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07/07/2005

Andreï Roublev de Tarkovski, par Francis Moury


Fiche technique succincte
Réalisation : Andreï Tarkovski
Production : Mosfilm
Scénario : Andreï Mikalkov-Kontchalovski et Andreï Tarkovski
Dir. Ph. : Vadim Ioussov (SovScope 2.35 N&B + couleurs)
Musique : Viatcheslav Ovtchinnikov.

Casting succinct
Anatoli Solonitsyne, Ivan Lapikov, Nikolaï Grinko, Nikolaï Serguéev, Irma Rausch, Nikolas Bourliaev, etc.

Une fiche exhaustive résumant les caractéristiques des différentes versions DVD de ce film peut être consultée ici.

Résumé du scénario
Russie médiévale, à l’époque des invasions tartares et de la résurgence du paganisme : le célèbre peintre d’icônes Andreï Roublev commet un meurtre pour sauver une jeune fille d’un viol au cours d’un massacre collectif dans une église. Il renonce alors à son art et fait vœu de silence pendant dix années de pénitence. La famine et la peste surviennent mais l’invasion a prit fin et la Russie reconstruit néanmoins des églises. La construction d’une cloche gigantesque, menée miraculeusement à bien par un adolescent, lui redonne le courage de peindre.

Critique
Andreï Roublev (Andreï Roubliov, URSS, 1966) d’Andreï Tarkovski a reçu le Prix de la Critique au Festival de Cannes de 1969 où il était présenté «hors-compétition». Sa révélation au public français fut donc assez tardive par rapport à sa date de réalisation. En outre, le film fut distribué dans une version de 2H 30 min. plus courte que celle de la copie présentée ici. Il n’empêche que c’est peut-être le film de Tarkovski qui tourna le plus longtemps dans les salles parisiennes d’art et d’essai des années 1970-1975 où il fut quasi-continuellement programmé.
Andreï Roublev peut certes être apprécié comme pur spectacle «profane» se résumant à l’histoire émouvante d’un grand artiste chrétien sauvegardant l’essentiel – son art et son âme – pendant une période troublée et dangereuse relativement inconnue chez nous. Les moyens financiers mis à sa disposition lui confèrent un caractère de film historique gros budget à grand spectacle assez régulièrement même s’il est constamment traversé par des séquences intimistes et souvent introspectives. Sa mise en scène en appelle pour les scènes d’action à la syntaxe la plus classique et la plus belle en vigueur à l’époque : il suffit de comparer les scènes de guerre à celles filmées par Vittorio Cottafavi et Riccardo Freda dans leurs péplums des années 1960-1965. On est en présence de la même perfection formelle. Mais elle est constamment novatrice aussi car cette syntaxe classique s’applique à des sujets inhabituels qui la transforment de ce fait dans son résultat : on avoue qu’on n’avait encore jamais vu filmer la mort violente au cinéma de cette manière. Réduire Andreï Roublev à un grand spectacle humaniste serait pourtant, de toute évidence, rater l’ampleur de sa visée interne. Car le véritable Andreï Roublev (vers 1360-1430) fut un moine peintre d’icônes, et toutes proportions gardées, un peu aussi le Michel-Ange russe même s’il vécut dans un dénuement bien plus dangereux et risqué que l’Italien. Il faut donc ajouter qu’Andreï Roublev – personnage historique comme personnage du film de Tarkovski – ne peut être vraiment compris que si l'on connaît l’histoire de la théologie chrétienne.

Deux citations nous permettent de bien cadrer les enjeux du film :

1) «Pour le judéo-chrétien, l’homme est créé par Dieu et non engendré par lui, ce qui signifie qu’il ne lui est pas identique, qu’il ne lui est pas homogène, qu’il n’a pas dans sa nature de quoi être divinisé, que ses qualités ne peuvent être portées à l’Absolu, qu’il est irréductiblement subordonné, dépendant, limité, fini. Il est avec Dieu dans le rapport de l’œuvre à l’artiste. D’ailleurs, s’il lui est promis que dans l’Au-delà il Le verra face à face, c’est bien parce qu’il ne peut espérer cesser jamais d’en être distinct.»
Dr. Francis Pasche, Freud et l’orthodoxie judéo-chrétienne, Revue française de Psychanalyse (éd. P.U.F., Paris, 1959, p. 56, conférence reprise, revue et augmentée – mais sans le compte-rendu du débat final entre son auteur et S. Nacht, Marie Bonaparte, René Held, André Green – in À partir de Freud (éd. Bibliothèque scientifique Payot, coll. Science de l’homme, Paris, 1969, §8, pp. 129 et sq.)

2) «La légitimité des images dans le christianisme a été tranchée sur le fond, en plein milieu de la sanglante querelle des images, au deuxième Concile de Nicée en 787. Cette décision ne marqua pas la fin de la guerre civile, qui dura jusqu’en 843, «triomphe de l’Orthodoxie». […] L’Incarnation, «imagination de Dieu», avait pavé la route. Elle préside à la distribution du divin dans le monde, à l’économie de la providence. «Qui refuse les images, refuse l’économie», dit Nicéphore. Ce que le Christ est à Dieu, l’image l’est à son prototype. Et comme le Fils tend vers Dieu, je dois tendre vers l’image du Fils. […] La vague iconoclaste lancée par Léon III à Byzance au début du VIIIe siècle a été la dernière grande hérésie touchant au dogme de l’Incarnation.»
Régis Debray, Vie et mort de l’image – Une histoire du regard en Occident, livre I, §3 (éd. Gallimard, Paris, 1992, puis coll. Folio, Paris, 1994, pp. 107-109).

