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03/08/2004

Sur une île, stalker, quels livres emporteriez-vous ?

Crédits photographiques : Mike Hutchings (Reuters).

«Et l’on n’entrevoit pas davantage le salut dans l’instant suivant, car le journaliste est devenu un type : individuellement il meurt, mais le Journaliste ne meurt jamais; il se multiplie sans cesse».
Søren Kierkegaard, La Dialectique de la communication


Samedi 3 juillet

Bien sûr, rien de comparable, ici, avec les sites magnifiques de Gavrinis, Locmariaquer dans le Golfe du Morbihan, Kerloas dans le Finistère ou le plus connu d’entre eux, Carnac, ces alignements de rochers, dolmens, cairns et ces mystérieuses gravures devenus désormais les étapes obligatoires de touristes en attente d’un sacré qu’on leur promet sans étiquette confessionnelle, et pour cause. J’ai le sentiment, tout de même, de m’être débarrassé de l’inutile et plus : d’avoir laissé se sécher au soleil une vieille peau sans intérêt qui, ici, ne ferait que m’alourdir. Tout homme quittant le continent doit avoir cette impression de légèreté je crois, tout homme y revenant se sentant de nouveau pris dans une sorte de glu invisible, pas moins réelle et contraignante cependant. Je suis depuis quelques jours sur cette ’île, entouré d'amis et d’enfants dont la petite ***, trois ans dix-douzième comme elle le répète avec un éclair de malice dans son regard d’un bleu presque trop intense, comme peint à la main sur d’immenses billes de porcelaine.
La maison dans laquelle je me trouve fait face à la mer nous séparant du continent, côte sans intérêt spécial d’ailleurs : quelques maisons cossues, entourées d’une verdure luxuriante qui m’apparaît presque noire depuis le lieu où je la contemple, me rappellent toutefois que, sur cette île comme sur la côte qui lui fait face, l’argent semble notoirement moins rare que le beau temps, cette perpétuelle inconnue des vacances en Bretagne. Nous sommes donc bien loin de la fameuse côte sauvage peinte par Jean-René Huguenin dans ce qui allait être son unique roman. Je l’avais déjà lu au moins deux fois mais ce roman âpre m’avait été gâché par ce qu’en avait dit quelque part Julien Gracq, comme si l’on pouvait comparer (puisque c’est bien ce que fait Gracq, au moins implicitement) les quelques jours vécus par Olivier auprès de sa sœur qui va se marier – et donc lui être arrachée pour toujours – avec les esthétismes fades et filandreux déroulés par Gracq dans ses quelques romans. Un rapprochement tout de même ? Oui, sans doute, mais ne tenant, comment dire, qu’à l’atmosphère peinte par les deux écrivains, qui se ferait alors, d’évidence, avec Un beau ténébreux que je n’ai pas relu depuis… Mon Dieu, depuis combien d’années au juste ? Ah !, peut-être suis-je injuste avec l’œuvre romanesque de Gracq, qui promet beaucoup et, finalement, n’a tendu à l’adolescent que j’étais alors qu’un poing d’avare, prudemment refermé sur quelque trésor que le rusé romancier s’échine pourtant à nous faire soupçonner et convoiter. Une fois la main ouverte, puisqu’il n’est pas bien difficile de la forcer, on reste tout étonné de voir que le magnifique mirage, qu’il s’agisse d’Argol ou bien du rivage des Syrtes, s’est réduit en quelques grains de poussière grise. Je me revois encore, seul sur les quais de Saône, avec un des exemplaires facilement reconnaissables des éditions José Corti, assis sur un des bancs plaisamment offerts à leurs contribuables par les édiles lyonnaises. Je passai des heures à lire Le rivage des Syrtes et j’étais alors, pourquoi m’en cacher, fasciné par la langue gracquienne, moins l’arme du griffon comme le prétend l’écrivain de je ne sais quel auteur que la main du maître posée sur l’épaule de l’élève et qui, le plus simplement du monde, d’une pression, lui commande d’ouvrir son regard devant le spectacle magiquement révélé par sa science et la beauté de sa langue. Peu importe du reste, une phrase comme celle que prononce Olivier, «Nous avons les bras cloués, nous ne pouvons rien étreindre», instaure à mon sens, entre l’œuvre du jeune prodige et celle du vieux faune maître de son art, une distance