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10/05/2004

Tu n'écriras pas mon Nom

Crédits photographiques : Pichi Chuang (Reuters).

Lorsqu’il expose, le 3 septembre 1822 au Salon, la très célèbre toile intitulée Dante et Virgile aux Enfers, Eugène Delacroix n’a pas même vingt-cinq ans. Je laisse aux curieux le soin de se reporter, pour la compréhension de ce somptueux tableau et les différentes interprétations qu’il a fait naître, aux nombreux travaux érudits rappelés par le catalogue de l’exposition des musées du Louvre. Je leur conseille encore, comme je l’ai fait par un après-midi de pluie, d’aller voir, tout simplement, l’exposition organisée par ce même musée autour de cette œuvre. Un détail, surtout, m’a frappé dans la toile de Delacroix, étrange à vrai dire si l’on songe à la bestialité qui anime l’ensemble de la représentation : Virgile tenant la main de Dante, effrayé par un spectacle d’horreur que Delacroix a eu l’intelligence de placer hors du cadre, comme s’il voulait nous signifier que, devant le Mal, le peintre ou l’écrivain, Dante ou Delacroix et quel que soit leur génie, sont tout bonnement en dessous de la réalité. Ce geste d’apaisement et de confiance est en lui-même une conjuration du Mal mais aussi, symboliquement, un lien entre deux génies de l’art. Il signifie la permanence, par la transmission de l’écrit ou de la parole (Virgile conduisant Dante dans un lieu qu’il a lui-même traversé dans l’Énéide, l’un et l’autre servant à leur tour d’intercesseurs à un peintre du XIXe siècle, admirateur de littérature), de ce qu’il importe de sauver face à la ruine qui menace, à tout instant, d’engloutir les hommes et l’art fragile qu’ils ont élevé face au chaos.
La leçon que j’en tire est toute simple et n’étonnera guère : nous sommes à présent dans l’exacte situation décrite par le tableau de Delacroix, à la différence près que notre barque ou plutôt notre radeau, est assailli par plusieurs centaines de milliers (au lieu de quelques damnés opiniâtres) de possédés, et que Dante refuse de tenir la main de Virgile, dont il se fiche et dont il raille, d’ailleurs, le sombre savoir. Illustration par l’exemple puisque que, ayant écouté Matthieu Baumier, j’ai commencé à lire le décevant Rimbaud le Voyant d’André Rolland de Renéville qui tout simplement tente une lecture du poète en se souvenant que les sages de l’Inde immémoriale, dont l’enseignement a pénétré en Europe via les vieux mystères grecs, eux aussi, avant l’aventurier du Harrare, ont pu se dire Voyants. Ainsi la fameuse catena aurea, malgré quelque exagération sous la plume de cet écrivain aujourd’hui oublié, peut-elle continuer à ensemencer les esprits.
Et puis quoi ? Qu’est-ce que cette permanence, naguère encore appelée humanisme, dont on mesure, depuis l’horreur nazie, l’extraordinaire fragilité, si on la compare aux gouffres inexplorés qui ont précédé la naissance de l’Histoire ? Que peut bien représenter une transmission qui s’étend, vaille que vaille, sur un ou plusieurs siècles si on compare cette dernière, dont s’enorgueillissent encore quelques âmes fières réfugiées dans les sous-sols des académies, aux centaines de siècles au travers desquels les hommes se transmirent oralement des légendes aujourd’hui englouties, qui peut-être demeurent pétrifiées, pour nos regards d’idiots qui n’en comprendront jamais la signification, sur les parois des grottes Chauvet, de Lascaux ou d’Altamira ?
Nous sommes des nains disposant de moyens de géants qui ne cherchent même plus, dans leur ennui mercantilisé, à regarder dans le lointain passé si ne nous guettent quelques immenses héros dont nous ne voulons plus entendre les voix.
J’ai rencontré Henri Du Buit par l’intermédiaire du patron des Provinciales, Olivier Véron. Voici le texte (intitulé Phénoménologie de la Parole) qu’il écrivit pour notre dossier consacré à Pierre Boutang. Si je considère mes pensées actuelles, il était inévitable que je songe à publier dans la Zone cet article, dans lequel l’auteur évoque son livre, Tu n’écriras pas mon nom, publié en 1999 par l’Âge d’Homme, dans la collection les Provinciales.

