Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Éric Marty, les Juifs, Léon Bloy et quelques autres | Page d'accueil | George Steiner est décidément à la mode »

10/03/2004

Georges Bernanos en quarantaine

Crédits photographiques : Alberto Pizzoli (AFP/Getty Images).

Ayant assez longuement évoqué l’émouvant livre de Sébastien Lapaque sur les années de Georges Bernanos au Brésil (Sous le soleil de l’exil chez Grasset) dans l’un des récents numéros de L’Atelier du roman, je n’y reviens donc pas. Moins connu, l’entretien qui suit date de l’année encore proche où Lapaque venait de publier son premier livre sur le Grand d’Espagne chez L’Âge d’Homme, Georges Bernanos encore une fois, dans la collection dirigée par Olivier Véron (Les provinciales). Je n’ai pas modifié une seule virgule à cet entretien qui n’a strictement rien perdu de sa pertinence, par exemple sur le constat, accablant, d’un oubli – voire d’une occultation – de ces auteurs qui, avec Barbey, Bloy et Péguy, ne se sont jamais lassés de gueuler contre la veulerie française : car, s’il est facile de trouver d’excellentes plumes (celle de Philippe Muray par exemple) brocardant le stalinisme intellectuel de la gauche, de nouveau, encore une fois, en fait, toujours, avec une droite au pouvoir paralysée trop souvent par le jeu de la démagogie, nous nous trouvons face à la question posée par Lapaque : qui donc, mais qui donc «osera à nouveau dénoncer les mensonges de son camp avec la détermination de Bernanos ?»
Pour ma part, je vois bien peu d’auteurs osant lever le doigt…

Juan Asensio
À vos yeux, quelle place occupe aujourd’hui Georges Bernanos, non pas tant dans l’univers des lettres, desquelles l'homme se méfiait justement, que dans l'esprit de nos contemporains ? Croyez-vous qu'il est oublié, pis, trahi, à la fois par ceux qui se réclament de son exemple sans forcément suivre celui-ci dans ses exigences les plus profondes et radicales ; ensuite par ceux (ces universitaires desséchés que vous critiquez) qui l'étudient sans le comprendre, sans l'aimer ?

Sébastien Lapaque
Bernanos n'est pas oublié. Il est toujours commenté, réimprimé, réédité. Surtout commenté ! Faites confiance aux sorbonicoles, sorbonagres et autres sorbonicrates pour couvrir les écrivains de commentaires ! Ils n'ont pas oublié Bernanos... Il serait tout aussi faux de dire que le romancier est censuré. Ses livres sont dans toutes les librairies. Même La Grande Peur des bien-pensants est reprise dans la Pléiade. Vous connaissez par cœur les premières lignes de ce bouquin admirable : «J'écris ce livre pour moi, et pour vous – pour vous qui me lisez, oui : non pas un autre, vous, vous même. J'ai juré de vous émouvoir – d'amitié ou de colère, qu'importe ? Je vous donne un livre vivant». Bernanos n'est donc pas oublié, mais il occupe une place paradoxale et qui lui convient bien : il dérange. Il dérange ceux qui n'osent pas ouvrir ses romans parce que dans leur vie protégée des entreprises de la grâce, ces livres produiraient un terrible cataclysme. Il dérange ceux qui ne peuvent accepter qu'on renvoie dos à dos totalitarisme et démocratie. Quel emmerdeur ! Céline, par exemple, est beaucoup plus arrangeant. Les professeurs ont séparé dans son œuvre le bon grain des romans et l'ivraie des pamphlets. Ce saucissonnage est évidemment stupide ! Le génie de Céline éclate dans tout ce qu'il écrit. Mais les commentateurs de Céline ne cherchent pas à être intelligents, ils veulent seulement être rassurés. Avec Bernanos, il est beaucoup moins simple d'être rassuré. Il a fustigé Franco, Pétain et Hitler, mais en précisant toujours que la démocratie lui inspirait le même mépris que le fascisme. Il a rallié le général De Gaulle dès le 18 juin 1940, mais ce qu'il aimait dans la France Libre, c'est d'abord son gouvernement insurrectionnel établi à la suite du coup de force, ce coup de force dont il rêvait lorsqu'il était camelot du Roi et que Maurras fut toujours incapable de risquer. Pour Bernanos, Vichy incarnait la tradition de démocratie, avec ses petits calculs et ses grosses compromissions. Londres, à l'opposé, perpétuait une tradition de liberté qui permit à une poignée d'hommes libres d'écrire l'Histoire de France comme on écrit un roman. Bernanos ne manquait jamais de rappeler que le général De Gaulle s'était très bien passé du suffrage universel : «Si en 1938, au cours du hideux Septembre, constatait-il, nous avions interrogé le suffrage universel, le suffrage universel se fût prononcé pour la paix honteuse. En juin 1940, il eût plébiscité le Maréchal». Comment voulez-vous que l'histoire officielle, la littérature officielle, la politique officielle s'arrangent avec de telles interprétations ? Trop présent, trop vivant, trop gênant pour qu'on l'oublie, Bernanos était condamné à être trahi. On en a fait un écrivain antifasciste ou un romancier qui raconte des histoires de curés. On a fait de son œuvre un dictionnaire de citations, prélevant les bons mots comme autant de grenades démilitarisées. Les universitaires ont recouvert son œuvre d'une glose aussi inutile qu'absurde, comme cette note du premier tome des Essais et écrits de combat dans la Pléiade qui interdit au romancier de regarder le nazisme comme une Nouvelle Réforme, ou ce commentaire du second qui rapproche La France contre les robots de L'homme unidimensionnel de Marcuse !... Bernanos rabaissé à Marcuse !... Pourquoi pas à Christian Bobin ou à Paolo Coelho pendant qu'on y est !... Julien Gracq a raison, dans ses Carnets du grand chemin, de souligner qu'un mur d'incompréhension entoure l'œuvre de Bernanos. Dans une époque aussi frileuse que la nôtre, Donissan, Mouchette, Chevance, le curé d'Ambricourt, Blanche de La Force ne peuvent apparaître que comme des extraterrestres. Plus qu'oublié ou trahi, voilà bien ce qu'est Bernanos aujourd'hui: incompris.

