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07/06/2006

Entretien sur Léon Bloy avec Pierre Glaudes, suite

Crédits photographiques : Matas Juras (Nature/National Geographic Photo Contest).

Hors-série de la revue Cancer ! consacré à Léon BloyVoici donc la suite de l'entretien avec Pierre Glaudes consacré à l'œuvre de Léon Bloy ou plutôt, il s'agit là des questions (et de leurs réponses) qui n'ont pas été retenues dans le numéro spécial de la revue Cancer !. Que Pierre Glaudes, s'il me lit, soit à distance et une nouvelle fois remercié pour le sérieux et l'érudition de ses réponses ce qui, pour qui connaît la morgue de beaucoup de professeurs d'Université (morgue bien souvent accompagnée d'une inculture hilarante...), n'est pas la moindre de leurs qualités.

Rémi Soulié : Qui reconnaissez-vous comme vos maîtres, à l'Université ?

Pierre Glaudes : Les sources de mon intérêt pour Bloy sont enracinées dans une critique d'inspiration chrétienne, qui, à l'origine, était celle d'un critique et romancier aujourd'hui oublié bien qu'en son temps il ait joui d'un relatif renom : Pierre-Henri Simon. Ce fut, à l'âge de quinze ans, mon premier contact avec la critique, dans des conditions qui étaient forcément sommaires. Par la suite, les modèles d'Albert Béguin, et dans une moindre mesure de Stanislas Fumet, ont beaucoup compté pour moi. Leur façon d'aborder les textes de Bloy me paraissait extrêmement intéressante, en particulier l'attention aux thèmes, à l'écriture et aux enjeux spirituels. Ceci étant, mes désirs, compte tenu de l'époque de formation qui a été la mienne, c'est-à-dire les années soixante-dix et quatre-vingt, étaient d'utiliser une partie des instruments de la Nouvelle Critique pour renouveler le discours critique sur Bloy à partir des références initiales que je vous ai signalées.

R. S. : Comment jugez-vous la pertinence de la lecture psychanalytique des textes littéraires ? Vous avez souvent adopté ce mode de lecture, avec votre travail sur Atala, le désir cannibale (1) ainsi que dans un recueil d'articles, Contretextes (2).

P. G. : Je me suis aussi intéressé à Bloy dans une perspective psychanalytique. Là n'est pas l'essentiel de mes travaux, mais j'ai écrit un article qui a paru dans Romantisme à la fin des années quatre-vingt, me semble-t-il, article qui était une tentative de lecture du Désespéré à la lumière de Sacher-Masoch. Par la suite, j'ai essayé d'élucider à travers deux articles, à l'occasion d'un colloque en Pologne mais aussi d'une communication sur Le Désespéré qui a été publié par le Bulletin de la Société des Études bloyennes, les résonances familiales du roman divin que Léon Bloy ne cesse de constituer. Je n'ai pas proposé une lecture globale, cohérente dans cette perspective, mais j'ai proposé quelques hypothèses, quelques esquisses, qui sont restées dans l'état parce que par la suite, d'autres questions ont retenu mon attention. Il y a quelques années, j'ai invité une jeune psychanalyste parisienne qui s'intéressait à Léon Bloy à publier un article dans un volume de la revue que je dirigeais à l'Université de Grenoble, Recherches et Travaux, sur les résonances archaïques de l'écriture bloyenne. Barthes lui-même, dans le court texte qu'il a consacré à Bloy, avait déjà bien mis en évidence ce versant de l’œuvre. Il avait tenté de le penser comme un excès par rapport à un sens obvie, une sorte de résistance qui brouille le message bloyen (et rend plus hasardeuses les récupérations idéologiques).

Juan Asensio : Un très beau texte de Bernanos, intitulé Dans l'amitié de Léon Bloy, évoque superbement le don de vision dont était privilégié l'auteur des Méditations d'un solitaire en 1916. Bernanos y affirme que Bloy vit l'horreur de la Grande Guerre, dont le premier conflit ne fut que le mirage annonciateur. Serions-nous, comme Giovanni Dotoli le pense, les premiers lecteurs de Léon Bloy parce qu'il nous «fallait avoir vécu, nous ou nos pères, tout près de l'Apocalypse, pour comprendre cette œuvre d'Apocalypse. Nous la comprenons parce que nous sentons son témoignage d'une angoisse profonde, orientée vers le mystère, le Ciel, l'abîme et l'impatience mystique, sans complaisance esthétique ?» (3).