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Quel enthousiasme devant cette rencontre ! La rencontre avec Boutang c’est un peu le bonheur et l’angoisse, alors que vous dérivez sur l’océan philosophique de l’après Babel, de découvrir Christophe Colomb au milieu de son premier voyage, seul devant sa carte, ou encore Copernic expliquant seul un nouveau système du monde.
Il s’agit d’une philosophie apparemment contraire à celles dominant le monde contemporain. Certes il y a d’autres penseurs qui présentent le thomisme, l’augustinisme, mais là le problème n’est pas de présenter mais d’opposer dialectiquement une pensée vivante – terriblement vivante – à d’autres pensées vivantes et présentes : kantisme, démocratisme, marxisme, psychanalyse, existentialisme athée... Les contradicteurs, souvent encouragés par les banderilles et piques politiques ensanglantant déjà le colosse, sont dans l’amphithéâtre ou dans les médias et l’on s’attend à voir Boutang s’écrouler sous le nombre.
Mais que nenni !
À son séminaire, nous n’étions guère plus nombreux qu’autour de Galilée et pour les mêmes raisons (sauf que la censure aujourd’hui a fait des progrès : elle est autonome – on a pu suivre dans le journal Marianne l’intéressant débat autour de Régis Debray et de la mésinformation quant à la guerre du Kosovo).
On a parlé d’athlète culturel; il s’agit plus précisément d’un héros de la liberté de penser. Laurent Dandrieu reprend, dans Le spectacle du monde (mai 2000) l’éloge que fit Boutang à Socrate : «un homme libre est une pure merveille».
Après avoir donné à ses étudiants les moyens de se libérer des doctrines modernes (Boutang préfère parler de délivrance), ils pouvaient goûter le bonheur de la libération-délivrance : le libre-arbitre est absolu et en même temps fondé.
Ni libération, donc, et moins encore désaliénation, mais délivrance; et qu’est-ce qui doit être délivré, Le désir, l’humain désir, à mettre au monde, tout autant. La difficulté initiale tient à la réalité et au projet voisins, ceux du rachat, de la rédemption; dans la vision chrétienne il y a coïncidence : le sacrifice de l’Agneau rachète et délivre d’un seul tenant; Rimbaud qui transpire la théologie catholique, celle du catéchisme ancien, récite “je veux la liberté dans le salut”. Mais qu’est-ce qui est sauvé ? Saint Bernard répondait : le libre-arbitre, c’est-à-dire la volonté proprement humaine, ce qui en demeure proprement intact quand l’homme est jeté hors du Jardin d’Origine. Qu’est-ce qui sauve ? La grâce, certes, mais sans le libre-arbitre, il n’y a rien à sauver».
Une des pensées que j’ai, comme étudiant, saisie dans le tourbillon de ses cours est ce qu’il a nommé sa «longue guerre contre l’écrit».
Ainsi, depuis plusieurs années, d’abord sous sa direction pour la thèse, je développe de manière hypothético-déductive la question suivante; l’écriture est-elle comprise dans le : «tu ne feras pas d’images de moi» du Décalogue ?
La première fois que je lui posai cette question, les étudiants avaient franchement ri et lorsque Boutang avait répondu oui les rires avaient cessé. Mais ils ont repris chaque fois – pendant plusieurs années – que j’ai présenté mes conclusions (au nom même de la liberté). J’ai continué de l’exposer dans un petit ouvrage Tu n’écriras pas mon nom et plusieurs condisciples ne veulent pas suivre cette piste : il faut, je pense, au moins l’explorer. Pensez-vous que Boutang aurait laissé un seul de ses étudiants s’engager de toutes ses forces dans cette voie, avec les conséquences qu’il connaissait, s’il n’avait pas pensé la chose nécessaire ? Boutang n’était pas du genre à envoyer les élèves au casse-pipe pour le plaisir ou une expérimentation.