infranchissable, celle qui sépare le drame hanté par l’impuissance, la férocité, le dégoût de soi, le Mal et Dieu du texte qu’on dirait exclusivement rédigé afin de contenter l’appétit d’un fort en dissertation qui aura tôt fait de dénicher telle métaphore musicale enchâssant le mélodique verbiage d’Alan Murchison, telle phrase incroyablement étirée censée mimer la patiente saltation d’un temps dont le squelette est un serpent de sable paralysé à force de contempler le lointain horizon d’où rien ne vient, n’est jamais venu, ne viendra jamais, évidemment par les Tartares d’un autre roman. Car Huguenin, il l’a lui-même suffisamment répété dans son Journal, est de la même race que celle de Bernanos, que Julien Gracq n’évoque pas même banalement mais ridiculement, se contentant de pointer l’incongruité des curés peints par l’auteur dans un monde qui envoie quelques ânes télégéniques dans une ferme. Oui ? Ah bon ? Et alors monsieur le plus grand romancier français encore vivant, comme le disent, suintant de componction, les journalistes qui de toute façon ne savent pas lire ? Oui et alors ? N’avez-vous pas remarqué que la plupart de vos personnages, sinon tous, sont parfaitement ridicules, non seulement dans notre monde plat et horriblement efficient (pour ne pas dire, avec moins d’apprêts, efficace) mais, ce qui est à mon sens beaucoup plus grave, dans le monde imaginaire lui-même que vous avez inventé pour mettre en scène les insignifiantes aventures de ces esthètes sur le retour, ces coquilles vides – pourtant horriblement bavardes – qui n’atteignent pas même l’orteil d’une des diaboliques de Barbey, tant leurs tracas métaphysiques me paraissent boursouflés d’une sirupeuse paresse, d’un amour immodéré, quoi qu’on en dise, pour les nourritures terrestres du subtil et femmelin Gide ? Voici ce qu’écrit au contraire Jean-René Huguenin du désir d’Olivier, ce double maléfique : «Qui suis-je ? Qui étais-je ? Je ne trouverai jamais ma nuit. C’est moi que je prie, c’est moi qui m’exauce. Dieu dans sa haine nous a tous laissés libres. Mais il nous a donné la soif pour que nous l’aimions. Je ne puis lui pardonner la soif». On croirait entendre Fiodor ou, pourquoi pas, le saint de Lumbres au moment de sa plus grande rébellion ou, pourquoi pas encore, la seconde Mouchette qui, heureusement, dans la nouvelle de Bernanos, semble bien incapable de pousser aussi loin le raisonnement. Huguenin continue : «Mon cœur est vierge, rien de ce que je conquiers ne me possède ! On ne connaîtra jamais de moi que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J’explore. La curiosité c’est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l’amour – mais qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d’espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu’à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n’était qu’une façon d’approcher la mort ?». Qui n’a pas vu que le Bernanos de L’Imposture ou de Monsieur Ouine eût parfaitement pu signer de telles phrases, à la virgule près ? Je suis donc ravi d’avoir aimé ce livre, de l’avoir presque découvert, comme si un visage inconnu mais déjà contemplé puis oublié, dont chaque détail se fût pourtant précisément inscrit sur le miroir que lui tendait le Journal, m’était de nouveau révélé sous une lumière particulière, peut-être celle, rasante, qui semble séparer les rochers de la surface étincelante de la mer, les couper même, cette île, lorsque le soleil se couche, paraissant alors flotter, pour quelques minutes de pure grâce, au-dessus des eaux. Je dois dire que c’est Sarah Vajda qui, me souhaitant de bonnes vacances, termina malicieusement son mot en évoquant mon séjour sur la côte sauvage, comme si j’avais besoin de cette anecdote supplémentaire pour me persuader que le hasard est un mot qu’utilisent les imbéciles, faute de mieux. Sans elle toutefois, qui sait combien de mois ou même d’années il m’aurait fallu avant de me décider à ouvrir de nouveau le splendide et unique roman de Jean-René Huguenin.
Toute lecture véritable est une rencontre. Toute rencontre véritable est déjà le fruit mûr non pas d'une seule mais d’innombrables lectures.

