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23/06/2005

L'Enfance d'Ivan de Tarkovski, par Francis Moury


Avec ce premier texte, je propose aux lecteurs de la Zone une série de courtes critiques, sous la plume de Francis Moury, des principaux films de Tarkovski (à l'exclusion tout de même de Sacrifice) récemment édités (ou plutôt : réédités) par Mk2. Le test complet de ce premier DVD peut être consulté sur le site d'Écran large (tous comme les autres mais à condition d'être abonné), ici. Je signale en outre qu'un test comparatif assez pointu est également disponible ici pour ce qui concerne ce premier film.

Bonne lecture.

Fiche technique succincte
Réalisation : Andreï Tarkovski
Production : Mosfilm
Scénario : Vladimir Bogomolov d’après son roman, Mikhail Papava et Andreï Tarkovski
Directeur de la photographie : Vadim Ioussov
Musique : Viatcheslav Ovtchinnikov.

Casting succinct
Nikolaï Bourliaev, Valentin Zoubkov, Evguéni Jarikov, Valentina Maliavina, Stépan Krilov, Nikolaï Grinko, etc.

Résumé du scénario
«Grande Guerre patriotique», pendant l’offensive de 1943 contre l’armée nazie : le jeune Ivan a rejoint l’armée régulière stalinienne pour venger le meurtre de ses parents gardes-frontières. Il exécute héroïquement des missions dangereuses qu’un homme adulte ne pourrait accomplir. Et il se remémore ou rêve fugitivement ce qui fut son enfance. Un jeune lieutenant préservera en lui le souvenir de cet enfant à l’issue de la guerre.

Critique
L’enfance d’Ivan (Ivanovo detstvo, URSS, 1962) d’Andreï Tarkovski (1932-1986) fut une révélation mondiale lors de sa distribution en dehors d’URSS. Il fut récompensé du Lion d’or du Festival de Venise, du Golden Gate de la mise en scène au Festival de San Francisco et par de nombreux autres prix. Paradoxalement, il fut mis sous le boisseau dans son propre pays car Kroutchev avait déclaré, après l’avoir visionné, qu’il n’était pas conforme à la vérité historique de montrer l’Armée rouge utiliser des enfants pendant les combats bien que le fait soit avéré par de nombreuses sources filmées, écrites et parlées. Le président Kroutchev ne voulait pas que l’Armée rouge puisse être confondue avec les armées spontanées de partisans pour des raisons internes à l’histoire du stalinisme qu’il serait fastidieux d’expliquer ici. Quoi qu’il en soit, c’est bien l’armée régulière qui est celle d’Ivan, pas les autres.
Contingence historique étrange jusqu’au bout : un autre cinéaste avait commencé à tourner L’enfance d’Ivan avec d’autres acteurs mais Mosfilm, la célèbre firme étatique mécontente du résultat initial, proposa à Tarkovski qui venait d’obtenir son diplôme de fin d’étude brillamment de le reprendre… avec la moitié du budget encore disponible et pas encore gaspillée par son prédécesseur. Il accepta immédiatement. Et probablement pour deux raisons : d’une part le film de guerre patriotique était véritablement le genre par lequel il fallait passer en URSS communiste si on voulait avoir la reconnaissance administrative et l’éloge des autorités de tutelle du cinéma soviétique ; d’autre part, le roman de Bogomolov contenait un certains nombres d’éléments qui intéressaient Tarkovski. L’occasion était donc parfaite : sa propre inspiration pouvait s’épanouir au sein du genre alors le plus respecté.
On voit bien rétrospectivement ce qui a passionné Tarkovski là-dedans : la possibilité de mélanger peinture phénoménologique subjective d’une conscience hésitant entre passé, présent, rêve, réalité, fantasme et une peinture strictement objective mais assez symbolique tout de même de l’événement le plus tragique qui ait marquée l’histoire de son pays au XXe siècle. Cette Seconde guerre mondiale que les Russes nomment encore aujourd’hui «Grande Guerre patriotique» leur a coûté probablement 20 millions de morts et peut-être deux fois plus de blessés. Tarkovski comme une partie de ses collaborateurs étaient adolescents pendant l’invasion allemande de 1941 puis la contre-offensive stalinienne victorieuse en 1943 : ils en furent naturellement marqués à vie par les pertes familiales et les images d’horreur qu’ils avaient en mémoire et il fallait bien qu’ils en parlassent. Le film a donc une double nature : objective et subjective. Expérimentations graphiques narratives avec le temps et l’espace coïncident avec une narration classique d’un sujet global qui ne l’est pas moins. Il n’est en somme pas mauvais de commencer par ce Tarkovski-là. Car c’est par ce long métrage qu’il a lui-même commencé, que ses premiers spectateurs mondiaux l’ont découvert et admiré, et les vertigineuses plongées métaphysiques qui feront sa réputation restent encore disciplinées par la nature même du sujet : l’histoire contemporaine récente vue à travers, il est vrai, un cas déjà très particulier poussé presque à la limite de ses possibilités internes. C’est déjà, en dépit de son sujet, un film alliant introspection et contemplation d’une manière nerveuse, profondément métaphysique au sens le plus étymologique de ce terme.