P. G. : Certes, Bloy est un écrivain que l'expérience de la guerre permet de lire. Pendant la Première Guerre mondiale, il a vu venir à lui, en quête de réconfort, nombre de soldats profondément désespérés par l'horreur sans nom de la guerre de tranchées. Bloy lui-même est un des grands écrivains de la guerre. Je pense naturellement à Sueur de Sang, mais aussi à Constantinople ou Byzance où les exploits terrifiants du Bulgarochtone occupent une place considérable; je pense à Jeanne d'Arc et l'Allemagne ou encore aux pages du Journal, Au seuil de l'Apocalypse ou La Porte des Humbles. Le conflit y est omniprésent. Bloy a suscité une intime compréhension de ses propres préoccupations chez ceux qui ont vécu la guerre. Je ne peux manquer de signaler qu'après la Deuxième Guerre mondiale, alors qu'il était déjà disparu depuis longtemps, deux ouvrages dédiés aux victimes de la Shoah ont vu le jour, qui sont des hommages à Léon Bloy, un écrivain qui donne le courage d'écrire, de lire, après l'horreur sans nom d'Auschwitz. Je pense naturellement au deuxième livre d'Albert Béguin et au petit Léon Bloy d'Hubert Juin.

R. S. : Vous avez été le maître d’œuvre de cette belle édition du Journal en Bouquins/Laffont, vous travaillez également à l'édition du Journal inédit de Bloy dont le premier volume [la parution du troisième est désormais annoncée] est paru à L'Âge d'Homme. Quelles sont les différences de projet et de contenu entre les deux entreprises bloyennes ?

P. G. : La première différence, c'est évidemment une différence de destination. Le Journal inédit est un Journal intime, au sens propre: il n'était pas destiné à la publication, il n'était pas destiné à être lu par d'autres que Bloy lui-même, son épouse et ses enfants – ils étaient à l'origine les seuls destinataires. On n'écrit pas pour les siens comme on écrit pour tout le monde, c'est une différence essentielle qui a conduit Bloy à couper les aspects les plus intimes de sa vie, à retrancher certains épisodes de sa vie spirituelle dont il pensait qu'ils pourraient ne pas être compris, et en particulier, ces mystères ou ces éléments les plus douloureux et problématiques – tout ce qui était en rapport avec le fameux «secret» communiqué dans les années 1880 par Anne-Marie Roulé. Bloy a supprimé également les aspects les plus matériels et les plus contingents de la vie quotidienne, quitte à rajouter, en revanche, dans le Journal publié des textes qui initialement ne figurent pas dans le Journal inédit : articles de presse, poèmes en prose etc. Bloy les a finalement recueillis dans le Journal publié pour constituer ainsi une sorte d’œuvre totale, organique, susceptible de ressaisir dans la perspective de l'absolu l'ensemble de l'Histoire. Le point de différence essentiel entre les deux Journaux est là : ce saut dans l'Absolu. Le contingent et le relatif inhérent à l'écriture au jour le jour impliquent que l'on manque de distance par rapport aux événements. On situe sur le même plan des choses minuscules et des choses beaucoup plus importantes, tout se dilue dans la saisie un peu myope de la matière multiforme du quotidien, alors que le Journal publié contribue à transposer cette matière dans l'Absolu, c'est-à-dire à n'en retenir que ce qui va permettre à Bloy de composer très sciemment, très artistiquement et avec une très grande subtilité un personnage, une figure littéraire que les titres du Journal déclinent d'ailleurs, Le Pèlerin de l'Absolu, Le Mendiant Ingrat, Le Vieux de la Montagne, c'est-à-dire une sorte de prophète des temps modernes, de témoin, d'apôtre des derniers temps qui cherche la face de Dieu dans les ténèbres. Cette transposition dans l'absolu se traduit d'ailleurs très souvent, sur le plan stylistique, non par la recherche de l'abondance ou de l'effet, auxquels on associe souvent le nom de Bloy, mais au contraire, par le choix de tournures aphoristiques, sentencieuses, de brefs éclats de lumière.

