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26/09/2004

L'Enchâssement : le stalker lisant Anders lu par Dantec lisant...

Crédits photographiques : Nasa.

«Debord reprend la phénoménologie critique d'Anders mais il la désincarne en niant, par sa simple absence, la notion centrale de Nous fils d'Eichmann. Que nous sommes TOUS les Fils d'Eichmann. Que nous sommes TOUS des détenus. Que nous sommes TOUS des travailleurs, dans le cycle de la division infinie du travail».
Courriel de Maurice G. Dantec à l'auteur.


J’ai toujours affirmé que je ne croyais pas au hasard, ce dieu de la ménagère de moins de cinquante ans. Je termine ainsi l’ouvrage de Jean-Luc Évard sur Ernst Jünger (intitulé Autorité et Domination, aux éditions de L’Éclat), que j’ai évoqué tout récemment, fascinante étude sur la tentative de transsubstantiation, par l’auteur des Falaises de marbre, du nihilisme occidental qu’il a radiographié comme nul autre, y compris Heidegger, grand lecteur, on le sait, du Travailleur. Je reçois ce matin un message de Maurice G. Dantec qui, me dit-il, a lu d’une traite le remarquable Nous, fils d’Eichmann de Günther Anders, auteur que j’évoque à maintes reprises dans mon essai sur Steiner, que Dantec a d’ailleurs terminé de lire. Je me souviens d’avoir lu ce petit ouvrage, en fait composé de deux lettres de celui qui fut le premier mari d’Hannah Arendt adressées au fils du criminel nazi, dans l’édition procurée en 1999 par Payot & Rivages, dont la première de couverture m’a toujours frappé par l’évocation d’une sereine désolation : un bâtiment désaffecté est cerné de toutes parts par une étendue d’eau qui, on le pressent, finira par ronger cette maison d’Usher abandonnée, le paysage baignant dans une lumière d’aube ou de crépuscule, on ne sait. Dans une lumière ineffablement douce de fin du monde. Or, appliquant mon «programme» de relecture systématique de romans dont je ne me souviens même plus, je viens de terminer la lecture du beau livre de Ian Watson, L’Enchâssement, qui évoque, entre autres aventures, l’engloutissement par les eaux d’une immense étendue de forêt amazonienne, dernier refuge d’une tribu brésilienne parlant un langage «enchâssé», capable de nous ouvrir les fameuses portes blakiennes de la perception pour nous faire pénétrer dans l’Autre réalité, celle-là même que poursuit dans ce livre, de monde en monde, une race extraterrestre définitivement inconsolable de la Beauté perdue, une fois entrevue, perdue justement parce qu’une fois entrevue. De sorte que l’évocation matinale d’Anders par Dantec, lequel se pose très justement la question de la double extension d’Auschwitz au triomphe de la Machine (la société dans son ensemble, chaque individu, bref : le monde devenu Machine) et de la Bombe à la Machine devenue monde m’a paru comme renforcée par ma lecture du livre de Watson et, paradoxalement, par la possibilité d’un ultime spectacle paraphant le dernier matin du temps des loups : un monde déserté, définitivement débarrassé du vacarme humain, une dernière seconde de calme absolu avant que le rire nietzschéen par lequel se termine Les racines du Mal ne déchire l’univers dépeuplé.
Hormis ce courrier que Dantec ne m’en voudra pas de citer en (minuscule) partie, je dois bien avouer que ma pauvre journée ne m’a offert aucun fait saillant, si ce n’est l’envoi, par Didier Sarrou, d’un ouvrage intitulé bellement Une grandeur impossible qui est en fait un recueil de textes en partie inédits de Paul Gadenne. Lisant la préface de ce livre, parcourant en outre le dernier numéro de la revue Nord (également envoyé par Sarrou) consacrée à l’œuvre de Gadenne, constatant alors le peu d’empressement (ou, tout simplement, leur parfait manque de curiosité…) que manifestent les universitaires dans le fait d’évoquer l’existence de mes textes sur ce magnifique écrivain, remarquant en outre que le patron (ancien collègue de khâgne) d’un site voué tout entier à Gadenne n’a toujours pas trouvé le temps (alors, m’avoue-t-il, qu’il ne travaille officiellement que 15 heures EN MOYENNE, me précise-t-il, par