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03/07/2006

Les voies du Stalker, 5 : entretien avec Yacim Bensalem (Jugurta)

Photographie (détail) de F. Javier Alvarez Cobb, extraite de la série intitulée Autopsia, en référence à ce blog.

ventadelcorazonliteratura.jpgEntretien n°5, avec Yacim Bensalem (Jugurta).

Les phrases entre crochets apportent quelques légères précisions sur tel ou tel point d'actualité.

Jugurta
Tout d'abord, j'aimerais savoir comment vous avez découvert l’œuvre de Dantec. Qu'est-ce qui vous en rapproche et qu'est-ce qui vous en éloigne ?

Juan Asensio
Je suis un de ces lecteurs atypiques – je crois qu’il y en a beaucoup – de l’œuvre de Dantec qui l’a découverte en lisant, d’abord, les deux tomes de son Journal. Tout ne m’y intéressait pas bien sûr, notamment les considérations sur tel ou tel groupe de pop, certains poèmes écrits sous une influence un peu trop évidente ou enfin quelque envolée techno-mystico-gélatineuse qui me laissait perplexe. Je n’ai donc rien d’un idolâtre béat mais tout de même, Dantec citait Bloy, Hello, George Steiner, Bernanos ou encore Dominique de Roux, ce qui me paraissait constituer, face aux petits Mao de la presse contemporaine, un certain acte de courage, un peu comme le poing levé de Pialat face aux imbéciles de la Croisette qui sifflèrent son adaptation du premier roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan. Enfin !, me suis-je dit en lisant les deux tomes [le troisième est annoncé depuis des mois] du Journal de Dantec, enfin un écrivain français qui évoque autre chose que de minables déroutes vaginales, d’insipides déconstructions annales ou, avec Gracq, de tranquilles promenades dans la ville éternelle qui ébahiront les petits libraires et les vendeurs de la Fnac et feront saliver Sollers de jalousie, lui qui depuis des siècles a encalminé son œuvre prétentieuse et parfaitement inutile dans d’insignifiants canaux de Venise. Enfin !, me suis-je encore dit en me souvenant de mes découvertes de Steiner, Jünger ou De Roux, enfin, dans un texte comme je les aime, foisonnant et monstrueux, de nombreux éclairs sur le langage, le Mal, le destin politico-théologique de l’Occident, la mort de la littérature telle que la pratiquent la presque-totalité de nos lilliputiens parisiens et une recherche romanesque qui ne peut justement être séparée de la vie même de Dantec. On songe alors, immédiatement, à l’exemple de Dick mais, plus généralement, je crois que c’est la marque de tout écrivain véritable que celle de méditer sur son époque et de tenter d’en percer le secret, de haine et de lumière, de haine invinciblement mêlée à la lumière. Dantec, je l’ai compris tout de même assez vite, n’écrivait donc pas pour rire, baiser une attachée de presse ou flairer avec ivresse les toilettes de marbre de l’Académie française, où il ne rentrera d’ailleurs jamais, suis-je au regret de lui apprendre… Après avoir donc littéralement dévoré les deux tomes du Journal, j’ai lu Villa Vortex, écœuré, avant même d’avoir terminé le roman, par l’insignifiance prétentieuse de ces «critiques» qui osaient déclarer le livre nul sans même avoir dépassé son troisième paragraphe. Le texte de colère que j’ai alors écrit, presque d’une traite et paru dans La Revue des deux mondes, me fit entrer en relation avec Dantec, avec lequel j’échange désormais une correspondance copieuse et, surtout, fort franche.

Jugurta
Ensuite, votre entretien porte en grande partie il me semble sur la notion de langage. Quelle définition peut-on donner à ce terme aujourd'hui ? N'est-il pas en ce moment même perverti par un trop-plein d'informations ? Un mot peut changer de sens et vouloir dire tout et son contraire. Comment redonner du sens à un mot ? La littérature le peut-elle ou est-ce un combat perdu d'avance ?