R. S. : Votre travail de notes est impressionnant. Avez-vous rencontré des difficultés particulières dans leur établissement ?

P. G. : Pour le Journal inédit, pour l'établissement du texte, il n'y a pas de difficultés dans la mesure où l'on dispose du manuscrit. Les difficultés éventuelles venaient de ce qu'au cours des années, ce Journal a été manipulé, placé entre plusieurs mains à l'intérieur de la famille, et parfois telle ou telle personne, offusquée par la lecture de tel ou tel passage a pu rayer sciemment des lignes, ce qui les rend indéchiffrables. Des documents qui étaient joints au manuscrit, des lettres en particulier, ou des articles de presse, ont pu être arrachés. L'état du texte faisait donc en lui-même problème. Une autre difficulté a été le choix éditorial de livrer un texte nu, un Index devant figurer uniquement dans le dernier volume (dont la date de publication n'est pas envisageable avant plusieurs années). Les lecteurs d'aujourd'hui ne disposent pas toujours des éléments qui permettent de mieux identifier tel ou tel personnage, de mieux comprendre la place qu'il occupe dans l'existence de Bloy. C'est une des raisons qui m'ont conduit à vouloir livrer rapidement une version du Journal publié du vivant de Bloy où, grâce à la bonne volonté des Éditions Robert Laffont et en particulier de Guy Schoeller et Robert Kopp, les responsables de Bouquins, il a été possible de procurer un apparat savant extrêmement abondant puisqu'il comporte à peu près 350 pages de notes. Les difficultés d'établissement du texte, ici, sont multiples mais la principale vient de ce que nous n'avons pas le manuscrit, ou plus exactement, si nous disposons du texte original du Journal inédit, nous n'avons pas le manuscrit du texte que Bloy en a tiré pour l'établissement de son Journal publié. Tout au moins, on n'en dispose pas intégralement. Certains volumes sont conservés, l'un notamment, à La Rochelle, dans le Fond Bollery; on dispose par ailleurs de diverses épreuves corrigées; d'autres ont été mises en vente à l'occasion de la dispersion de la bibliothèque du Colonel Syklès, disparu il y a quelques années, et qui était un grand collectionneur parisien. Ces volumes n'ont hélas pas été préemptés; ils sont partis entre les mains de collectionneurs difficiles à identifier et rarement disposés à les laisser consulter par les chercheurs. Pour l'établissement de l'édition de ce Journal, je me suis fié à l'édition originale que j'ai été amené à rectifier, sur tels ou tels points où elle était douteuse, à partir des éléments dont je disposais, c'est-à-dire essentiellement le Journal inédit voire des corrections manuscrites de Bloy sur tel ou tel exemplaire de l'édition originale. Je pense globalement que le texte publié par les Éditions Robert Laffont est plus fiable, même s'il pourrait être susceptible d'autres améliorations, le jour où, peut-être, les manuscrits seront disponibles. Cette édition est globalement plus fiable et plus satisfaisante que les trois éditions antérieures du Journal. Dans ces affaires, il faut rester prudent et modeste.

R. S. : Comment interprétez-vous les nombreux parrainages – au sens premier du mot – de Léon Bloy ? Était-il, dans tous les sens de la formule, un véritable père spirituel pour ses filleuls ?

P. G. : Oui, indéniablement. Je crois que l'on ne peut pas penser le projet de Bloy sans l'inscrire dans un des grands courants de la littérature du XIXe siècle qui est celui de la renaissance de l'apologétique mais d'une apologétique qui ne serait pas dévote et passéiste, d'une apologétique qui essaie de rénover son discours pour l'inscrire dans le siècle. C'est ainsi que l'on peut lire Chateaubriand, Barbey d'Aurevilly à certains égards, et c'est ainsi que l'on peut lire Bloy. Il a toujours eu l'ambition de s'adresser à quelques âmes perdues au milieu des autres pour les convertir. Il n'a d'ailleurs jamais cessé d'exercer ce pouvoir d'attraction; il fut un grand convertisseur. En effet, il peut apparaître comme un père spirituel; il a joué pleinement son rôle de parrain qu'il prenait très au sérieux.

