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12/06/2004

Quelques lectures du stalker - Gustave Thibon

Crédits photographiques : Stringer (Reuters).

«[…] tous avaient perdu ou gagné une chose impondérable. Ils avaient vu, entendu ou senti une chose interdite aux humains, et ils ne pouvaient l’oublier».
H. P. Lovecraft, L’affaire Charles Dexter Ward.


C’est l’article de Francis Moury qui m’a donné l’envie de revoir Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer, que je n’avais pas revu depuis une douzaine d’années ou plus, à l’époque où ce genre d’activité me paraissait devoir constituer une insupportable contrainte dans un emploi autrement chargé et intéressant. C’est bien évidemment un film magnifique, aux dialogues d’une précision et d’une intelligence qui me paraissent constituer une espèce de témoignage d’un passé englouti, définitivement aboli, une sorte de «bibelot sonore» comme l’écrivit Mallarmé, le témoignage d’une époque pourtant récente où le cinéma français avait quelque chose à nous dire, alors qu’il se contente trop souvent, aujourd’hui, et avec quels piteux résultats (voir ma critique du déchet cinématographique d’Enki Bilal) de copier le génie lyrique des productions nord-américaines. La situation décrite par Rohmer a éveillé, aussi, tellement de souvenirs dans mon esprits ! : la magie d’une première rencontre, immédiatement envoûtante, avec une femme belle et intelligente comme l’est Françoise Fabian dans le film, les nuits blanches passées autour de quelques verres à dérouler jusqu’à ses conséquences les plus radicales telle ou telle notion philosophique, que nous tentions, bien sûr et avec quel maigre succès, d’incarner par nos discours et, plus encore, nos actes. Julien Gracq évoque dans l’un de ses livres cette atmosphère de conjuration secrète unissant les élèves d’une même khâgne qui, je l’avoue sans gêne, me manque terriblement, condamné que je suis, comme le dit Trintignant, à supporter quelque ridicule conversation avec mes collègues de bureau, lui dans l’industrie du pneu (son personnage travaille dans une usine Michelin à Clermont-Ferrand), moi dans celle qui exploite une autre forme de vide remplissant non plus une chambre à air mais une baudruche de la taille d’un monde, la Bourse. Et puis... j’ai été bien près, devant les toutes dernières images du film de Rohmer, celles ou Jean-Louis, marié et père d’un enfant, retrouve par hasard celle qu’il a failli aimer un soir, Maud, de pleurer comme un enfant car j’ai alors compris que Ma nuit chez Maud pouvait être interprété comme l’illustration géniale d’un thème qui m’obsède, celui de la Reprise définie par Kierkegaard et qui hanta d’ailleurs l’œuvre romanesque de Paul Gadenne.