On comprend mieux, après avoir lu cela, pourquoi Tarkovski filme avec autant d’attention dans Andreï Roublev tant les éléments matériels et naturels que les visages et les corps : ils sont dans une relation dialectique induite par la perspective de la nature religieuse de l’icône russe. Ce n’est pas à vouloir dire que Tarkovski fut ou non, dans le secret de son âme, chrétien en 1966. D’ailleurs dire cela serait ne rien dire : le christianisme n’est pas la même chose selon qu’on est catholique, protestant ou orthodoxe. Si on veut cependant tenter de le savoir, on pourra lire les 600 pages de son Journal 1970-1986 (au sens de journal intime) qui vient d’être réédité vers la mars-avril 2005 par les Cahiers du Cinéma. On peut juste assurer que les interdictions judaïques puis calvinistes relatives à l’image lui sont étrangères. On sait que le christianisme du Nouveau Testament qui fonde le catholicisme est historiquement et objectivement issu d’une rencontre entre l’esprit judaïque et l’esprit grec. La Russie a conservé bien ancrée une sensibilité – sans parler de son alphabet dont certaines lettres proviennent du grec antique ! – typiquement issue de cette rencontre : le lien entre la Grèce et la Russie est notamment l’icône byzantine. Et la religion orthodoxe est fondatrice de l’idée même de la Russie traditionnelle. On peut donc simplement conclure sur ce point en affirmant que Tarkovski avait parfaitement saisi et a parfaitement restitué l’essence de la spiritualité russe.
Même les cinéastes œuvrant à l’époque du communisme le plus militant comme Dovjenko ou Eisenstein ressortaient finalement de ce courant esthétique : on pouvait s'en apercevoir à condition d’être un peu plus cultivé que nos braves (mais cependant encore utiles à lire d’un strict point de vue historique) Léon Moussinac ou George Sadoul. Ce n’est pas à dire qu’il faille comparer Andreï Tarkovski à ces deux illustres cinéastes car lui-même déniait formellement la validité du premier terme de la comparaison : «Il me semble que son esthétique m’est étrangère et franchement contre-indiquée.» (déclaration à la revue française Positif, n°109) et leurs univers moraux comme esthétiques lui sont, en effet, assez étrangers. Mais enfin, on pense parfois à certains plans de La Ligne générale (URSS, 1929) de S.M. Eisenstein ou de La Terre (URSS, 1930) d’Alexandre Dovjenko lorsqu’on visionne Andreï Roublev. Signe qu’il y a une permanence d’inspiration profondément chrétienne, et spécifiquement orthodoxe, dans le cinéma russe et que le communisme n’y fut qu’une parenthèse éminemment diabolique.
C’est évidemment surtout à des films plus ouvertement eschatologiques comme Le Septième sceau (Suède, 1956) ou La Source (Suède, 1960) d’Ingmar Bergman dont les actions sont situées dans un univers également médiéval qu’il convient, en fin de compte, de le rapprocher. Il est, bien sûr, question du diable dont les symboles abondent dans le film : le prince tartare pénétrant dans l’église pour y massacrer les fidèles en est une incarnation. Il y est non moins question explicitement de Dieu puisque le miracle qui redonne foi à l’artiste religieux qu’est Roublev est accompli par la création improbable mais réussie d’une cloche colossale.
La question naïve qu’on peut se poser est la suivante : comment les autorités de tutelle communiste de l’époque ont-elles pu permettre à un tel film d’être mis en scène ? La sœur du réalisateur nous donne dans son entretien une partie de la réponse : il tournait volontairement certaines séquences trop longues afin que la censure coupât dedans et ne touchât pas à l’essentiel. Mais surtout Tarkovski a eu l’habileté artistique de montrer des éléments qui pouvaient êtres lus dans une perspective marxiste par des censeurs marxistes naïfs de 1966. Une peinture historique (on sait que pour Marx et Lénine, disciples dévoyés de Hegel, l’histoire crée l’homme bien que l’histoire selon Marx et Lénine ne soit pas l’histoire selon Hegel) matériellement très soignée et précise d’une part, une vision d’un travail collectif semblant magnifier la puissance du travail humain au service d’une fin collective (la fabrication de la cloche) d’autre part. Pour des marxistes russes de 1966 patriotes et nationalistes, le film pouvait, en outre, aussi être vu comme une magnification de la résistance de l’âme russe aux envahisseurs étrangers asiatiques et les Tartares éventuellement symboliser la Chine rouge maoïste dont la redoutable «Révolution culturelle» avait lieu au même moment aux frontières de l’U.R.S.S., entérinant la séparation totale des deux régimes communistes les plus puissants de la planète à cette époque.

Inutile de dire que ces diverses lectures du film furent peut-être réelles mais non moins évidemment totalement dénuées de sens. Le véritable sens final d’Andreï Roublev se confond avec l’irruption de la séquence finale chronologique montrant l’œuvre picturale réelle et originale de Roublev, filmée en couleurs et portée par une musique religieuse : des fragments, suppose-t-on, de la fresque du Jugement dernier, de l’icône de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et d'autres œuvres que nous savons pas identifier. Ce passage du N.&B. à la couleur à cette occasion est assez significatif par lui-même.