Dimanche 4 juillet

J’ai évoqué les sites mégalithiques les plus fameux de Bretagne, tout au plus vieux de quelques milliers d’années. Un saut de puce, si l’on considère l’échelle que prennent en compte les chercheurs s’occupant d’un des mystères les plus fascinants de la science, sur lequel d’ailleurs les plus grandes sommités scientifiques, jadis, avaient déposé leur veto : l’origine du langage, auquel un numéro hors série de Science & Vie a été consacré. On y apprend par exemple qu’aucune donnée scientifique ne s’oppose au fait que, peut-être, pour ne pas dire sans doute, nos ancêtres les plus lointains, par exemple Homo ergaster (il y a environ 1,5 million d’années), ont été capables d’articuler un langage cohérent, l’auteur de l’article en question, Pascal Picq, évoquant même, assez curieusement (et poétiquement) il faut le noter, le fait que la domestication du feu, «outre la chaleur, la protection, la capacité de cuisson qu’il apporte, ouvre le monde de la nuit. Sa dimension favorise ainsi la réunion des individus et sa lumière est propice à l’invention de mondes imaginaires portés par le pouvoir narratif du langage». L’imagination, justement, chavire en tentant d’imaginer ce qu’a réellement pu représenter le matin de l’homme («l’émerveillement des matinées humaines» dit ainsi le poète, toujours en avance sur l’esprit scientifique), dont la science elle-même nous révèle qu’il fut très certainement beaucoup plus mystérieux que ne l’ont laissé pensé, par exemple, telle andouillerie mitonnée par Jean-Jacques Annaud ou tel incipit hélas trop célèbre de Stanley Kubrick représentant quelques singes coléreux observés par un impassible mégalithe noir d'origine extraterrestre. Les perspectives ainsi ouvertes sont tout simplement fascinantes qui nous laissent penser que l’homme, dès son origine, s’est nourri de récits organisés transmis oralement, de génération en génération, dont les premières épopées mythiques conservées par l’écriture ne représentent sans doute que leurs très lointains descendants. Bernard Victorri, directeur de recherches CNRS au laboratoire LATTICE (Langues Textes Traitements Informatiques Cognition) va même jusqu’à affirmer que les origines du langage (ou plutôt d’une seule et unique langue, comme l’affirme Meritt Ruhlen dans L’Origine des langues, langue primordiale qui serait ainsi vieille de quelque 50 000 années…) sont à chercher dans le désir irrépressible manifesté par l’homme dès qu’il s’agit de donner un sens à ce qu’il ne comprend pas, le scandalise ou le terrorise : la mort ou le meurtre par exemple, l’interdit bafoué, qui ne peuvent être appréhendés qu’à l’unique condition qu’un récit les enchâsse et, refusant de les expliquer, affirme pourtant qu’ils ont non seulement déjà été vécus et endurés par d’autres hommes, mais que ces derniers ont survécu à l’horreur ainsi dévoilée puis contée. Je songe bien évidemment, en évoquant ces hypothèses tout simplement extraordinaires, à l’ouvrage majeur de Paul Ricœur, Finitude et Culpabilité mais aussi aux théories de Vico dont le maître ouvrage, La Science nouvelle, l’auteur nous le rappelle lui-même, ne fut guère goûté par les sommités de son époque. Ce n’est pas tout car nous apprenons, au fil de pages assez bien documentées que, contrairement à ce que laissaient penser nombre de scientifiques il y a de cela seulement quelques années, les Néandertaliens, à l’instar des hommes modernes qu’ils ont forcément côtoyés (la rencontre entre l’homme et une espèce différente n’est donc pas à quêter dans la découverte d’une hypothétique vie extraterrestre !), pouvaient parler, enterrer leurs morts et représenter symboliquement le monde dans lequel ils vivaient et mouraient. Or, ces mêmes Néandertaliens ont disparu sans que nous connaissions la cause de cette disparition, mystérieuse inadaptation à leur milieu ou bien épidémie massive. En est-on bien certain ? Je suis ainsi très étonné que nos petits penseurs, si prompts à dénoncer les crimes de l’homme blanc, occidental, crimes réels ou imaginaires, n’aient pas encore eu l’idée, semble-t-il, d’affirmer que nos ancêtres directs, en raison de je ne sais quelle supériorité technique, ont non seulement asservi mais exterminé des peuples entiers de ces Néandertaliens, ces massacres d’une ampleur inédite ayant en somme préfiguré ce que seraient, plusieurs millénaires en aval, les épurations ethniques dont furent victimes les populations amérindiennes puis noires africaines… Pardon, je dis une bêtise : je suis à peu près certain que, si je me donnais la peine de fouiller, je pourrais effectivement lire telle étude diablement convaincante étayant cette hypothèse d’un homme occidental (fût-il, dans ce cas précis, lui-même originaire du continent africain !) meurtrier de ses congénères hominidé. Pourquoi pas sous la plume de Noam Chomsky d’ailleurs, dont la théorie dite de la grammaire universelle est rapidement présentée dans ces mêmes pages, Chomsky beaucoup plus intéressant lorsqu’il évoque la portée de ses intuitions scientifiques que lorsqu’il se mêle de considérations socio-politiques que ne lui envieraient pas les guévaristes de salon du Monde diplomatique ?