Terminé quelques lectures, dont certaines érudites, sur le thème de la sorcellerie, du diable et de la démonologie, l’une de mes inavouables passions qui, si un enquêteur me faisait «déballer ma bibliothèque» comme le dit Benjamin à la suite d’un crime sordide dans mon quartier, me conduirait à quelque curieux et suspicieux interrogatoire au commissariat le plus proche, où ma manie (ma «démonomanie» comme l’écrivait Jean Bodin) serait scrupuleusement consignée sur une fiche informatique à ma charge. Un récent recueil d’essais universitaires tout d’abord, sous la direction de Martine Ostorero, Le diable en procès (aux Presses universitaires de Vincennes), dont on retiendra l’article d’Alain Boureau intitulé Satan hérétique : L’institution judiciaire de la démonologie sous Jean XXII. Alain Boureau justement, qui vient de publier chez Odile Jacob un essai sur le même sujet, sans doute passionnant, que je dois me procurer. Passionnant ? Voilà bien un adjectif qui ne convient pas à l’ouvrage d’Esther Cohen, Le corps du diable (chez Léo Scheer), dans lequel il ne sera guère parlé du diable et beaucoup (trop) de sexualité féminine incomprise (celle des sorcières) et de libido honteusement réfrénée par l’inquisition des Églises catholique et protestante. Ce livre, préfacé par Enzo Traverso qui semble gêné d’évoquer un sujet qu’à l’évidence il ne maîtrise guère, outre le fait qu’il ne peut en aucun cas se prévaloir d’une quelconque érudition, accumule les poncifs et les à peu près sur un sujet pour le moins extraordinairement complexe qui ne les souffre guère. La thèse de Cohen n’est pourtant pas neuve : les sorcières auraient pratiqué à la fin du Moyen Âge et surtout durant la Renaissance des rites païens enfouis sous un mince vernis chrétien. Carlo Ginzburg a beaucoup écrit sur ce sujet (Les Batailles nocturnes, Le Sabbat des sorcières) et avec quelle maîtrise ! pour que je m’attarde sur la prétendue nouveauté de la démonstration d’Esther Cohen. Ce n’est pas le plus grave. Je passe aussi sur le fait que Esther Cohen, dès qu’elle le peut c’est-à-dire trop souvent à mon goût, s’empresse de citer les platitudes derridiennes, apparemment toutes extraites d’un seul et unique livre, Spectres de Marx, platitudes qui confortent l’auteur dans son idée que la répression de la sorcellerie par la Sainte Inquisition est l’un des plus grands crimes organisés de l’histoire occidentale. Organisé, l’adjectif n’est pas anodin car c’est lui qui permet à Esther Cohen d’établir un parallèle pour le moins dangereux et saugrenu entre les meurtres de dizaines de milliers de sorcières et celui de plusieurs millions de Juifs, d’ailleurs stigmatisés et exterminés dès le Moyen Âge, comme s’ils avaient constitué l’une des premières figures repoussoir de l’humanité, préfigurant en cela la haine des sorcières, de l’Autre (Derrida et son abstrus verbiage lénifiant et tiers-mondiste n’est pas bien loin…). Esther Cohen en tout cas ne s’embarrasse d’aucune prudence et écrit sans ambages, se servant sans l’analyser de la caution prétendument apportée à ses dires par Vico : «L’histoire se répète avec des différences […]. Et peut-être l’Allemagne nazie «tira-t-elle un enseignement» de cet épisode [la chasse aux sorcières]». D’Enzo Traverso, dont il faut lire et relire le magnifique ouvrage, L’Histoire déchirée, ces mêmes éditions Léo Scheer ont d’ailleurs récemment édité un recueil d’études intitulé La pensée dispersée, moyennement intéressant mais qui donne de précieux renseignements sur un auteur peu connu en France, Siegfried Kracauer, personnage et penseur déjà évoqué par Traverso dans une monographie éditée par La Découverte en 1994.
Lecture également de deux curieuses lettres, écrites en 1646 par le Père Vieira au roi du Portugal, João IV, en faveur des Juifs chassés du royaume. Ces lettres, aux préoccupations aussi eschatologiques qu’économiques, sont brièvement présentées par Sébastien Lapaque, qui lance ainsi sa collection (intitulée Signes de contradiction) chez Bayard lequel. L’entreprise est fort louable qui nous présente ce magnifique auteur portugais dont il faut lire Le Salut en clair-obscur (chez Ad Solem). Également, deux textes sont parus signés par Bourdaloue et Pascal. Pour faire bonne mesure, je dois saluer le récent travail entrepris par les éditions Bayard, par exemple en offrant au lectorat français la remarquable Encyclopédie littéraire de la Bible de Robert Alter et Frank Kermode, superbement traduite par Pierre-Emmanuel Dauzat. Il est temps, grand temps, alors que l’Alma Mater française ne semble décidément pouvoir se débarrasser des rinçures verbeuses de Derrida ou Genette, que nous soient enfin proposés les travaux de ces critiques anglo-saxons subtils qui ont profondément renouvelé l’exégèse biblique et, partant, notre regard sur la littérature. D’ailleurs, deux titres de Frank Kermode doivent cette année être publiés par Bayard, The Sense of Ending (1967) et The Genesis of Secrecy (1979).
J’ai enfin terminé de lire, simultanément, L’affaire Charles Dexter Ward de H. P. Lovecraft, dont il faut admirer l’art d’une horreur subtilement entrevue plus que réellement dépeinte ainsi que Matrix machine philosophique (Ellipses) qui, malgré quelques bonnes analyses de tel ou tel aspect du phénomène cinématographique, ne me semble être rien de plus qu'un juteux (sans doute) faire-valoir : en fait, ce livre eût dû comporter, en guise d’avertissement, le sous-titre «pour nous faire du fric»… Mais qui donc reprochera aux professeurs de philosophie et à leurs studieux étudiants, si menacés de battre le pavé alors que se réduit comme peau de chagrin leur privilège d’enseignement, de tenter de façon plutôt réussie quelque coup purement commercial ?

