qui a parfaitement compris la divine modernité du christianisme : rares sont les romanciers qui affichent avec autant de belle force crâne leur certitude, surtout lorsqu'il s'agit de publier des ouvrages d'anticipation !
Que dire, tout de même, de Grande Jonction, d'un point de vue purement littéraire ? Dick paraît une référence désormais moins évidente dans ce roman, qui louche de tous ses yeux vers une sorte d'hybride entre le space-opera et la hard science, la grosse machine américaine dont le moindre ressort a été mille fois huilé par un Clarke, un Asimov, un Heinlein ou un Vance. D'où, paradoxalement, une harmonisation narrative plus certaine, un lissage de l'écriture (une paix conquise ?), moins d'introspections aventureuses dans les dédales de la surnature des personnages, comme il en allait dans Cosmos Inc, moins de raccords poussifs, ceux-là qui déparaient Villa Vortex. Demeurent quelques très pesants tics de langage (même si nous sommes en partie débarrassés de l'épuisant hoquet des méta-, sur-, ultra- et hyper-...), qui tentent de copier un style lourdement cinématographique : une écriture procédant ainsi bien trop souvent par surimpression de phrases juxtaposées, lorsqu'il ne s'agit pas d'une fastidieuse monodie accumulative, comme si nous nous trouvions face à quelque Péguy belliciste dont le chant de guerre se serait comiquement enrayé sur les premiers couplets. Quelques fautes de goût, ces refrains en langue anglaise, que l'on croirait avoir été hurlés à l'oreille de quelque tout nouveau GI récalcitrant par son chef de brigade, ces amoncellements de douilles, de cartouches, de lunettes de visée, de chargeurs, de canons, ces riffs grotesques faisant de Gabriel Link de Nova une espèce trans-luminique de Cliff Richard. Dantec n'est jamais meilleur que lorsqu'il débarrasse sa prose de ces oripeaux adolescents, comme nous le constatons dans les dernières pages du roman (qui me font songer à celles du Nom de la rose), superbes, évidentes, émouvantes, l'écrivain illustrant alors cette mise en abyme que je pourrais dire monacale, toute d'humilité, du narrateur consignant les faits dont il est le témoin, maillon d'une chaîne immense de scribes anonymes. Et puis : quand donc Albin Michel va-t-il proposer à Dantec un véritable travail de relecture, qui aurait, pour ce roman, consisté à éliminer une erreur flagrante (p. 623) et surtout bien des descriptions inutiles consacrées à la flore des paysages désolés de Grande Jonction ? Je me suis fait cette remarque dès la première longue, très longue exposition des connaissances végétales de Dantec, agacé ensuite de constater que non pas une, ni même deux, mais plusieurs textes servaient à détailler par le menu, sans oublier le plus petit pistil, la flore vénéneuse de Grande Jonction. Mais... S'il y avait autre chose dans ces savantes descriptions que l'on dirait recopiées d'un manuel de botanique ? S'il y avait, par exemple, la volonté de concurrencer l'acte démiurgique par une véritable efflorescence de l'écriture, chargée de tout dire, de tout révéler, capable de s'insinuer entre les plus microscopiques rhizomes comme, altière, de planer avec quelque immense corbeau (animal psychopompe) au-dessus du théâtre des opérations ? Dans ce roman, l'écriture, sa progression même, est d'une efficience redoutable : il s'agit de détruire, à sa source, le principe entropique d'une parole anomique, atomisée et pourtant radicalement indifférenciée. Reprenant l'image de Mario Vargas Llosa, le cratère (ce vortex d'où le roman naît, ce trou noir dans lequel il se précipite, ce trou blanc duquel il émerge, transformé) dans Grande Jonction, est le roman lui-même, tout entier.
Beaucoup de défauts qui, chez tout autre romancier que Dantec, balaieraient le livre comme un fétu, défauts qui ne sont pourtant pas rhédibitoires puisqu'ils sont immédiatement endigués par un souffle réel, une vision magnifique de nos destinées futures. Les qualités purement romanesques de Grande Jonction sont, de plus, indéniables. Car, nouveau roman monstrueux de Dantec, et monstrueux en ce sens qu'il évoque la destruction du langage au moyen même d'une écriture intarissable, la beauté parvient à se cacher là où nous ne l'attendions guère, par exemple dans la peinture du Mal. Ainsi de la description du saccage de Rome. De superbes pages aussi (l'écoute du Scherzo de la Septième Symphonie de Malher exagérant sans doute cette sensation jouissive de voltige nocturne), de pure action par exemple (cf. le chapitre intitulé Magic Bus que l'on dirait avoir été écrit à seule fin d'être transposé au cinéma), où le style de Dantec, descriptif et heurté, espèce de staccato qui réellement imite le crachat de la mitraille fait systématiquement mouche. Tout s'alourdit, hélas, lorsque le romancier se fait propagandiste et nous dévoile un peu trop vite les dessous du voile : le combattant islamiste n'hésite pas à sacrifier ses propres enfants, il porte en outre l'uniforme nazi. Vérité bien sûr mais qui est tout juste bonne pour les journalistes (qui, eux, la taisent, scandaleusement). Un roman se nourrit d'autres vérités, plus hautes, de mensonges romanesques supérieurs à la consternante réalité de nos vies. De remarquables descriptions des paysages futurs et, d'une manière générale, l'évidence d'une vision de ces lieux qui, dans son amplitude même, parvient à ne négliger aucun détail, fût-il infime comme l'est la croissance d'un pétale : l'univers de Grande Jonction semble désormais doué d'une existence propre, où aucun détail concernant l'organisation socio-politique n'a été laissé au hasard. Une ampleur, un souffle incontestables : certaines pages de la bataille finale, aussi manichéenne qu'on le voudra, m'ont fait songer aux véritables scènes de genre peintes par Tolkien. Et puis, c'est assez, je crois, pour un romancier, d'inventer un monde, n'est-ce pas ?

Grande Jonction épuise les définitions que l'on peut en donner : fresque d'anticipation, contre-utopie crépusculaire, roman guerrier, polémique, patristique si l'on veut, tentative d'écriture totale en ceci qu'elle mélange les genres, etc. Il est peut-être, avant tout, l'adaptation la plus originale d'un de ces exempla médiévaux où l'Antéchrist et sa clique de démons luttaient contre les émissaires de la lumière, avant le retour glorieux du Christ : dans le roman de Dantec toutefois, le triomphe du Bien sur le Mal est seulement suggéré, l'évocation de ce Reste d'hommes libres n'en devenant que plus poignante.