Juan Asensio
À lire votre livre, une certaine image du bernanosien se dessine très nettement : amour de la vie, de l'action, colère face à la médiocrité générale, bref une belle figure de moderne pourfendeur de mensonges et d'idoles. Votre ouvrage indique-t-il la voie véritable de tout amoureux de l'œuvre de Bernanos, hélas peu suivie, mélange d'invective et de passion, tir en règle contre le tartufe embaumement de l'auteur de Sous le soleil de Satan ? Bloy, Péguy, Bernanos, ces trois-là se ressemblent évidemment. En voyez-vous, de nos jours, le quatrième chaînon ?

Sébastien Lapaque
Jean-Edern Hallier posait volontiers en nouveau Bernanos, mais je dois avouer que malgré deux ou trois de ses livres conservés dans ma bibliothèque, je n'ai jamais cru qu'il en ait eu ni l'étoffe ni l'âme. Peu d'écrivains me semblent aujourd'hui capables d'envisager l'écriture comme un risque spirituel à courir. Rares sont ceux prêts à accepter qu'elle soit un calvaire. S'il en existe, ils sont obligés de se cacher, car ceux qui occupent les devants de la scène et qui se partagent les prébendes dans les maisons d'édition ne toléreraient pas ces témoins de leur nullité. Tout se passe comme dans le conte de Grimm : «Miroir, petit miroir chéri, quel est le plus grand écrivain de tout le pays ?», demandent quotidiennement les petits marquis des lettres à leur poste de télévision. Si par malheur, la télévision-miroir révèle l'existence, même secrète, d'un grand écrivain caché en province ou ailleurs, tout est entrepris pour le neutraliser. Regardez ce qui s'est passé avec Guy Debord. Tous les matins, Philippe Sollers s'inquiétait fébrilement devant son miroir dans son bureau chez Gallimard, et tous les matins il s'entendait répondre : «Vous êtes le plus grand ici, mais Guy Debord au-delà des monts, est encore mille fois plus grand». Sollers n'a pas envoyé de pomme empoisonnée au fondateur de l'Internationale situationniste mais il a attendu sa mort pour regarder avec délectation son œuvre être transformée en bibelot du grand spectacle médiatique. Aujourd'hui tout le monde parle de Debord, cite Debord, se réclame de Debord... Même le spectacle dénonce la société de spectacle !... Cela n'a aucun sens ! La chance de Bloy, Péguy et Bernanos est d'être à l'abri de ces entreprises de récupération. Leurs oeuvres sont des torches qu'on ne peut pas subtiliser sans se brûler. Les gens des Inrockuptibles n'essaieront jamais de les passer à la moulinette. Les lecteurs de Bloy, Péguy et Bernanos sont forcément à leur suite, à leur écoute, à leur service. L'imposture de ceux qui n'adoptent pas cette attitude éclate immédiatement : des nains essayant d'enlever sur leur dos un géant. C'est ce que j'ai essayé de montrer dans mon essai sur Bernanos. En ce qui concerne Péguy, cela avait été très bien fait par Alain Finkielkraut dans Le Mécontemporain. Pour Bloy, malgré de bonnes biographies, le travail reste probablement à faire. Mais qui osera affronter le regard terrible du mendiant ingrat ? Peut-être ce quatrième chaînon dont vous parlez et dont je ne connais pas le nom. Existe-t-il ? Certaines personnes ont certes face à la médiocrité du monde une attitude bernanosienne, certaines oeuvres ont une couleur, une musique, une inspiration bernanosiennes. Ce ne sont pas forcément des oeuvres littéraires. Je pense par exemple à L'Évangile selon Matthieu, ce grand film de Pasolini. On a quelquefois parlé de Pasolini comme d'un «nouveau Bernanos» : ses textes de combat rassemblés dans les Écrits corsaires justifient cette analogie. Mais plus que sa plume trempée dans de l'acide et son regard extralucide sur la société de son temps, ce qui rapproche Pasolini de Bernanos, c'est la façon dont il considère le Christ. L'un et l'autre étaient inspirés par un radicalisme évangélique qui ne laissait cependant pas d'être catholique. Vous savez que Bernanos à la fin de sa vie songeait à une Vie de Jésus que la mort lui laissa à peine le temps d'ébaucher. Je crois que son Christ aurait ressemblé à celui de Pasolini, il eût été viril, doux, inspiré, maître de lui-même et parfaitement conscient de sa tâche rédemptrice, plus proche du surhomme de Nietzsche que du Dieu-chamalow des curés modernes ! Ceci dit, je ne vois aucun romancier – car Bernanos est d'abord un romancier, c'est-à-dire un imaginatif, un homme qui vit ses rêves ou les revit sans le savoir – qu'on pourrait, sans faire rire, regarder comme le continuateur de Bernanos. Lorsqu'en 1926, Léon Daudet fit de Bernanos, qui venait de faire paraître Sous le soleil de Satan, l'héritier de Balzac et de Barbey, on comprit que c'était sérieux. Mais comment voulez-vous aujourd'hui comparer un écrivain à Bloy, Péguy et Bernanos ? Je ne vais pas encore dire du mal de Christian Bobin !...