Enfin, je donne à lire le questionnaire que Laurent Schang, pour la revue Contrelittérature, adressa à Philippe Barthelet à propos de son livre d’entretiens avec Gustave Thibon, sur lequel j’avais écrit quelques lignes. Je laisse le lecteur juger de la très visible mauvaise humeur avec laquelle l’auteur de l'Éloge de la France répond à Laurent.

Le 19 janvier 2001, Gustave Thibon nous quittait. Aujourd’hui, sous l’impulsion de son directeur littéraire Pierre-Guillaume de Roux, le Rocher réédite ses entretiens avec Philippe Barthelet.

«Thibon est un homme libre – il se contente de l’être, sans en faire une étiquette ou un drapeau.»

Parlant de lui, Simone Weil un jour avait dit : «Vous êtes français comme on l’est plus depuis trois siècles.» Bel hommage de celle qui, en plein second conflit mondial, prophétisait déjà le renouveau occitan, au plus provençal des philosophes. Plus qu’une simple amitié, la rencontre de l’autodidacte ardéchois (la marque de l’honnête homme) et de la militante ouvrière normalienne fut un tournant dans l’histoire des idées. C’est Thibon qui fit connaître Simone Weil à titre posthume, une fois la paix revenue. C’est encore lui qui, en 1947, introduisit la première édition de La Pesanteur et la Grâce. Anarchiste conservateur, «poète métaphysicien» selon l’expression de Philippe Barthelet, Gustave Thibon (1903-2001) avait le goût de l’aphorisme et du beau style chevillé à l’âme. Lui qui disait : «Je ne peux passer une journée sans me dire et me redire des vers» savait que, depuis Platon, les dieux parlent dans la bouche des poètes. Vivant en félibre au pied de son mas, au rythme des saisons, sa vie consista à s’interroger, sur lui-même et sur le monde. Son premier livre, La science comme caractère, publié en 1934, Thibon connut, sans la chercher, la (toute relative) consécration du public en 1940, avec la parution des Diagnostics – essai de psychologie sociale. Nul moins désireux en effet de prouver quoi que ce soit que ce royaliste impénitent, expliquant la disgrâce de Dieu au règne de la quantité parce que ses bienfaits ne sont qu’intérieurs, la contemplation de l’Éternel comme finalité exclusive de l’art, pour qui partager ses idées est plus «inviter à penser qu’imposer une pensée : être un aiguillon et non un joug.» Cinquante et un ans d’écriture plus tard, Thibon laisse derrière lui essais, souvenirs, chroniques. Gustave Thibon, un homme en harmonie ? Pour le savoir, nous avons interrogé Philippe Barthelet, avec qui Thibon s’entretint à plusieurs reprises de longues heures durant, entretiens qui composent le recueil paru en 1988 aux Éditions de la Place Royale, aujourd’hui réédité au Rocher. Dans un dialogue à bâtons rompus, où sont invoqués Péguy, Bernanos, Nietzsche, Klages, Maurras, Cocteau, Céline, Proust mais aussi Héraclite, Parménide, Pythagore, Marc-Aurèle, deux hommes communient dans le même amour de la connaissance. Avec, en surimpression, le portrait de Gustave Thibon.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Philippe Barthelet : Non.

Dans ce cas, présentez-nous Gustave Thibon.

Ph. B. : Métaphysicien poète, comme je l’ai dit, est peut-être ce qui le définit le mieux...

Pourquoi avoir choisi la formule de l’entretien pour le faire connaître ?

Ph. B. : Thibon est un homme de l’oralité. (Cf. mon avant-propos)

Qu’entendez-vous par «poète métaphysicien» quand vous évoquez sa figure d’intellectuel ?

Ph. B. : Métaphysicien poète et non l’inverse : j’entends ce que les mots veulent dire...

L’intérêt porté par Thibon à Maurras est réel, pourtant il a ses limites. Peut-on dire dans ce cas de Thibon qu’il était maurrassien ?