Juan Asensio
Définir le langage est une tâche au-dessus de mes forces, surtout si je dois le faire en quelques lignes. Je me contenterai donc de préciser que ma conception du langage est davantage influencée par un Hamann (le maître de Kierkegaard), un Kraus, un Benjamin ou même un Scholem que par Saussure, Benveniste ou, bien pire, Derrida, ce pseudo-philosophe amateur de legos hystérico-psychanalysants. Il m’a semblé reconnaître, dans les réflexions de Dantec, le souci de ces penseurs que Steiner a définis comme étant des «logocrates», c’est-à-dire, je m’en explique à nouveau, des écrivains pour lesquels le langage, selon une conception très ancienne que Derrida s’est acharné à détruire, à la fois ésotérique et chrétienne, est le miroir de l’Être. Deux conséquences directes de cette identité : d’abord, toucher au langage, le corrompre, c’est donc ispo facto affecter l’Être, le ronger de l’intérieur en somme, au moyen d’un cancer verbal qui, tôt ou tard, une fois l’organe dévoré, n’aura plus rien à parasiter et se retournera contre l’homme. D’ailleurs, il s’est déjà retourné contre celui-ci. Ensuite, chanter l’Être au contraire, comme le fait par exemple Broch dans La mort de Virgile, c’est redonner au langage l’aura de sa mission véritable, que je n’hésite pas à proclamer sacrée : être le berger du divin, chanter le dieu d’Hölderlin et des mystiques, comme le comprirent bien des auteurs tels que Hello, Bloy ou, plus récemment, Heidegger et Boutang. Mais cette pensée difficile concernant les logocrates, assez bien présentée par Steiner d’ailleurs dans un ouvrage éponyme, n’est pas l’apanage de penseurs que l’on pourrait expéditivement ranger dans la catégorie des réactionnaires comme l’étaient (je résume à grands traits bien sûr…) Joseph de Maistre, Boutang ou même Heidegger. Orwell ou Kraus, de même que Klemperer, j’affirme cela pour déplaire à l’imbécile Lindenberg, ne peuvent en aucun cas être ainsi rangés sous cette bannière bien commode lorsque l’on veut stigmatiser plutôt que penser. En fait, de nos jours, tout se passe comme si l’écrivain qui affirmait son souci de l’Être ne pouvait être que deux choses, pardon, une seule : un fou dangereux, sur lequel se déchaînera la meute des idiots.

Jugurta
Si Maurice G. Dantec est si décrié par la presse, est-ce parce qu'il donne à voir l'image de l'homme tel qu'il est, sans cette couche édulcorante, aseptisante, déversée par les mass media et leur obligation à la simplicité ? Par ailleurs cette course à toujours plus de simplicité est-elle inéluctable ?

Juan Asensio
Dantec est détesté parce qu’il écrit pour dire, pour nous dire quelque chose, que nous l’acceptions ou pas, alors que l’immense majorité de nos petits Florian Zeller, elle, écrit pour assister aux raouts branchés, c’est-à-dire écrit pour rien. Oui, je suis très pessimiste quant à la presse. Lisez ce livre honni et bien évidemment pillé qu’est la Psychologie des foules (1895 je crois…) de Gustave Le Bon et vous verrez que, par définition, la masse ne peut que tendre, exponentiellement, vers son propre accroissement comme la Machine, selon le Günther Anders de L’Obsolescence de l’homme, ne peut désirer qu’une seule chose : plus de machines, devenir à terme la Machine suprême et quasi divine, celle dont parle Frank Herbert dans L’incident Jésus, Machine qui, tôt ou tard, exigera qu’un culte Lui soit rendu par une humanité tombée depuis des lustres en esclavage. Pour reprendre une analyse de ce même auteur, je crois que l’homme court à sa ruine s’il continue de s’engouffrer avec une ridicule volupté dans ce puits toujours plus profond où tombent des informations en tous genres, aussitôt suivies d’autres tout aussi insignifiantes et perdues à jamais, sans qu’il lui soit désormais possible de s’extraire de ce puits, de s’échapper de ce maelström ou de se tenir à distance de cette colonne, non pas celle de silence qui scandalisait Bloy mais de bavardages et de mensonges. Le silence et la méditation, qui est désormais pratiquement impossible depuis que le silence a été chassé de notre société, voilà les territoires secrets, pratiquement réduits à leur portion congrue, qu’il nous faut reconquérir à moins que… À moins que, comme dans Dune, nous décidions de nous passer des machines (ce que Frank Herbert avait appelé le Jihad butlérien…) ou du moins d’en limiter leur usage. Vous aurez ainsi remarqué que la mission de l’écrivain est, paradoxalement, de défendre le silence et de détruire le bavardage.