Juan Asensio
Je devine le nœud gordien autour duquel votre ouvrage s'est constitué et, en même temps, l'exigence formidable qu'il implique : se montrer, comme on dit, à la hauteur de l'écriture de Bernanos, non pas image littéraire de la vie, mais cette vie même, tissu de contradictions, terreau de toutes les joies et de tous les désespoirs, invinciblement l'enjeu du Bien et du Mal. Pardonnez-moi l'indiscrétion de ma question mais, enfin, écrire sur Bernanos, n'est-ce pas se soumettre à cette corne de taureau dont parlait Leiris, n'est-ce pas prendre le risque de s'avouer qu'on est faible, veule, lâche, menteur, en un mot médiocre, que l'on aime la lettre, tout en se permettant quelques petits compromis avec l'esprit ? Poser la question de telle façon, n'est-ce pas, en fin de compte, comprendre que la littérature est œuvre de Réparation, j'ose le mot, de Rédemption ?

Sébastien Lapaque
La corne de taureau est une image qui convient parfaitement à l'œuvre de Bernanos ; il est d'ailleurs amusant qu'elle provienne du livre de Leiris intitulé L'Âge d'homme, qui est aussi le nom de mon éditeur (1) ! Bernanos est en permanence en train d'affoler, de secouer, de bousculer son lecteur, comme une bête lâchée dans l'arène poursuit le torero. Avec lui, la littérature peut effectivement être considérée comme une tauromachie. Mais son engagement dans les folies de son siècle ne ressembla pas à une mise à mort. Bernanos essuya nombre de coups, mais il eut toujours raison de l'événement. Ses sentiments vis-à-vis de la guerre d'Espagne, de Munich et de Vichy, qui parurent parfois outranciers sur le moment, furent confirmés par les faits. C'est ce qu'il y a d'extraordinaire chez Bernanos ! Il avance au jugé, avec une logique qui peut paraître incompréhensible, et il parvient à s'engager dans la bonne direction. Il bénéficie d'une prescience qui fait de lui un prophète. Reprenons La France contre les robots ! Ce livre publié en 1945 trace en gros traits le destin de l'humanité jusqu'à nos jours. Tout y est dit sur le futur empire économique universel, sur les prétendues lois du déterminisme économique justifiant l'exploitation de l'homme par l'homme, sur les années de chômage ou de bas salaires exigées au nom du progrès, sur l'évolution d'un monde où les régimes jadis opposés par l'idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique... Ceux qui cherchent un bréviaire de combat contre le néolibéralisme doivent absolument lire La France contre les robots. Je crois même qu'il faudrait en faire parvenir un exemplaire au sous-commandant Marcos !… C'est grâce à de telles oeuvres que l'humanité se souviendra qu'elle doit faire son salut, c'est grâce à elles qu'elle osera poser la question terrible de la Rédemption. L'œuvre de Bernanos n'échappe pas à la mise à nue que réclamait Leiris, il est véritablement compromis. C'est en cela que l'œuvre de l'auteur des Grands cimetières sous la lune est irremplaçable. Qui osera à nouveau dénoncer les mensonges de son camp avec la détermination de Bernanos ?

Note :
(1) Avant que l’ouvrage ne soit repris en collection de poche chez Actes Sud.