Vous pensez bien que le travail sur cette question est toujours aux limites des forces du penseur et le plus difficile est la solitude. Voilà pourquoi je fus heureux de trouver chez Freud – occasion du petit ouvrage – la même idée au fondement d’un de ses livres qu’il dit majeur : Moïse et le monothéisme. Freud est arrivé à douter de sa propre théorie de l’inconscient. Les névroses sont fondées sur l’oubli et la grande cause de l’oubli n’est-elle pas l’écriture, celle, pour lui, des tables de la Loi ? En bref, si la loi de Moïse n’avait pas été écrite, la cause des névroses disparaissait, la religion était acceptable (non névrosante) et la psychanalyse inutile.
En effet, c’est dans une logique semblable que Boutang pense le malaise dans la civilisation (pour lui le déclin de la civilisation chrétienne à la fin du Moyen Age). Dans son Maurras – ouvrage majeur où il a condensé sa pensée, voire cachée dans le secret, protégée par son seul sujet, proposée à la liberté libérée des préjugés – parlant de L’Avenir de l’intelligence il dit de Maurras «il délaisse la question du statut médiéval de l’Intelligence, et sans doute n’a-t-il jamais admis que l’apparition des lettres profanes insurgées contre la royauté de la théologie – ce fut la “Renaissance” – pût, malgré les splendeurs du génie, indiquer une chute, et une perte de l’ordre, de l’esprit humain. Pauvre écolier, je le lui ai murmuré quelquefois; mais, en dépit de Thomas et de Dante, il gardait foi en la Renaissance par le retour aux lettres antiques, telle qu’elle fut, et dont il envisagea parfois, rêveusement, des répétitions [...] le pouvoir royal n’était pas, d’abord, le rival du pouvoir de l’Écrit : c’est l’Église, la cléricature proprement dite, qui fut attaquée, et sur le terrain de l’opinion dite éclairée, battue». Ainsi après avoir compris qu’une des causes de la chute de l’Ancien monde était le fait que «les lettrés deviennent rois», il nous renvoie à Léon Bloy qui «ne pensa pas autrement», pour lui en effet la victoire de l’écrit à la fin du Moyen Âge étant le «début de la débâcle universelle».
Et c’est ainsi que pourrait s’expliquer le triomphe de l’argent et des dictatures les plus horribles soutenues par la faiblesse de l’individualisme universel issu de la prédominance de la solitude scripturale, ayant remplacé les mémoires vivantes et secrètes des familles, communes, corporations... La genèse du capitalisme serait aussi dans les lettres : synthèse des théories sur le protestantisme et la réaction catholique. Et les horreurs des divers totalitarismes seraient de même, issues des horreurs révolutionnaires engendrées par les lettrés engendrés eux-mêmes par les lettres. Ainsi «la contre-révolution dans les Lettres» «qui fera de celles-ci l’arme d’une possible renaissance» pour Laurent Dandrieu devrait être, en fait, totale nous dit Boutang dans son immense Purgatoire.
«Cet étranger n’a pas approuvé, ni aidé, il n’a pas voulu comprendre que nous étions pris entre l’Ancien Testament d’une écriture, et le Nouveau, l’à-naître d’une parole. Or, on peut vouloir une libération, une révolution contre l’écriture ; sans pitié alors, totale, à la différence de ce qui vient d’être tenté en charpie et traînasserie par cette fin de siècle : une fausse écriture, secouée et violée, fille soumise à toute la parole possible, tous ces méta-langages, écritures d’écritures, et ces hypo-langages, cadavres qui bafouillent le monde ancien... Autre serait de retrouver la source de la parole, la vox cordix, rauque chanteuse, colombe souterraine. Il se faut quitter pour l’entendre, savoir seulement qu’elle existe».
L’œil perspicace du chroniqueur des Provinciales dans son numéro du 15 juin 2000 souligne à juste titre que si Boutang parle d’une fausse écriture c’est qu’il y en a une vraie. Certes, il raison. Et cette écriture véritable est celle que Jérémie proclame : «Je mettrai ma loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur» ou que Saint Paul annonce dans l’Épître aux Hébreux : «Je mettrai mes lois dans leurs pensées, je les graverai dans leur cœur».
C’est pourquoi, comme en science où l’hypothèse qui arrive à expliquer davantage de phénomènes remplace peu à peu l’ancienne loi, l’héliocentrisme remplace le géocentrisme, de même rechercher les phénomènes que cette idée – «ma longue guerre contre l’écrit» – met en branle expliquerait peut-être le programme d’une nouvelle phénoménologie, non de l’esprit mais de la Parole.