R. S. : Que pensez-vous du Léon Bloy de Maurice Bardèche ?

P. G. : Lorsque Maurice Bardèche a voulu rédiger ce livre, il avait pris contact avec moi. J'ai donc eu l'occasion de le rencontrer. Nous avons discuté ensemble. Il était alors à la fin de sa vie. Son ambition était de faire un livre qui tire à 10 000 exemplaires, non pas un ouvrage universitaire mais un travail qui pourrait être lu par ses lecteurs habituels, cultivés, qui suivaient attentivement ses publications à la Table Ronde. Il a écrit une biographie de Bloy qui, en dépit de quelques imperfections factuelles, a le mérite de synthétiser l'ensemble des éléments qui étaient disponibles au moment où il travaillait. C'est une biographie alerte qui se lit certainement avec intérêt. Sans doute peut-on regretter deux choses : la première, c'est que Maurice Bardèche n'aimait pas Léon Bloy et qu'il y a un paradoxe à vouloir écrire la biographie de quelqu'un que l'on n'aime pas – c'est s'exposer tôt ou tard à le juger sans peut-être le comprendre, voire, de faire preuve avec lui d'une excessive sévérité. L'autre paradoxe, c'est que Maurice Bardèche s'intéressait peut-être davantage à l'homme Bloy qu'à son œuvre. Au fond, Bardèche n'aimait pas l’œuvre de Bloy. Il s'intéressait au personnage de l'écrivain. Dans l’œuvre de Bloy, il n'était sensible qu'à la dernière période. Il réserve les mots les plus justes de son ouvrage à Dans les Ténèbres ou Les Méditations d'un Solitaire parues en 1916. Pour le reste, je trouve évidemment que les catégories d'un critique formé à l'école balzacienne n'étaient pas celles qui le prédisposaient le mieux à comprendre le romanesque bloyen, ni même le symbolisme universel qui constitue le fil directeur de l'ensemble de l’œuvre.

R. S. : Quels sont vos projets immédiats ?

P. G. : Je viens de terminer une édition de Sueur de Sang qui m'a été demandée par les Éditions Le Passeur. J'espère pouvoir faire aboutir, dans les années qui viennent, un projet qui n'est pas encore totalement formalisé mais dont j'espère qu'il le sera d'ici un ou deux mois. Il s'agit d'une édition, toujours dans la collection Bouquins/Laffont d'un choix d’œuvres de Joseph de Maistre, avec un dictionnaire des notions centrales ou récurrentes chez cet écrivain. C'est un projet important. Maistre souffre souvent d'être enfermé dans des clichés que l'on perpétue sans vraiment connaître la réalité de ses œuvres. D'autre part, on ne s'est pas assez intéressé au philosophe, au juriste, et surtout à l'écrivain, alors que Maistre a ce que Barbey d'Aurevilly appelait «le génie de l'aperçu». Maistre est un remarquable écrivain qui a joué, de mon point de vue, un rôle séminal dans l'histoire et la politique, dans la littérature et l'historiographie de la littérature du XIXe siècle, qu'on le traite comme un épouvantail ou exclusivement comme un maître à penser. C'est justement pour procéder à une réévaluation de son œuvre que ce projet m'a paru alléchant et que je l'ai accepté.

Notes
(1) Pierre Glaudes, Atala, le désir cannibale (Éditions des P.U.F., coll. Le Texte rêve, 1994).
(2) Pierre Glaudes, Contre-textes, Essais de psychanalyses littéraires (Éditions Ombres, Toulouse, 1990)
(3) Giovanni Dotoli, Autobiographie de la douleur, Léon Bloy écrivain et critique (Klincksieck, 1998), p. 189.

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