Ph. B. : Thibon n’a jamais été maurrassien. Il a dit lui-même, non comme un regret mais comme un fait, que Maurras n’avait compté en rien dans sa formation littéraire et intellectuelle. Il ne l’a rencontré qu’à la fin de sa vie, comme il le raconte. Ils se sont rencontrés autour de Mistral, de la Provence et de la poésie. Rien de « maurrassien » au sens du catéchisme idéologique chez lui. Vous avez dû vous en rendre compte d’ailleurs, même sa conception de la royauté, de fondation poétique – et par là religieuse – est très loin de l’«empirisme organisateur». Les deux n’ont rien à voir.

Parlons-en justement. Sa vision de la royauté et la place qu’il lui assigne, entre Dieu et l’homme, est très belle. Pour lui, la royauté rejoint la religion par la poésie. Quatre des douze chapitres du livre sont même consacrés à la seule poésie. L’empreinte de Platon, sans doute. Que pouvez-vous nous dire de la dimension poétique de l’homme Thibon, vous qui l’avez connu ?

Ph. B. : N’y a-t-il pas assez de précisions dans «quatre des douze chapitres», comme vous le soulignez ?

Autre aspect du livre, sa connaissance prodigieuse de la culture allemande, notamment de Nietzsche, ce «Pascal qui a mal tourné» et de Ludwig Klages, quasiment inconnu chez nous. Jusqu’où selon vous l’influence de l’Allemagne est-elle allé chez lui ?

Ph. B. : Il aime l’Allemagne (mais aussi bien l’Espagne, l’Italie, la Provence dont il connaît aussi bien la culture) comme un Français peut l’aimer. Peut-être faut-il être français pour aimer l’Allemagne, en mesurer à la fois l’attrait et le danger (à l’inverse, les meilleurs parmi les Allemands sont francophiles – ou francotropes : Goethe, Hamann, Leibniz avant eux, jusqu'à Jünger, Stefan George, Hofmannsthal, Rilke, et j’oubliais Nietzsche, Heine... (Tout cela est un lieu commun, mais qui repose sur une profonde vérité).

Son intérêt pour la Tradition guénonienne, sans être explicite, n’en est pas moins diffus quand la conversation vient à aborder la question religieuse. Qu’en fut-il réellement ? Thibon, intellectuel traditionnel, pour ne pas dire traditionniste ?

Ph. B. : Traditionnel, oui, si l’on entend par là le sens, le souci, la nostalgie (dans l’état actuel du monde) de la Tradition mais au sens où Guénon la définit (ou avant lui Joseph de Maistre).

Pour un écrivain, son rapport à la littérature, tel qu’il ressort de la lecture des entretiens, est ambigu...

Ph. B. : Qu’entendez-vous par là ? Qu’il n’était pas un homme de lettres (ou un «gensdelettres») ? Aucune ambiguïté littéraire là-dedans. La littérature (au sens où «le reste est littérature» – Verlaine) ne l’intéresse pas.

Qu’est-ce qui selon vous fit que Thibon, à l’inverse de tant d’intellectuels, ne versa jamais dans aucun parti ?

Ph. B. : Pourquoi voulez-vous qu’il ait dû «verser» dans quelque parti que ce soit ? Thibon est un homme libre – il se contente de l’être, sans en faire une étiquette ou un drapeau (puisqu’il l’est, il n’a pas besoin de dire qu’il l’est...).

D’après vous toujours, que lèguera-t-il aux générations futures ?

Ph. B. : Ce qu’elles seront capables d’y trouver...

Dans ce cas, je vais vous poser la question autrement. Que pensez-vous lui devoir dans votre propre formation intellectuelle et spirituelle ?

Ph. B. : No comment.

Pouvez-vous au moins nous indiquer où le placer dans le grand panthéon des intellectuels français?

Ph. B. : Je vous citerai seulement à tout hasard une phrase de Paul Barta Negra, en 1986, pour le centenaire de Guénon, dans le Figaro Magazine : «Il y a deux traditions antagonistes en France. L’une, qui va de Voltaire à Jean-Paul Sartre, et qui est mortifère; l’autre, qui va de Joseph de Maistre à Gustave Thibon, et qui est vivifiante.» Ce qui n’est pas si mal vu...