Jugurta
Enfin votre entretien avec Maurice G. Dantec [reproduit dans La Critique meurt jeune] est-il lui aussi une sorte de porte vers d'autres possibles, littéraire, philosophiques ? Une sorte de trou noir où le carburant principal de la pensée serait le paradoxe ?

Juan Asensio
Si mon entretien avec Dantec (certains ont employé le terme de dialogue, que je préfère et qui me semble plus respectueux de l’écriture en devenir de l’auteur) a quelque intérêt, c’est d’abord en ceci qu’il tente de montrer l’extraordinaire cohérence de la pensée d’un écrivain qu’un crétin abject comme Pierre Marcelle a traité avec un souverain mépris et une crasse démagogique qui le rendrait infréquentable dans une colonie de putois contaminée par une grippe intestinale. Dantec est méprisé par une pseudo-intelligentsia parisienne qui feint de le confondre avec un demeuré quelque peu texan et, s’ils lui concèdent, avec une grimace ironique qui veut en dire long, un seul talent, c’est un peu celui de l’enfant débile qui, dans le film Délivrance de Boorman, démontre une admirable maîtrise en jouant du banjo mais qui, quelques secondes après avoir fini son duel musical face à un Américain cultivé (apparemment, il y en a quelques-uns…), témoigne à l’évidence de son profond handicap mental. Oui, Dantec lui-même le dit, je crois que les questions que je lui ai posées ouvrent certaines perspectives assez fascinantes, auxquelles seul répondra l’intéressé bien sûr. Je ne suis pas un écrivain mais un critique, donc un lecteur (pardon de rappeler quelques banalités) et, face à une œuvre en gestation (car ne l’oublions pas, Dantec est un auteur vivant) ne puis en rien préjuger de ni même influencer son développement futur. Ce rôle n’est pourtant pas négligeable, à condition qu’il soit assumé jusqu’au bout et pas uniquement, comme Pierre Assouline et tant d’autres, à seule fin de narrer l’insignifiante banalité des maquerellages propres au lupanar qu’est devenu le petit monde littéraire français. À propos du paradoxe, Dantec n’échappe pas à cette règle méconnue bien qu’essentielle à mes yeux : le paradoxe est l’essence même de l’œuvre moderne contrainte, pour évoquer Dieu, d’explorer le royaume de l’hétéronomie, du grotesque voire du démoniaque, comme Max Brod l’expliquait de l’œuvre de son ami Kafka. Voyez Kierkegaard et Lequier en philosophie et, en littérature, Sábato, Sciascia ou Lagerkvist.
Enfin, je crois que vous avez mal compris le sens de mon image, empruntée à l’astrophysique, de trou noir. Il ne s’agit pas de dire, ou alors de façon anecdotique, qu’en pénétrant dans l’œuvre de Dantec le lecteur va déboucher dans un univers inconnu, relié au nôtre par un tunnel creusé par l’effondrement d’une étoile. Non. Si j’emploie cette image, c’est dans le seul dessein de signifier ce qui à mon sens me paraît être le signe de notre modernité littéraire : pour revenir à la lumière, chargée de la connaissance des ténèbres, la littérature ne doit pas craindre de descendre aux enfers, c’est-à-dire de mourir, comme Wladimir Weidlé, dans un livre remarquable, le notait. Bien sûr, vous me direz que cette opinion n’a rien de bien neuf depuis les quêtes d’Énée et du Virgile de Dante mais mon propos est autre : c’est maintenant une nécessité absolue pour toute grande œuvre littéraire et plus largement artistique, si elle veut nous indiquer la voie ou, à tout le moins, prétendre à quelque sens autre que nombriliste, d’affronter ce que Hegel nommait un «Vendredi saint spéculatif», de se «contracter» en somme pour, dans le péril, évoquer ce qui sauve. Villa vortex est donc, dans un sens rien moins que métaphorique, une espèce de trou noir, comme je m’en explique assez longuement dans mon article, un laboratoire d’écriture qui organise une véritable mise en abyme puisqu’elle est sommée de s’anéantir pour renaître en un Quatrième Monde dont le motif complexe a engendré bien des incompréhensions.