Lundi 5 juillet

Du langage à la communication, l’illusion serait de penser qu’une minuscule différence les sépare. Quelle bêtise : autant comparer le véritable chevalier de la foi avec le plastronneur ou, pis, le cagot. Il n’en est heureusement rien, affirme Kierkegaard dans La Dialectique de la communication qui date de 1847, petit volume fort utile paru dans l’excellente collection dirigée par Lidia Breda chez Payot & Rivages. Le spécialiste du philosophe danois fera ses délices des subtiles différences qu’expose ce petit livre séparant la communication directe de celle qui est indirecte et le simple littéraire, bref, l’esthète (je prie mon lecteur, en lisant mentalement ce terme, de faire la moue de dégoût appropriée) que je suis se délectera des considérations sur la presse placées par l’auteur en introduction de ses leçons, du reste jamais prononcées devant la faculté de philosophie de l’Université de Copenhague. Je ne résiste pas au plaisir de donner quelques extraits de ce texte que sans doute un Karl Kraus n’a jamais lu, qui aurait pourtant pu être l’auteur de ces lignes : «la vitesse augmentant, les communications deviennent de plus en plus hâtives, de plus en plus confuses» et surtout «Voilà ce qui produit l’improbité ; les concepts sont abolis, le langage devient confus, les arguments contradictoires se croisent. Il est impossible de trouver des conditions plus favorables à tous les radoteurs, car la confusion générale dissimule leur déséquilibre personnel», Kierkegaard terminant cet éloquent paragraphe par un constat sans appel sur la presse lorsqu’il écrit que, désormais, nous sommes à «l’âge d’or des radoteurs». Il est vrai que le penseur, pris à parti assez vivement par le journal satirique intitulé Le Corsaire, n’a jamais été avare de piques acrimonieuses à l’égard des journalistes, par exemple dans son Journal contemporain de la rédaction de La Dialectique (comme on le voit avec jubilation dans ses Papirer VIII 1 A 133, 135 et 140). Kierkegaard affirme encore, sans ambages, que l’esprit de son temps ressemble au scorbut parce que lui manque la «verte primitivité», c’est-à-dire la puissance de l’Individu («Mais il est une chose dont je suis sûr : le temps viendra où, dans le monde, s’élèvera un Je qui dira tout bonnement «Je» et parlera à la première personne») et, lignes qui m’intéressent tout particulièrement en tant que critique : «La presse quotidienne accroche à son tour une foule de gens sans aucun rapport avec la littérature qu’ils freinent plutôt. Mais cette masse devient autoritaire et, à la fin, la littérature digne de ce nom doit faire des concessions», l’auteur concluant que «La littérature journalistique abandonne la critique et écrit pour la foule».
La verte primitivité, pauvre Kierkegaard ! dans un monde et une époque qui n’en finissent pas de saucissonner la personne en autant de catégories ridicules que compte de rubriques tel magazine féminin. Oui, un bon retour à l’Individu dans une société dont le rêve inavoué est celui excellemment peint par Robert Silverberg dans ses remarquables Monades urbaines (1971, parues au Livre de poche, avec une préface sans saveur de Gérard Klein) que je relisai tout récemment, d’un être à la carte, indéfiniment modulable, corvéable, offert, baisable ou, si je puis dire, orlanable, bref aussi souple d’emploi qu’une carte à puce, plus souple même, puisque cette dernière est encore assujettie à un rôle spécifique, décidé par quelque instance suprême affreusement réactionnaire puisque irrécusable : «Dans la monade, il est incorrect de se refuser, à moins qu’il n’y ait sévices. Voyez-vous, le refus de toute frustration est la règle de base dans une société telle que la nôtre, où les frictions les plus minimes peuvent conduire à d’incontrôlables oscillations discordantes». Pourquoi, dans ces cas-là , on se le demande, vouloir en effet quitter la monade, meilleur des mondes imaginables ? C’est en somme le vieux rêve d’un être humain totalement désamarré de toute référence à la nature, délesté de toute loi naturelle, espèce de surgeon synthétique produit dans des cuves transparentes que nos biologistes programmeront… J’arrête là, l’antienne est connue, resucée mille fois par ce nazi plus verdâtre que vert qu’est Noël Mamère (1) et, certes plus intelligemment, par Alien, Matrix, etc. et, j’y songe, par l’un des chefs-d’œuvre de Samuel Delany, Triton, s’inspirant d’ailleurs des travaux de Michel Foucault, dont Le Point du 1er juillet (2) nous donne à lire un entretien assez intéressant avec Roger-Pol Droit, où il est question des tentatives menées par le penseur pour établir une archéologie du savoir. On peut y lire, à plusieurs reprises, agrémentée de clichés montrant Foucault entouré de Clavel, Sartre ou Genet lors de manifestations, l’idée que l’écriture (j’entends celle des lettrés ou des écrivains de profession) n’est rien dans l’esprit de Foucault, si ce n’est une arme, «quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction» et une peinture assez juste de la réalité de l’enseignement universitaire du début des années 70, presque totalement aux mains des marxistes et de leurs affidés : alors, «Rédiger une dissertation pour un président de jury d’agrégation, ou écrire, comme ça m’est arrivé, des articles que signait un dirigeant du Parti, c’était exactement le même exercice». On veut bien le croire et ajouter que peu de choses ont changé dans ce monde figé dans son inlandsis de prétention.

