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15/11/2004

L'expérience existentielle de l'art selon Henri Godard

Olympia de Manet, 1863
Je suis toujours fasciné par la cohérence secrète que révèlent mes lectures, moins celle de mes goûts, après tout critiquables que celle, profonde, qui lie chacun des livres lus à celui qui l’a précédé, à celui qui va le suivre. Je vois dans cette cohérence un merveilleux sourire qui m’aide à ne pas désespérer. Ainsi, après avoir évoqué précédemment l’ouvrage de Karl Löwith consacré aux résurgences profanes voire résolument athées de la figure divine dans l’histoire politico-philosophique de l’Occident, je dévore le livre, intitulé L’Expérience existentielle de l’art (Gallimard), que l’un des plus grands spécialistes de Céline si ce n’est le plus grand, Henri Godard, a consacré à sa propre lecture de Malraux lui-même fasciné par les arts. Mon sentiment sur ce livre, comme l'écrirait Pierre Assouline, c’est-à-dire le mauvais critique ? Livre étrange, oui, moins par l’évocation d’un écrivain finalement assez méconnu, Malraux, et de sa passion pour l’art (puisque, nous apprend Godard, il a écrit son ouvrage en préparant l’édition de La Métamorphose des dieux dans la bibliothèque de la Pléiade) que par une volonté presque systématique d’affirmer, au cours de l’histoire, la progressive autonomisation du langage de l’art, surtout, ici, celui de la peinture et de la sculpture. C'est d'ailleurs cette autonomisation de l'art qui accentue l'irrécusable sentiment d'étrangeté que l'homme éprouve face au monde. La thèse est connue et ne souffre guère de contestation. En fait, l’art, selon Godard lisant Malraux, se sépare de la sphère religieuse qui, jusqu’à l’ère moderne, en formait le berceau et la destination suprême, l’icône pourrais-je dire. Dès lors, logiquement, « l’expérience existentielle » qu’évoque l’auteur est ambiguë : non un « surnaturel », non « un être ou […] des forces qui existeraient en eux-mêmes sur un autre plan de réalité que le nôtre, mais […] des données qui font partie de nous-mêmes et de notre condition […], tout ce qui nous donne le sentiment d’être dépossédés de nous-mêmes, et qui pourtant est également nous ». Je passe sur la maladresse des termes employés (« plan de réalité », « données ») par Godard, qui à mes yeux signifie assez la gêne de l’auteur, et sans doute une fascination bien réelle qui, à l’endroit de la religion et des merveilles artistiques qu’elle a fait naître, n’est évidemment pas seulement intellectuelle. Ces forces, quelles sont-elles ? Godard nous apprend, en bon lecteur malrucien, qu’il s’agit tout d’abord de « la mort pour commencer, mais aussi l’expérience du sexe quand elle est vécue dans sa plénitude » et enfin « le soupçon d’une présence du Mal en nous et en tout homme ». Qui pourrait affirmer le contraire ? Sauf que Godard refuse de subsumer ces expériences que n’eût pas désavouées un Bataille (et Blanchot, d’ailleurs évoqué dans ce même livre) sous une catégorie (le mot me fait honte), disons plutôt dans une dimension qu’un Wladimir Weidlé n’aurait pas hésité, lui, à qualifier de religieuse. Pour le dire excellemment avec Godard : « Le pouvoir de dignité métaphysique que Baudelaire et Malraux confèrent à l’art n’est pas autre chose que la suite logique, une fois effacée la croyance en ce Dieu auquel la figuration de l’art portait atteinte, de la conception qui motivait cette interdiction. Si donner forme à des êtres divins, ou même seulement animés, était l’usurpation d’un pouvoir divin, comment, en l’absence de Dieu, n’en subsisterait-il pas quelque chose en faveur des hommes ? ». Karl Löwith n’est pas bien loin, quoique Godard paraisse ne pas connaître cet auteur et tant d'autres (ne serait-ce que George Steiner, alors que Godard évoque la réelle présence chère au célèbre essayiste), qu'il ne songe pas à opposer à Malraux. Oui encore donc, mais Godard, qui à mon sens borne un peu trop grossièrement la position éminemment complexe et mouvante que Baudelaire nourrissait quant à la signification religieuse de l’art, de refuser que celui-ci, désormais, ose lever son regard (et le nôtre bien sûr) vers le ciel, nous obligeant plutôt à le retourner vers une intériorité devenue le réceptacle des magies perdues, de l’émerveillement d’antan. L’homme de Godard est un mélancolique qui ne lève ses yeux, de peur d’être aveuglé, qu’à mi-hauteur, coincé entre le plus insipide matérialisme et quelque nostalgie secrète des dieux, pas même digne d’Hölderlin.

Les dernières phrases d’Henri Godard sont à cet égard éloquentes, qui refusent de conclure à autre chose, au travers des âges, qu’à une espèce de sombre opiniâtreté dont ferait preuve l’homme, opiniâtreté dont on se demande bien ce qui peut en assurer la permanence : « Et nous, qui avons été habitués à trouver aussi bien la peinture dans des natures mortes ou dans des tableaux abstraits, nous continuons, dans les musées, à trouver quelque chose de plus encore à ces visages de l’art. L’attention que nous leur prêtons n’a rien à voir avec celle que nous portons aux visages qui à tout moment sont autour de nous le premier univers de nos vies, mais elle n’est pas moins passionnée. En eux, nous venons chercher à la fois le reflet de nos interrogations les plus profondes, et un moyen d’y faire face ».

Autre lecture, que j’évoquerai bientôt, celle-ci bouleversante et qui m’a enthousiasmé comme l’avait fait celle de l’ouvrage de Wladimir Weidlé : Syntaxe ou l’autre dans la langue de Renaud Camus.

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