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12/03/2004

Le silence assourdissant de Maurice G. Dantec

Crédits photographiques : Nasa.

Bien sûr, face à l’horreur qui nous frappe, seul le silence peut avoir quelque valeur. Mais il s’agit d’un silence armé si je puis dire, un silence qui fourbit ses armes et fortifie ses positions. Car nous sommes en guerre, cela semble avoir échappé à nos crétins médiatiques qui, comme toujours, affirment qu’il ne faut pas faire d’amalgames et, le doigt levé, dissertent doctement autour d’une bonne table. Contre le monde fantasmatique, contre le simulacre érigé dans les salons parisiens, la réalité a vite fait de crever la baudruche qui, n’en doutons pas un seul instant, va se regonfler sans tarder.
La preuve en direct, hier, avec les premières dépêches Reuters qui apparaissaient sur mon écran, rendant froidement compte du macabre nombre des morts charcutés par les bombes, évidemment, nous a-t-on alors dit, posées par les commandos de l’ETA. C’est en tout cas la haute conclusion des petits journalistes qui n’ont pas lu Laurent Del Valle insistant sur les liens de plus en plus évidents entre gauchisme révolutionnaire (auquel l’ETA peut être rattaché sans l’ombre d’un doute) et islamisme, j’éviterai d’accoler à ce terme l’épithète de nature «terroriste» puisque, à mes yeux, l’islamisme est intrinsèquement mauvais, radicalement meurtrier, c’est-à-dire qu’il veut plonger à la racine même de l’humanité pour l’arracher de sa terre. L’islamisme EST terroriste ou, si je puis dire, n’est pas et c’est dans le carnage même et le chaos que grandit la fureur des guerriers d’Allah. L’islamisme est donc un nihilisme, cela a été répété mille et mille fois, sans que l’on paraisse bien saisir, toutefois, les conséquences ontologiques de cette identité naïvement posée, ou avec une bouche en derrière de manchot par nos si nouveaux philosophes. Car tenter de scruter cette identité, cela implique, comme j’avais tenté de le faire remarquer dans mon précédent article, pourtant vieux de plusieurs mois, de comprendre immédiatement l’enjeu abyssal de la lutte qui se déroule sous nos yeux : le Mal, cette idole sans chair ni visage, sans tripes ni entrailles, que servent avec une déférente distance les barbares islamistes, est réellement le nouveau dieu, le faux dieu, qui combat avec acharnement le seul Dieu, de chair et de sang, que tente d’oublier par tous les moyens la vieille Europe athée et laïcarde évoquée par Dantec dans son récent entretien pour Le Point.
Je conseille donc à nos petits professeurs et à nos prudents spécialistes des géopolitiques questions de relire de toute urgence un livre, plus précisément un roman, dont ils n’ont sans doute jamais entendu parler : il s’agit de Héros et Tombes de Sabato, qui dépeint l’organisation souterraine (à tous les sens du terme) de la mystérieuse Secte des Aveugles, rendant culte orgiaque et sacrifice de sang à son idole chtonienne, alors que même que Dieu s’est soudainement éclipsé, à tous les sens de ce terme y compris celui que lui donnait Martin Buber. De sorte que (j’entends déjà les crétins s’alarmer d’une analyse aussi péremptoirement expéditive), de sorte que j’écris en toutes lettres que Maurice G. Dantec a plus que jamais raison d’affirmer que le seul scandale qui nous fiche la trouille, et qui fiche d’abord la trouille à la prudente Élisabeth Lévy, est celui de la vérité.
Il a raison lorsque, il affirme que le romancier ne poursuit qu’une seule mission ou plutôt, comme le répétait à l’envi Bernanos, une seule vocation (vocatus évoque l’appel auquel on ne saurait résister…) : donner aux choses leur sens véritable, et ceci en les nommant. Car, ce que refuse d’entendre le journaliste, y compris Élisabeth Lévy qui, comiquement, ayant sans doute oublié de relire son Bernanos, s’étonne de la non-séparation entre l’œuvre romanesque de Dantec et ses écrits de combat, c’est justement qu’existe un lien indissoluble entre l’Être et le langage et que déformer les mots, c’est aussi, ipso facto, atteindre l’Être et lentement commencer à le gangrener, c’est-à-dire, à nourrir le nihilisme. Une façon, somme toute sommaire et brutale, si peu raffinée, de détruire l’Être, consiste pour une poignée d’illuminés, en assassinant des milliers de personnes enfermées dans deux tours de Phalaris, de saper les fondements mêmes sur lesquels l’Occident s’est bâti. Une façon, beaucoup plus insidieuse et invisible, celle-ci uniquement réservée à nos intellectuels qui ne risqueront pas même un comédon de leur peau, consiste à lentement lézarder la Tour de Babel en y introduisant le germe de la confusion non pas tant des langues que des mots qu’ils corrompent. Alors, comme la maison Usher du conte, nul doute que, tôt ou tard, l’édifice s’écroulera dans un marais puant car il est vrai que nous creusons tous la fosse de Babel. Ainsi Dantec peut-il très justement, plusieurs fois, reprendre et corriger Lévy, en donnant aux mots à tort et à travers employés (comme celui d’humanité) par la journaliste leur sens véritable qui, immédiatement, révéleront une vérité que les prudents refusent de toute leur hargne et leur mauvaise foi de prudents. Oui, il s’agit bien, non pas d’un choc (quel magnifique euphémisme !) des civilisations mais d’une guerre des religions, non pas de l’Islam contre le christianisme, puisque celui-ci n’en finit pas de se dédire, de s’apitoyer et de s’excuser de tout ce qu’on lui reproche et même de ce qu’on ne lui a pas encore reproché et même encore de ce qu’on ne lui reprochera jamais, mais bien de l’Islam contre le Judaïsme et tous ses symboles, de l’Islam contre le Dieu véritable auquel s’accrochent les Juifs qui, décidément, selon les prévisions des vieilles apocalypses prophétiques, apparaissent désormais comme le seul et unique Reste capable d’empêcher que ce monde ne tombe en poussières. En fait, tout se passe comme si le chrétien moderne était devenu un véritable musulman dans le sens que les prisonniers des camps de concentration nazis donnaient à ce terme (1), un pauvre hère ayant renoncé à tout, d’abord à son honneur, ensuite à son âme. Dès lors, je ne puis comprendre ni admettre que Dantec, selon ses dires, ait désormais choisi la tactique du silence, sauf si ce silence est taquya (ou, plus précisément, al-taqiyya), selon la belle et redoutable doctrine ésotérique développée par les Chiites opprimés qui, d’une certaine façon, serait encore, malgré les apparences, combat (mais contre-révolutionnaire), lutte en dépit même de ce désespoir qu’évoque sombrement le romancier. A moins encore que Dantec ne se soit souvenu de cette superbe phrase d’Ernest Hello extraite de Paroles de Dieu : «J'écoute le silence, le silence fils du Désert. Je luis dis : Qui es-tu ? Il répond dans son langage : je suis le Verbe du Désert».
Alors, oui, c’est dans le silence que grandira notre force car Dantec, à la stupéfaction des journalistes, n’est pas seul.

Note
(1) Voir sur la définition de ce terme le livre de Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz L'archive et le témoin Homo Sacer III (Rivages, coll. Bibliothèque, 1999), pp. 63 et sq.