semaine) d’indiquer ne serait-ce qu’un seul lien vers ma Zone, je pique une franche colère et envoie à Sarrou et à l’ex-khâgneux, devenu professeur, un courrier passablement énervé. Énervé et inutile certes, l’un et l’autre de ces excellents chercheurs estimant sans doute que, plutôt que de vouloir promouvoir quelques-unes de mes lignes (ce qui n’est certes pas mon intention…), je ferais mieux de m’effacer derrière l’œuvre de Gadenne. Oui, l’argument est valable mais ils ne semblent toujours pas, l’un comme l’autre, avoir compris ce que je leur ai pourtant répondu : je suis pressé, Gadenne, oui, ne l’a jamais été, je le sais bien, brûlant d’emprunter la «petite voie» chère à Thérèse de Lisieux, Gadenne dont personne ne parle ou presque, hormis quelques étudiants désireux, pour de piètres raisons sans doute, de rendre un mémoire de maîtrise un peu moins gris que la majorité… Si Gadenne a constamment tenté de s’effacer, moi, je le répète, je suis pressé de servir l’œuvre de cet auteur qui, à mes yeux, je l’écris pour la millième fois au moins, est l’un des plus grands que compte notre fameuse et confraternelle République française des Lettres, qui le méprise et l’ignore superbement du haut de sa morgue de vieille Garce socialisée jusqu’à l’os. Et j’ose encore cette énormité : c’est maintenant, mort depuis des années et pratiquement inconnu du plus grand nombre, c’est maintenant plus que jamais que Gadenne ne peut souffrir le moindre retard dans le service que l’on doit rendre à son œuvre. Si je puis le faire : tant mieux. Si je puis faire que quelques dizaines de lecteurs découvrent la beauté crépusculaire de son œuvre, l’angoisse métaphysique exsudant de romans tels que Le Vent noir ou La plage de Scheveningen, tant mieux, je n’ai aucune honte à me servir de l’immense Toile et de ma modeste Zone pour tenter de répandre comme s’il s’agissait d’un rhizome le nom de cet écrivain de race. Après tout, ne suis-je pas suffisamment dégoûté de rencontrer, dans n’importe quel recoin sale de l’Internet, les madrépores blanchâtres des Deleuze, Barthes, Foucault et autres Debord du prêt-à-penser gauchiste, c’est-à-dire universel, pour que je ne tente pas d’indiquer l’existence cachée d’un arbre vigoureux, enraciné dans la terre et levant sa haute frondaison vers le ciel ? Suis-je bête ! Mais je me demande, tout simplement : un universitaire, un professeur de lycée, dans leur impassible sagesse, peuvent-ils avoir la moindre idée de ce que signifie les mots de COLÈRE et, surtout, JUSTICE ?
J’en doute de plus en plus et j’ajoute que, de moins en moins pour le coup, je supporte cette bienveillante insouciance qui, pour se légitimer, se drape dans la toge froide de la rationalité universitaire. Pour vivre, Gadenne a besoin de sang, pas d’articles poussifs et érudits. Un auteur qui est seulement lu par des chercheurs, quel que soit d'ailleurs leur talent et leur sensibilité, est un auteur mort.

J'ai écrit ces quelques phrases avant d'avoir découvert, sur Ogrish, un site au demeurant peu recommandable, le film amateur (un parmi tant d'autres) montrant dans son horreur insoutenable l'assassinat de l'un des otages américains, Eugène Armstrong. Voici le laconique commentaire accompagnant (ou remplaçant) les images de cette boucherie : Armstrong screamed horribly as blood began to gush from his throat. He struggled in vain against the brutal attack, but within moments his body grew still as his murderer continued to hack against the rent flesh of his neck. Ces images immondes, que nous cachent nos paternalistes médias dans le souci probable que nous ne commettions pas d'amalgame, réduisent à néant mes efforts pour évoquer quelque beauté de l'écriture, comme elles réduisent à néant les plus géniales créations de l'art. L'horreur est infinie et, comme l'écrivait justement Simone Weil, sans la moindre trace d'imagination. Cette horreur, proliférante et pourtant absolument identique à elle-même dans sa démoniaque redite, nous l'avons déjà vaincue, une fois pour toutes, mais nous feignons de l'oublier, de L'oublier.