Mardi 6 juillet

Je continue mes lectures, cette fois avec Les voix de Marrakech d’Elias Canetti. Ce n’est bien évidemment pas son plus grand livre mais qu’importe, puisque je suis là en territoire connu… Non, comment dire… En fait, c’est un peu comme si le stalker, avançant prudemment dans la Zone, ne pouvait toutefois s’empêcher de reconnaître tel ou tel détail, arbre desséché, minuscule flache jamais complètement transparente, détails justement invisibles à d’autres regards que le sien. L’unique sujet de Canetti, c’est la voix, plus largement le langage, son opacité, son avilissement, ses réussites et ses drames. C’est un beau sujet, c’est un grand sujet, sans doute le plus grand, peut-être même le seul, que Canetti a appris en lisant et surtout en écoutant Karl Kraus, auquel il voua une admiration sans bornes avant de s’en détacher, jamais complètement cependant je crois. Canetti recherche la langue mentale unique, imprononçable, totalement vierge de toute immixtion avec le réel, pure chimère qu’entendit peut-être, quelques instants avant de mourir, le Virgile d’Hermann Broch : «Je rêve d’un homme qui aurait désappris les langues de la terre jusqu’à ce qu’il ne puisse plus comprendre, dans aucun pays, ce qui s’y dit». L’autiste absolu en somme bien que Canetti sache parfaitement qu’une pareille régression, si elle pouvait être scientifiquement menée par quelque «voleur de feu», serait tout simplement abominable, quand bien même elle ne serait rien de plus qu’une aberration. L’homme, en effet, est langage ou n’est pas et celui qui désapprend le langage est plus sûrement destiné à arpenter les couloirs blancs du cabanon que de joindre ses mains dans quelque cloître profondément retiré du monde.

Mercredi 7 juillet

Marlon Brando est mort. Sur une île, sans télévision ni radio, il faut tout de même un certain temps pour qu’une nouvelle soit connue… pas bien longtemps toutefois. Je me souviens de ce magnifique acteur, sans doute le plus grand du siècle passé, dans Apocalypse Now bien évidemment : la rencontre entre Kurtz et Willard, dans un repaire infesté par la fièvre et l’horreur, le premier lisant au second les vers de The Hollow Men de T. S. Eliot, donne au film de Coppola tout son sens, lorsque l’on garde en mémoire que Brando n’avait pas même lu Cœur des ténèbres de Conrad lorsqu’il arriva sur les lieux du tournage. A croire qu’il n’avait guère besoin de travailler son jeu pour exprimer subtilement le désespoir lucide, la volonté démoniaque mais aussi la soif monstrueuse de justice qui dévorait chacune des actions de Kurtz, fussent-elles les plus condamnables. La version Redux du film de Coppola a beau nous offrir plusieurs scènes inédites nous montrant Marlon Brando dans son campement, je sais que dorment quelque part des dizaines de minutes pendant lesquelles l’acteur a improvisé. Je m’en souviens aussi, quoique plus confusément, distillant son désespoir dans le Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci et enfin jouant un justicier bien peu fréquentable dans Missouri Breaks d’Arthur Penn, ces deux rôles me paraissant dévoiler mieux que d’autres la facilité déconcertante (le voilà, le génie de l’acteur) avec laquelle Brando était prêt à passer à autre chose, conquête, cause à défendre, rôle, peu importe, pourvu que l’homme soit une nouvelle fois capable de fouler bas la statue que les crétins qui l’encensaient (ou le démolissaient, c’était selon) construisaient à sa place, statue qu’il détestait plus que tout. Eh bien ! Ma phrase s’égarant dans les méandres de la mauvaise presse, j’ai le droit de m’étonner, à ce stade, que les journalistes n’aient pas encore osé comparer Brando à un autre génie de la vitesse… Je vais donc, soulagement indicible je vous assure, jouer au journaliste et lâcher une belle phrase, aussi ronflante que stupide. La voici : comme Arthur Rimbaud, cet acteur de sa propre légende dont il se moquait, Marlon Brando ne détestait rien tant que le conformisme où s’endorment les imbéciles. Allez, je m’amuse une dernière fois à faire le journaliste (voire le pigiste) en faisant remarquer, comme si de rien n’était, qu’un lien, aussi ténu qu’on le souhaitera, unit quand même Marlon Brando à ce lieu. Sa nature me demanderez-vous ? C’est bien simple : Joseph Conrad, l’inventeur de Marlow et de Kurtz et de tant d’autres personnages qui ont durablement marqué ses lecteurs, a failli résider ici lorsque, tout juste uni à Jessie Emeline George qu’il a épousée le 24 mars 1896, il partit avec elle en voyage de noces en Bretagne, débarqua sur l’île où il ne put se loger puis choisit de louer une chaumière ailleurs.
Assez écrit. Je regarde la couverture qui illustre le fort volume des nouvelles complètes de Joseph Conrad, paru dans l’excellente collection Quarto (où j’ai trouvé l’anecdote précédente concernant le romancier) : il s’agit d’un dessin de Victor Hugo pour ses Travailleurs de la mer intitulé Bateau à vapeur : la Durande, qui représente un navire fonçant dans une mer démontée. Je lève ensuite mon regard vers l’immense houle qui cerne la maison de toutes parts, à quelques mètres à peine de moi, alors que le vent souffle en puissantes rafales fouettent les rochers de monstrueuses langues verdâtres. Force 10, apprendrais-je le lendemain dans la page météo d’un quelconque journal. Je contemple, fasciné, le changement de couleur de l’océan qui, d’un bleu glacé et profond il y a quelques heures à peine, est à présent devenu d’une teinte spectrale, comme si le ciel, maintenant monstrueusement boursouflé de sombres nuages, avait vomi ses entrailles dans un immense déversoir. Je vais éteindre l’écran de mon portable pour admirer la tempête. Qu’avait écrit Joseph Conrad dans Typhon: «Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire» ? Oui, je crois que ce sont les mots que prononça le capitaine MacWhirr sans même paraître se douter de ce qui l’attendait.

Notes
(1) Je lis et je relis, sans en croire mes yeux, la réponse que Laurent Dispot a rédigée à l’attention de cet imbécile démagogique dans les pages Débats et Opinions du Figaro du 5 juillet. Je ne sais rien de l’auteur de cet excellent papier, ex-cofondateur du Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire, cela existe !) et regrette amèrement qu’aucun intellectuel dit de droite n’ait eu le simple bon sens d’écrire ce que ce Dispot a écrit, par exemple que Mamère mériterait quelque séjour dûment prescrit dans un «centre de désintoxication pour démagogues, comme il y en a pour les drogués», ou encore d’affirmer que c’est l’Église catholique qui a «élaboré le mariage, jusqu’à l’élever au rang d’un sacrement», ajoutant que «c’était, cela reste, cela restera, une vision métaphysique». Pour faire bonne mesure, j’indique le fait que Laurent Dispot mentionne lui aussi Michel Foucault, sans trop s’étendre hélas sur cette référence.
(2) Dans son éditorial, Claude Imbert a parfaitement raison de mentionner la passionnante enquête menée par Le Figaro sous le titre «Qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ?».